Une éducation - Partie 1

violetta

- Tu aimes quoi comme vin ?

- Je ne sais pas trop. En fait, je n'en ai pas souvent bu. Du rosé, je crois.

Elle fronça les sourcils et soupira.

- Alors je pose ma question autrement. Tu voudrais que le vin t'apporte quoi comme sensation ? Quand tu le regardes, quand tu le sens, quand tu le bois… Quelles sensations attends-tu ?

Perplexité du jeune homme.

- Je te donne un exemple. Moi par exemple, j'aime les vins rouges qui ont du corps, taniques..

- Je ne sais pas ce que ça veut dire, « du corps », « tanique »…

- Ne m'interromps pas, je comptais bien développer…

- Tu vas me parler de leur « robe », de leur « bouquet », des arômes de « fruits rouges » et tout ça.

- Dis donc, tu en sais des choses !

- Ouais… j'ai entendu ça des fois… Mais ça ne veut rien dire pour moi.

- Ne t'inquiète pas, je ne vais pas employer des termes d'œnologue, je vais juste de parler de sensations… Donc, je disais… J'attends d'un vin qu'il me transporte. J'ai envie de retrouver, dans un vin rouge surtout, le goût, l'odeur, la lumière du terroir qui l'a nourri. Tu vois, par exemple, les vins de Bordeaux qu'on appelle les « Graves », leur nom vient du terrain sur lequel poussent les vignobles. Un terrain âpre, rude, rocailleux, brûlé de soleil, mais aussi abreuvé de pluies brusques, violentes. Comment veux-tu qu'un vin qui a « grandi » là ne soit pas chargé du caractère de son pays ! Quand je bois une gorgée de Graves, je veux sentir un feu dans ma gorge, monter dans mon nez des parfums aromatiques puissants. Et si je ferme les yeux, je peux presque voir la lumière sur les vignes, je peux presque entendre les crépitements de sécheresse ou au contraire le crépitement de la pluie sur les cailloux… Et là, je suis transportée. Et heureuse. Tu vois ce que je veux dire ?

- Fume de la beuh, ça sera plus efficace pour les hallucinations !

- C'est bien une réflexion de gamin !

Elle hésitait entre la fâcherie et le rire. Il avait l'air si content de sa sortie. C'était une façon pour lui d'essayer de reprendre un certain niveau de maîtrise de la conversation. Elle décida d'être indulgente. Après tout, elle l'avait invité pour lui changer les idées parce qu'il était en pleine déprime. Elle lui demanda en souriant :

- Et toi, tu attendrais quoi d'un vin ? Tu voudrais qu'il t'apporte quoi ?...

- Et une fois que je te l'aurais dit, tu me diras : pour ça, bois tel truc ? pour ça, bois tel machin ?

- Moi non, je ne m'y connais pas assez pour cela… Mais ici le sommelier est une pointure, dans son métier. Si tu veux, on le mettra à l'épreuve pour qu'il trouve le vin qui corresponde aux sensations que tu attends.

Il fit la moue, mais elle avait vu une petite lueur espiègle dans son regard : le fait de mettre quelqu'un au défi ne lui déplaisait pas.

- Je te donne un dernier indice pour faire cet exercice qui n'est pas facile, je l'avoue. Il n'y a qu'un principe directeur pour guider ta réflexion : le plaisir. Qu'est-ce qui peux te faire « plaisir » quand tu bois du vin. Prends ton temps…

Tandis que le jeune homme réfléchissait, tantôt fronçant les sourcils et soupirant, tantôt donnant tous les signes d'avoir trouvé une idée, elle l'observait sans rien dire. Qu'est-ce que je fais ici dans ce restaurant gastronomique avec ce gamin élevé au coca et au burger ? Il détonne dans cette ambiance un peu compassée… Ces lieux n'ont jamais vu de tels tatouages ni une telle tignasse ! Il n'a pas l'air mal à l'aise, j'avoue que je l'admire, moi je suis si mal à l'aise quand je me sens en décalage avec l'environnement… Je crois qu'il s'en fiche. Il attend que le monde se conforme à lui, et pas l'inverse… Je me demande ce qu'il va me sortir. Ah, on dirait qu'il est prêt.

-  J'ai trouvé, mais je ne sais pas si c'est ce que tu attendais.

- Je n'attends rien, il n'y a pas de norme, c'est ton ressenti à toi.

- Eh bien j'attends d'un vin qu'il me fasse bander.

- Ah oui, quand même, dit-elle en éclatant de rire. Effectivement, beau défi pour le sommelier !

- Non, attends, ce n'est pas ça en fait. Mais c'est toi qui as commencé !

- Comment ça, c'est moi qui ai commencé ?

- Ben oui, tu as parlé de plaisir !

- Il y a plusieurs sortes de plaisirs…

- Attends tu vas voir…

Il se tut quelques instants, cherchant ses mots. On dirait un élève appliqué, se dit-elle. Il en devient touchant…

- Je veux, commença-t-il lentement, je veux que ce vin me donne l'impression d'une caresse. Une main douce qui passerait sur ma joue et qui me donnerait envie de me blottir… Tu vois, ce n'est pas sexuel, finalement…

Aie aie aie, se dit-elle… C'est sa déprime qui le reprend. Je n'aurais peut-être pas dû…

Mais il n'avait pas l'air triste. Plutôt bien éveillé, il se prenait au jeu petit à petit.

