une couille dans le potage
bricekys
Une couille dans le potage
On les bichonne, nos clients. Ce sont pour beaucoup devenus
des amis, depuis le temps. C’est bien simple : ils ne viennent
pas au « Lyon d’Or », ils viennent chez « Nicole et Vincent ».
Ah oui, ça, on peut le dire : on les gâte, Vincent et moi. Ce n’est
pas à des Lyonnais, n’est-ce pas, qu’on va apprendre le travail
honnête des artisans de la table. On se limite à vingt couverts
dans notre bouchon, plus douze autres dans le jardin à la belle
saison. On ne fait pas dans l’industriel, nous autres. Et comme
le répète Vincent, à peu près dix fois par jour depuis les bientôt
quinze ans qu’on a ouvert : « On peut faire des grands-messes
dans une petite chapelle. » Nos habitués sont en somme des
fidèles. Hors les lundis de relâche, nos offices ont lieu tous les
jours à la Croix-Rousse, du côté le plus pentu, entre le fleuve et
la rivière. Montée de la Grande Côte, c’est notre adresse, au 108
dans le piétonnier. C’est dire si c’est de l’ascension que de parvenir
jusque chez nous. La table, ça se mérite !
Mais j’évoque comme si rien n’avait changé. Évidemment,
c’est encore très neuf. Vincent a bien gagné le repos que je lui
offre, après tout ce qu’il a donné de lui-même. J’ai abandonné
définitivement la salle pour les fourneaux. Je l’ai bien observé
faire pendant toutes ces années et il m’a enseigné tout ce qu’il
savait, ou presque. Je me suis débrouillée toute seule pour découvrir
le reste. Je me suis ainsi passionnée pour les divers
procédés de cuisson des viandes, la réaction de Maillard dont la
compréhension et la maîtrise permettent d’obtenir du braisage
ou du rôtissage les résultats les plus succulents, les phénomènes
intervenant dans la combustion et les conditions l’initiant, bien
que la combustion de la viande soit évidemment à éviter. La
science est prodigieuse et ne devrait jamais être considérée ennemie
de l’artisan, et même de l’artiste. On tourne pendant des
siècles autour d’une idée en butant sur des mystères. L’artiste
protège le mystère, c’est son fonds de commerce. C’est une
erreur. Un savoir-faire laborieusement acquis et jalousement
gardé n’est pas plus honnête qu’un brevet. Je ne voudrais pas
paraître présomptueuse en formulant des certitudes, mais je
sens que je vais porter l’art de notre maison au-delà des frontières
que Vincent a lui-même posées en considérant interdits
parce que vulgaires les territoires à conquérir par la recherche.
Prendre tout ce travail à ma charge exclusive était une décision
lourde à prendre, mais je me sentais enfin prête et c’est le prix à
payer pour le repos de Vincent. La petite Clémence assure le
service, à présent. Depuis deux ans, elle me secondait en salle
lors des coups de feu. Elle aussi a fait ses classes. On va s’en
sortir. On s’en sort déjà, depuis mardi qu’on fonctionne comme
ça.
Patricia est arrivée tout à l’heure. Je savais qu’elle viendrait.
Elle vient tous les dimanches midi, sa table lui est réservée. Elle
a demandé des nouvelles de Vincent et je lui ai répondu qu’en
raison de la grande fatigue qui l’accable nous avons convenu
qu’il partirait se reposer au chalet. Le dimanche, c’est aussi le
jour où Vincent nous quittait avant le service du soir pour se
reposer. Il se levait très tôt le lundi pour ramener les produits
frais des halles. Cela ne suffisait hélas plus pour le ménager car
il s’est révélé incapable de faire fi de sa générosité, même le
temps d’un dimanche soir. Clémence s’occupait de la salle et
moi de la cuisine, et Vincent s’occupait de Patricia. Il est surmené.
Il a besoin de vrai repos.
Je ne veux pas être injuste en refusant l’autocritique. Chacun
connaît pour son tourment un défaut plus important que les
autres. Vincent, c’est la générosité. Moi, la curiosité. Les prétendus
élans de l’altruisme voudraient qu’il soit possible d’en taire
les travers pour le transformer en qualité. Il s’agit là d’un jugement
de valeur parfaitement ridicule car sans utilité. Il convient
seulement d’en récolter les fruits les plus juteux pour son
propre profit. Aide-toi, le ciel t’aidera ! Charité bien ordonnée
commence par soi-même… Les formules ne manquent pas
pour y voir clair. Où en serais-je à présent si j’avais voulu préserver
les autres de ma curiosité ? Aurais-je dû espérer recueillir
les confidences de quelque délateur pour m’informer de ce qui
se tramait à mon endroit ?
