Une drôle d'escapade

nat28

Projet Bradbury - Semaine 41

            Ils m'ont mis un plaid sur les genoux ! Ca c'est fort de café ! Ils me prennent pour quoi, exactement ? Un vieux ? Certes, un petit vent frais s'est levé quand nous nous sommes installés pour pique-niquer, mais tout de même ! Je ne suis pas en sucre ! Je n'aurais pas dû les suivre. Je suis trop gentil, je ne sais pas dire non. Je n'ai plus la force, je dois le reconnaître. Si j'avais refusé leur invitation, j'aurais dû fournir une explication. Elle est comme ça, ma fille, il faut toujours que tout soit justifié avec elle. Elle tient ça de sa mère.

 

            Ma pauvre Lucette... Si elle était encore de ce monde, elle aurait été enchantée, elle, à l'idée de passer la journée au bord de la mer ! Je me souviens encore de ma première semaine de congés payés : j'avais économisé pendant des mois pour nous offrir des billets de train pour le Touquet. C'était une station balnéaire très à la mode, à l'époque. Je ne sais pas si la ville est toujours aussi populaire de nos jours... Je l'avais demandée en mariage sur la plage, et elle avait dit oui. Malgré le sable et les coups de soleil, cela avait été le plus beau jour de ma vie.

 

            Aujourd'hui, ce n'est pas la même limonade, loin de là ! Je mange un sandwich au thon gras et mou sur une aire d'autoroute avant de remonter dans le monospace familial, coincé entre mes deux petits enfants, direction Ouistreham. Ma fille et mon gendre passent leur temps à augmenter et à baisser le volume de la radio, et leurs rejetons ne m'adressent pas un mot, trop occupés à pianoter sur leurs téléphones mobiles... Quelle ambiance ! En plus j'ai combattu, moi, à Ouistreham, à l'époque, et le moins qu'on puisse dire, c'est que je n'en garde pas un très bon souvenir !     

 

            Pourquoi diable est-ce que je m'impose cette épreuve ? Il est clair qu'il ne me reste pas beaucoup de temps, alors pourquoi le gâcher ainsi ? Les rares amis qui me restent sont aussi seuls que moi ou commencent à perdre la boule : c'est avec eux que je devrais passer la journée, pas avec une sexagénaire qui emmène son vieux père à la mère pour se donner bonne conscience !

 

            Et dire que toute cette histoire est partie d'un pot de peinture... 


            J'ai bêtement trébuché en me prenant les pieds dans un pot de peinture qu'un des ouvriers qui travaille chez moi avait posé dans le couloir. Je ne suis pas tombé, mais comme j'ai renversé le contenu du dit pot, le chef de chantier a cru bon de téléphoner à ma fille pour me dénoncer et pour m'éloigner du théâtre des opérations pendant quelques jours. Voilà comment, à cause de la négligence d'un apprenti peintre en bâtiment, je me retrouve assis sur un banc entre des sanisettes malodorantes et une station service, à grignoter un sandwich immangeable, avec un plaid sur les genoux !

 

            Que me réservent-ils pour la prochaine sortie ? Un déambulateur ?

 

            Je ne vais pas me laisser faire. Il est hors de question que je remonte dans leur voiture qui sent la pomme de terre chips rance, il est hors de question que je passe des heures dans un véhicule non climatisé sans dire un mot, et il est hors de question que je remette un pied à Ouistreham. Je dois trouver un moyen d'échapper à cet enfer. Et vite, mon gendre n'arrête pas de regarder sa montre. Je dois faire diversion, et vite. 


            "Faut qu'j'aille faire pipi" je lance, avec une voix bien chevrotante pour les attendrir. Lui, il soupire, elle, elle me sourit en me demandant si j'ai besoin d'aide. Ma fille me prend pour un vieux, c'est tellement triste. Je la rassure et je me dirige à petits pas vers les commodités. J'ai repéré un autre parking derrière le bâtiment, je vais discrètement y aller et voler une voiture, s'y j'en trouve une un peu ancienne. Je ne vois aucune autre solution pour me sortir de là. J'espère juste qu'il y aura un véhicule facile à faire démarrer, parce qu'avec toute leur électronique de nos jours...

 

            Je suis verni car j'aperçois une Renault Cinq garée à quelques mètres des toilettes. Je vérifie du coin de l'œil que ma petite famille ne regarde pas dans ma direction, et j'accélère le pas pour rejoindre le véhicule. A quelques pas de la portière, je constate que la chance me sourit encore : la voiture n'est pas verrouillée ! Je me glisse rapidement derrière le volant et j'ouvre la trappe qui dissimule les fusibles pour arracher les fils du démarreur. La liberté est là, à portée de main, ne dépendant plus que d'une petite étincelle...


            L'aiguille du réservoir indique que le plein est fait, ce qui m'ouvre de multiples perspectives. Je me souviens qu'un de mes amis du régiments vit en Normandie, et qu'un ancien voisin est parti s'installer en Bretagne quand il a pris sa retraite. J'ai encore quelques notions de géographie, il ne devrait pas être trop difficile de les retrouver. Ma vie est tellement triste depuis que Lucette est partie, j'ai bien le droit à une petite escapade. Si seulement ces maudits fils ne se montraient pas aussi récalcitrants...   

 

            "Monsieur ? Est-ce que tout va bien ?". Je me redresse brusquement, je me cogne contre le pare-soleil et je me retrouve nez à nez avec une jeune femme qui vient d'ouvrir la portière de ce qui est vraisemblablement sa voiture. Je bredouille et joue les idiots pour masquer ma tentative de vol.

"Vous êtes perdu ?" ajoute-elle avec un air inquiet qui renforce mon sentiment de culpabilité. Pas une seule seconde je n'ai pensé qu'en m'emparant d'un véhicule, j'en privais son ou sa propriétaire. Je murmure un timide "pardon..." et je m'extirpe péniblement du siège conducteur pour rester dans mon rôle de petit vieux perdu.

 

            "Papa ! Dieu soit loué, tu es là !". Je reconnais la voix de ma fille et je me crispe : je sens que mon humiliation n'est pas terminée. Elle m'attrape par le bras et s'excuse platement auprès de la conductrice de la Renault Cinq qui me paraît plus amusée qu'outrée par la drôle d'aventure qui vient de nous arriver.

"Il n'a plus toute sa tête, vous comprenez..." Comment ose-t-elle, l'effrontée ? J'ai beau avoir atteint un âge canonique, je suis encore son père, elle me doit le respect ! Une petite partie de moi voudrait se rebeller, mais je suis bien conscient qu'abonder dans son sens est la seule façon de me sortir du guêpier dans lequel je me suis fourré. Je prends un air ahuri et je me tais.

 

            Nous prenons congé de la jeune femme et soutenu par ma fille, je retourne vers son horrible voiture, symbole de l'enfermement familial. Je dis adieu à mes rêves de liberté et je me résigne à mon triste sort. Ce n'est pas aujourd'hui que je prendrai le large. La prochaine fois, peut-être...

  • Merci Nehara !
    La qualité des nouvelles fluctuent (en fonction du temps que j'y consacre, des sujets, du style...) mais j'espère que chaque lecteur pourra trouver un coup de cœur parmi mes écrits de l'année !

    · Il y a plus de 6 ans ·
    Default user

    nat28

  • j'aime beaucoup!

    · Il y a plus de 6 ans ·
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    nehara

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