Une éducation de bûcheron

Georgia Margoni

Une enfance de malheur. Un espoir de bonheur et l'annonce d'une rencontre improbable.

Il avait suffi d'une fois, d'une seule nuit, d'un seul enchevêtrement de corps pour que Julian Pierce prenne une existence humaine. Oh bien sûr, les premiers mois, il n'avait aucune apparence qui donnât l'envie de l'aimer ou de le serrer contre son coeur. Un embryon d'homme, un amas de chairs et une constitution laborieuse de tendons, d'os fragiles et d'organes essentiels. La jeune femme de vingt-trois ans sentait grandir puis trépigner ce bout d'amour au fond d'elle-même, tapi dans son ventre, attendant, espérant que sa mère le protège des menaces et des vicissitudes du monde extérieur. Pourtant, Mary avait bien assez de ses angoisses, luttant non pas pour survivre mais pour faire accepter cet enfant de l'amour, pensait-elle. Un enfant sale, un enfant de la débauche, une trahison de ses voeux de mariage. Voilà ce qu'en avait dit son époux John ! Hors de question qu'elle gardât une telle honte, un avorton de l'amour adultérin ! Jamais il ne l'aimerait, jamais il ne pourrait s'empêcher de le battre ou de l'humilier s'il devait l'élever. A elle de choisir, l'abandonner ou le laisser punir son enfant du crime de sa mère. Elle devrait assister, impuissante, aux mauvais traitements de son fils. John Pierce corrigerait l'enfant comme si cela pouvait avilir l'amour que son épouse avait porté une nuit à Alexander Mc Queen, offrant son coeur et son corps à ce séducteur londonien pour qui Mary Pierce n'avait été que l'enjeu d'un pari avec ses amis richissimes et  désoeuvrés.

Mary avait tenu bon, persuadée de trouver une solution quand le moment serait venu d'accoucher. Son père n'avait rien voulu entendre, sa mère n'était plus là pour la secourir et son frère ... n'était qu'un homme après tout. Il lui avait répondu qu'une femme honorable ne peut se comporter en garce sans en assumer les conséquences et qu'il ne voulait aucun scandale dans la famille dont il serait un beau jour le chef. Les douleurs arrivèrent, dépassant en intensité celle de se savoir seule et incomprise. Douze heures plus tard, Julian émergeait de son ventre affaibli et hurla comme s'il avait compris ce que serait sa vie. La nuit survint, sombre et apocalyptique. Mary avait supplié, crié, pleuré et avait fini par se résigner, Julian contre son sein. C'était déchirement que de le laisser mais l'imaginer humilié, rabaissé, dominé, corrigé par un beau-père haineux n'était guère envisageable. Elle avait pris sa décision. Elle en mourrait afin de ne pas assister à ce malheur. Quand l'enfant fut endormi, elle se saisit d'un couteau et se le planta en plein coeur. Julian ne fut pas même réveillé par ce geste irréversible et bien des années plus tard, il devait se souvenir de la mort de sa mère alors qu'il était impuissant et dormant paisiblement. Comment pouvait-on rester endormi quand sa mère s'en allait loin de lui ? Pourquoi n'avait-il pas été réveillé par cette profonde et cruelle détresse ? Avait-il le coeur assez sec pour ne pas l'avoir pressenti en son âme?

Le lendemain matin, soulagé plus qu'abattu, John Pierce arracha le nourrisson et le conduisit, hurlant et terrorisé, au premier orphelinat qu'il croisa et partit sans même se retourner.

- Bon débarras, sale bâtard et que je ne croise plus jamais ta route ou je ferais ce que j'ai promis à ta mère. Tu recevras la belle correction dont je lui ai parlé.

Les années passèrent et la vie ne fut pas plus facile. Ses compagnons d'infortune le traitaient de petit bâtard et lui maintenaient la tête au sol sous leurs pieds afin de l'humilier davantage. Les religieux chargés de son éducation lui répétaient qu'il avait bien de la chance d'être parmi eux, qu'il ne méritait pas ce traitement de faveur, lui, le sans-coeur, lui, dont la mère avait rendu l'âme faute de mieux, sans même qu'il s'en rendît compte. Fallait-il que la pauvre femme ne ressente pas l'alchimie entre elle et son enfant ? Fallait-il qu'elle reconnaisse sa dépravation pour ne plus rien en espérer ? Plus Julian était persécuté, davantage il se sentait libre. Libre de rêver. Libre de lire et d'en attendre un avenir rempli d'aventures et d'amours contrariées, de batailles âpres mais glorieuses. Dans huit ans, il s'en irait. Puis cinq , puis deux.

Julian se leva un beau matin afin de préparer ses affaires car l'heure était venue de voler de ses propres ailes. Au moment de ranger ses vêtements usés dans le baluchon qui lui servait de valise, quelle ne fut pas sa stupéfaction de constater que ses vêtements rares et sales avaient été taillés en pièces ! Les orphelins qui l'avaient tant méprisé, traité de petit bâtard et le corrigeaient plus souvent qu'à leur tour se trouvaient tous derrière lui en un cercle encore menaçant. Il se retourna, l'air furieux et interpella celui qui se rapprochait le plus de leur chef.

- Jusqu'au bout, hein l'indigent ? Jusqu'au bout, tu m'auras persécuté ?

Et n'oublie jamais, petit bâtard que je serai toujours dans ton dos à te surveiller !

 

Julian se jeta sur Bartholomew Bannister pour finir par le serrer dans ses bras.

- Tu le jures, Bart ?

- Je te le promets, mon petit bâtard. Je sors dans un an et je te rejoindrais. Ne fais pas de bêtises en attendant.