Aurais-je su, si je n’avais suivi Vincent jusqu’aux halles, qu’il
ne les quittait pas pour se rendre au restaurant, mais pour visiter
Patricia ? Si je n’avais pas posé des micros chez nous lors des
week-ends que je passais chez mes parents, aurais-je su que
Vincent prodiguait sa générosité jusque dans mon lit et que
c’est là même qu’il scella le pacte qui l’unirait à Patricia ? Le
divorce m’était promis, c’était ainsi entendu, et avec lui la vente
du « Lyon d’Or », dont j’avais naïvement admis qu’il fût acquis
avec la signature unique de Vincent, à une époque où je croyais
encore que l’expression des sentiments émanait du coeur et non
de l’esprit. Le fruit de cette vente, associé à celui de la cession
de la maison que possède Patricia à Cabourg devait permettre
aux futurs époux d’acquérir une propriété cossue sur la colline
de Trouville. Le mois dernier, Vincent a participé au Havre à un
séminaire sur « Les secrets de la cuisine normande ». Lorsqu’il
m’a annoncé qu’il s’y rendrait, je savais déjà ce qu’il irait y prospecter.
Je ne sais pas exactement où, entre Cabourg et Trouville,
devait se voiler ce bel horizon, mais ce que je sais, c’est que sur
le dernier enregistrement que j’ai écouté, on entend le bruit de
la douche que prend Vincent, et Patricia articuler distinctement
: « Pauvre con, tu ne sais pas ce qui t’attend ! » Il n’avait
manifestement pas prévu qu’il y aurait une c… Enfin, bref,
Vincent était perdu de cette façon comme de l’autre et je crois
lui avoir épargné le destin le plus cruel.
Patricia, comme d’ailleurs nombre de nos clients, n’ouvre
jamais la carte. On ne la lui apporte même plus. Elle se laisse
mener. Aucun souci, même pas celui du choix : c’est la politique
que nous proposons et à laquelle beaucoup adhèrent. C’est de
l’évasion, de l’oubli, de l’abandon. C’est notre meilleur argument.
Voilà plusieurs jours que je compose le menu de Patricia.
Lundi dernier, je me suis donc enfin résolue à envoyer Vincent
au repos dans notre chalet, sur les hauteurs de Grenoble.
La combustion spontanée est un phénomène très curieux que
l’on n’explique encore que partiellement par tâtonnements. Je le
sais, je suis très bien documentée. J’ai même procédé à des expérimentations
sur des carcasses. Le porc possède une structure
cellulaire très voisine de celle de Vincent. Enfin, des hommes
en général, bien entendu. Une partie du corps peut se consumer
totalement au point qu’il n’en reste que cendres, alors qu’une
jambe ou un bras demeure intact, presque vivant, ainsi que
l’environnement immédiat. Même un crématorium ne peut prétendre
à ce degré de perfection.
Pour être spontané, c’était spontané ! Vincent est un obstiné,
il a toujours tout voulu faire par lui-même et s’est toujours embrasé
inconsidérément pour des projets fous. J’ai encore un peu
de mal à l’évoquer au passé. Tout cela est encore tellement récent.
Je l’ai simplement aidé sans plus lui faire l’affront de la
suggestion. Combien de fois ne lui ai-je pas conseillé d’arrêter
de fumer ? Il n’avait sans doute pas imaginé que sa spontanéité
le mènerait si loin. Son plan ne le prévoyait pas. Il y avait une
c… Non, décidément, je n’y arrive pas. Je n’ose utiliser l’une de
ces horribles formules que Vincent pouvait proférer lorsqu’il
succombait à un excès de table.
