Une civilisation tombe à l'eau
El Mimomandes
Les réalisateurs de films d'horreur ont rapidement cerné le degré de terreur que pouvait susciter la vision d'une marionnette effrayante. Ainsi de la poupée psychopathe Chucky à celle d'Anabelle en passant par la marionnette de Saw, nombre de jouets en apparence enfantins ont pu hanter nos nuits. Mais aucun de ces personnages n'a pu nous provoquer plus de frissons que cette poupée de chiffons au t-shirt rouge échouée sur une plage turque.
Cette fois-ci, nous ne sommes plus dans un film mais dans la réalité. Cette fois-ci, ce n'est pas les actions de la poupée elle-même qui nous provoquent l'effroi mais le manque d'action de nos pays, le manque d'action de notre part. Cette cois-ci, la poupée en porcelaine n'en est plus une, c'est un enfant inanimé.
Cet enfant qu'on voit à la une de tous les journaux, en introduction de tous les sommaires de JT, c'est ce petit Aylan, 3 ans, qu'on voit face contre terre, comme s'il refusait de regarder en face ceux qui ne l'ont pas accueilli et l'absurdité du monde. C'est un enfant qui boude 7 milliards d'êtres humains incapables de protéger la vie d'un gamin de 3 ans.
En venant en Europe, il pensait trouver un accueil chaleureux dans ces pays ayant été à l'origine des droits de l'homme, dans ces pays qui veulent installer de la démocratie partout, du bien-être des peuples en veux-tu en voilà. Aylan était un enfant, qui avait encore l'âge de croire au Père Noël, à une Europe humaniste, à des Héros-péens. Aylan s'était trompé.
Pourtant cette Europe, civilisation aux valeurs chrétiennes, est bien censée savoir qu'il faut tendre la main à son prochain, en particulier quand celui-ci est en train de boire la tasse et qu'il a trois ans et nulle part où vivre sans danger.
N'est ce pas dans l'Ancien Testament, qu'un enfant nommé Moïse, né dans un pays où règne la guerre civile, où on tue les enfants au berceau, est déposé sur les eaux dans un panier en osier pour voguer vers un lieu pacifié ? La comparaison est frappante : Moïse fuit les violences de Pharaon contre les hébreux, Aylan celles de Bachar Al-Assad contre les Syriens, la mère de Moïse l'envoie vers un ailleurs meilleur sur les eaux du Nil, les parents d'Aylan l'emmène vers cet ailleurs meilleur sur les eaux de la Méditerranée (le berceau de notre civilisation, son tombeau aujourd'hui !). Mais la comparaison s'arrête ici : Moïse est sauvé par une main tendue, celle de la fille du Pharaon qui, par humanisme, par sens moral, par empathie, décide de récupérer l'enfant, de s'en occuper comme s'il était le sien, de l'accueillir sous son toit et de l'élever comme son autre fils, indépendamment de ses origines étrangères.
L'Europe a été incapable de tendre cette main. L'Europe demande des papiers et élève uniquement des Ramsès II, potentiels bâtisseurs d'empires économiques, plutôt que des Moïse, des enfants apatrides, sans le sou, à qui il va falloir donner, sans réaliser que c'est de ces gens là qu'on reçoit le plus. Peut-être pas économiquement mais humainement. C'est ce qui a été donné à Moïse comme amour, comme main tendue pour accueillir, comme valeurs morales dans sa jeunesse qui ont fait de lui un prophète guidant tout un peuple vers sa liberté et vers la civilisation. Cela par « amour de son prochain », credo de ce que devrait être notre civilisation.
C'est ainsi que lorsque quelqu'un tend la main à un enfant et l'accepte sous son toit nait une civilisation. C'est lorsque ce geste ne parvient plus à être réalisé qu'elle boit la tasse.
Avec cette humanité échouée, ce n'est pas seulement un enfant, c'est la civilisation qui est tombée à l'eau. À nous tous de la repêcher et de la sauver avant qu'elle aussi ne rende son dernier souffle.