Bart sourit à l'évocation fluctuante au fil des ans du terme de petit bâtard qui, d'offensant était devenu une marque de tendresse. Il alla chercher derrière son lit une vraie valise qui, pour être modeste, n'en avait pas moins été remplie par des habits offerts par chacun. Julian se mit à pleurer doucement, tenaillé par l'émotion qui le gagnait.

- Mais regardez-moi ce grand gaillard pleurer comme une femmelette ! Allez, file !

Julian Pierce quitta l'orphelinat sans se retourner parce que le faire aurait été trop dur. Il emportait dans ses valises le livre offert par les prêtres qui, eux aussi avaient fini par l'aimer et le chérir. Les Hauts de Hurlevent, d'Emily Brontë. Pas très chrétien mais le roman préféré de Julian qu'il avait ramené un beau soir d'on ne sait où, payé on ne sait comment et réquisitionné par le père Oliver, scandalisé et choqué. Le vol allié au scandale d'une telle lecture avait valu à Julian dix coups de bâton. Un trophée de liberté et d'inndépendance qu'il entraînait avec lui, dans sa valise.  

"Mère aussi m'aurait aimé comme mes amis si seulement elle avait tenu bon. Je retrouverai mon beau-père et je le tuerai.

Julian serra de rage son unique bien, sa petite valise faite de carton pâte et embarqua pour l'Ecosse. Quitte à repartir, il lui fallait aller dans une contrée mystérieuse, là où personne ne le connaissait, là où tous les espoirs de fortune et de bonheur lui étaient permis. Là où Bart lui avait demandé de l'attendre.


                                                   ***


Le voyage de Julian Pierce ne se passa pas comme prévu. La vie du jeune homme n'avait jamais été un fleuve tranquille. Elle ne le serait sans doute jamais. Il tomba malade à cause de la traversée et le capitaine ne voulut pas le garder à bord puisqu'il n'avait pas les ressources pour payer le médecin. C'est malade, affaibli, désabusé que les hommes d'équipage le sortirent sans ménagement du bateau et le laissèrent sur le quai, à même le sol. Il semblait que telle devait être sa place, en butte aux moqueries des humains. Qu'ils proviennent des compagnons de son orphelinat ou des riches marchands réglant leurs affaires sur le quai, tous semblaient vouloir faire payer au jeune homme ses yeux bleux langoureux, sa jolie physionomie et un corps  amaigri par les privations, sculpté par les tâches ingrates et dures que lui imposaient les frères .

- Regarde, Maman, le joli garçon par terre. Pourquoi il ne se lève pas ?

- Parce qu'il est mieux ainsi, Juliet et que telle est sa place. Certains ne sont pas dignes de se tenir debout. Viens, ma chérie. Ne fais pas attention à ce gueux.

 

La femme richement vêtue serra la main de sa fille et enjamba Julian tout en lui décochant un méchant coup de pied au ventre. Julian était trop souffrant pour protester. Non loin de là, un marchand d'une cinquantaine d'années, le visage rubicond, portant sur lui son aisance et la supportant tous les jours, rondelet et presque chauve, observait la scène, médusé. Quand Julian fut frappé par le pied botté de la bourgeoise, quelque chose remua dans une âme pourtant tranquille sans qu'il puisse se l'expliquer. Charles Shaughnessy fut touché en plein coeur par la détresse de l'orphelin et donna des ordres afin de le hisser dans sa voiture. Il lui fallait des soins, peut-être des vêtements neufs, un bon repas et un lit. Charles rougit à cette pensée qui en amena d'autres. Moins lisses, plus excitantes et sensuelles. Julian obtint tout cela sauf peut-être le dernier souhait de Charles. La tendresse aidant, les mois succédant à d'autres où la confiance s'intalla, longue et âpre, Julian devint un fils pour Charles et bien autre chose sans doute. La chose s'était faite naturellement ou  brusquement, sobrement ou aidé par quelque bon vin, nul ne sut jamais mais Julian n'y trouva rien à redire. Il y prit même goût, considérant qu'une vie de malheur méritait bien qu'on se laissât aimer de quelque manière que cela fût. Le malheur autorisait bien des dérogations à la morale bien pensante de cette fin de siècle.  

Charles Shaugnessy avait remarqué les belles mains de Julian et le plaisir qu'il prenait à transformer les choses. Le jeune homme passait son temps dans l'écurie de son pygmalion et rêvait devant les éclats de feu quand le forgeron travaillait sur son enclume.

- Eloigne-toi, Julian, lui répétait l'homme. Le maître va me tuer s'il t'arrive quoi que ce soit.

- Mais je ne vois rien.

- J'ai reçu des ordres. Adresse-toi au maître !

Le maître refusa, offusqué, se fâcha, masquant son inquiétude face à cette occupation violente. Mais Julian le supplia, ouvrant grand ses beaux yeux bleus d'un air faussement candide, lui faisant remontrance qu'il n'hériterait jamais de son amant puisqu'il avait deux neveux et qu'il devait bien apprendre un métier pour survivre quand Charles serait mort. Le riche marchand soupira et accepta. Un beau matin, enveloppé par la chaleur de la forge, étourdi du bruit du marteau sur l'enclume en fer, Julian n'entendit pas les cris des servantes et sursauta quand l'une d'elle survint, lui tapant sur l'épaule.

- Le maître ! Le maître est mort, Julian ! Venez vite !

Mais il était trop tard. Trop tard pour aimer, trop tard pour être heureux et trop tard pour vivre. Il ne lui restait plus qu'à survivre. Il quitta l'Angleterre et partit à Wicks où il avait promis, voilà déjà huit ans d'y attendre Bartholomew Bannister. 

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