Le chalet n’a presque pas souffert. Il n’y aura guère que
quelques lattes de plancher à remplacer. Un tapis, peut-être. En
revanche, l’assurance permettra d’entamer les travaux de rénovation
que nous repoussions depuis si longtemps. L’assurancevie,
naturellement, pas l’assurance-incendie. Une partie du corps
sera sans doute découverte bientôt, cuite à point. Le reste aussi,
mais personne ne le sait encore. Je m’attends à une visite ou un
coup de fil très prochainement. Je préférerais que ce ne soit pas
moi qui aie à découvrir le drame après m’être inquiétée d’une
trop longue absence sans nouvelles. Ce serait bien plus commode
ainsi. Il me reste du passé suffisamment de souvenirs sur
lesquels je pourrais encore publiquement verser une larme. Ce
n’est qu’une question de concentration. Mais je saurai m’adapter
quoi qu’il arrive. Bien entendu, il ne faut pas que ce premier
succès me fasse perdre la tête. Les combustions spontanées
sont extrêmement rares et après un cas recensé à Grenoble, un
autre signalé à Lyon, à cent kilomètres à peine et à la même
période ajouterait au mystère, mais aussi à la suspicion.
J’attendrai le temps qu’il faudra. Heureusement, la résolution
n’interdit pas la patience, et Patricia possède une résidence dans
le Calvados. D’ici là, il est d’autres recours pour tuer le temps.
Patricia s’est toujours montrée prétentieuse. Elle ne s’y connaît
pas davantage en matière de cépages qu’au sujet des
hommes. Je n’ai eu aucun mal à lui faire admettre qu’un Martinolle
Gasparets est ce qui convient le mieux pour éviter de
couvrir la délicatesse des mets que je lui destine. Un corbières !
Je crois que je n’ai jamais rien possédé de plus corsé au cellier.
Pauvre Patricia ! Elle me croit idiote, et elle me fait confiance.
Je pourrais lui faire avaler n’importe quoi. Vincent aussi me
croyait idiote. C’est un avantage dont ils pensaient jouir et que
je n’ai jamais cherché à démentir.
C’est curieux. Tout à l’heure, il m’a semblé que Patricia
n’était pas aussi étonnée par l’absence de Vincent que je l’aurais
imaginé. À bien y repenser, je suis même certaine qu’elle n’a
rien laissé paraître de sa surprise. Ou alors elle n’aurait pas su la
feindre, ce qui me semble plus plausible la connaissant, et ce qui
signifierait qu’elle serait au courant de sa retraite de la restauration.
Le bougre aurait-il poussé le culot jusqu’à lui confier un
double des clefs du chalet ? Ceci expliquerait la présence des
cheveux blonds que j’y ai parfois remarquée. Il faudra que je
vérifie le contenu de l’armoire aux clefs, ce soir. Ce serait cocasse
: Patricia découvrant une moitié de Vincent et obligée de
simuler l’ignorance de cette découverte. Patricia simule très mal,
je le sais, mais Vincent n’y voyait que du feu. Mon scénario serait-
il donc si bien ficelé que s’il devait révéler des surprises,
elles ne pourraient qu’être bonnes ? Je crois que je n’ai pas fini
de m’amuser.
Pourtant, il y a quelques jours à peine, j’hésitais encore à
poursuivre. Même au chalet, il n’aurait suffi que d’oublier un
projet dont personne ne savait rien, mais ragaillardie par le
constat que personne ne nous avait aperçus et la certitude que
personne ne m’apercevrait, j’ai renoncé à soustraire Vincent à la
voracité de Patricia. Il ne me reste à présent qu’un seul regret :
celui d’avoir trop longtemps sacrifié un talent dont je ne faisais
que soupçonner l’existence. Que de temps perdu à servir et
débarrasser, alors que m’attendait en cuisine la joie
d’accommoder toutes les chairs, même les plus insolites. J’ai
signifié à Clémence que je dérogerais à cette nouvelle organisation
pour m’occuper personnellement du service de Patricia. Je
sais le plaisir que je ferai à une Normande en lui servant des
tripes à la mode de Caen. La panse frémit doucement dans la
cocotte, ce qui me laisse le temps de lui apporter le potage.
— À la bonne heure ! J’ai un appétit d’ogresse. Quelles sont
ces petites choses dans le consommé ?
— Ce genre d’appétit conviendra parfaitement à ce que je te
propose. Ce sont des quenelles, Patricia, dont Vincent m’a fait
promettre de ne rien révéler de la recette. Et je peux te dire qu’il
a donné de sa personne pour cette nouvelle création.
— Mais comme à chaque fois, ma bonne Nicole. Et comme
à chaque fois, je suis certaine que je prendrai beaucoup de plaisir
à consommer les merveilles de Vincent.
— Oui, bien sûr, comme à chaque fois.
— Pourquoi tu ne t’enfuis pas ? Pourquoi tu ne te révoltes pas ?
— Parce que je ne sais pas le faire, tu entends ?