- Ça y est, j'ai trouvé le bon mot : je veux que ce vin me fasse redevenir petit. Je veux retrouver des sensations d'enfance.

Il avait claironné sa dernière phrase, avec sur le visage un sourire tellement radieux qu'il en avait presque l'air benêt.

Elle ne savait quoi dire, et pourtant il attendait une réaction de sa part. Elle était émue. Il était encore si près de l'enfance. Quel âge pouvait-il avoir maintenant ? 20 ans ? 22 ?... Pas plus en tout cas… Elle se ressaisit et sourit :

- Eh bien voilà une très belle idée. Maintenant, il va falloir l'expliquer au sommelier.

-  Ah ça, tu sauras très bien le faire !

-  Ah non. Pas moi. C'est à toi de le faire.

Il la regarda avec une certaine inquiétude. Elle reprit vivement, avec un grand sérieux :

- Toi seul, tu entends, toi seul dois dire ce que tu veux, personne ne doit le faire à ta place. Toute ta vie, c'est toi qui dis ce que tu veux, et qui dis ce que tu ne veux pas.

Il se redressa, elle ne l'avait jamais vu se tenir aussi droit. Il adoptait plus souvent une posture avachie, qu'il trouvait sans doute supérieurement désinvolte, mais qui empêchait qu'on le prenne vraiment au sérieux. Venait-il de le comprendre, là, à cet instant ? Sans doute non, pas consciemment. Mais inconsciemment, il avait mis sa posture en accord avec ce qu'il allait devoir faire : énoncer clairement, tranquillement, une exigence. Son regard sur Béatrice avait changé aussi : elle perçut une certaine lueur d'admiration dans les prunelles d'un noir de jais qu'il dardait maintenant sur elle. « Il a compris que ce que nous faisons en ce moment va bien au-delà du choix d'un vin. Il est en train d'apprendre quelque chose. »

-  Tu es prêt, dit-elle ?

-  Presque…

Il réfléchit encore un instant, préparant sans doute des phrases dans sa tête.

-  Je suis prêt, tu peux lui faire signe de venir.

Elle leva un sourcil.

- Ah oui, j'ai compris, dit-il. C'est à moi de le faire… Tu ne me feras cadeau de rien, ce soir.

-  Si, je t'offre un repas au restaurant, dit-elle, taquine.

- Ben voyons, c'est maman qui s'est dit que sa bonne copine saura remonter le moral à son fiston parce qu'elle ne savait plus comment me prendre !

- Elle s'inquiète pour toi, que veux-tu, c'est le lot de toutes les mères ! Tu avoueras, arrêter comme ça de brillantes études en sciences économiques parce que tu as brusquement un doute existentiel…

Elle le vit se renfrogner, l'air sombre. « Il ne faut pas que j'aborde le sujet, pas maintenant, c'est trop tôt… » se dit-elle. Elle sourit et murmura sur un ton de complicité, les yeux brillants :

- Allez, ne diffère pas plus, vas-y. Tu m'as dit que tu aimais les défis, prouve-le !

Il se ressaisit, quoi qu'encore un peu fâché, cela se voyait dans le regard sévère qu'il posait sur elle. Mais cette humeur eut pour résultat qu'il accrocha avec une certaine autorité le regard du sommelier, et eut juste à esquisser un geste de la main pour le faire venir à leur table. Béatrice faisant mine de chercher quelque chose dans son sac quand il approcha, l'homme comprit que son interlocuteur était bien le jeune homme.

-  Avez-vous choisi le vin, Monsieur ?

-  Je voudrais avoir votre conseil.

Elias quêta du regard un encouragement de Béatrice. Elle approuva discrètement de la tête pour lui signifier que cela commençait bien.

- Ce soir j'ai envie d'un vin qui me transporte dans le temps, vers mon passé, vers l'enfance.

- Si je puis me permettre, dit le sommelier avec le plus grand calme, monsieur peut-il me dire quelques mots qu'il associe à son enfance ?

Elias n'eut pas besoin de réfléchir, ce devait être très important pour lui, et pas si lointain…

- La confiture de framboise sur les tartines, la mer en Bretagne.

- Alors je recommande à monsieur le ……  Il est légèrement vanillé, avec des notes de groseille et un nez finement iodé.

Béatrice vit à l'expression du jeune homme qu'il était troublé d'avoir été pris au sérieux, et ému d'avoir une réponse à son exigence. Elle fit signe que oui, il pouvait dire oui.

-  Très bien, dit Elias. Vous pouvez me le faire goûter.

Très fort, se dit Béatrice. Il exploite bien ce qu'il a sans doute vu faire au restaurant avec ses parents. Ou bien dans des films. Ou dans des séries !

Quand le sommelier se fut éloigné, Elias se pencha vers Béatrice et chuchota :

-  Tu as vu ça ? Il est fort ce type !

- C'est cela le professionnalisme, tu vois. Quel que soit le métier que l'on exerce, il y a toujours un client, soit direct comme ici, soit indirect en bout de chaîne…

-  Arrête avec tes leçons de morale.

- Ce n'est pas de la morale. C'est la vie, la vraie vie. J'aime le professionnalisme. Je déteste l'amateurisme. C'est comme quand j'achète un livre : si le vendeur vend des livres comme il vendrait des scoubidous ou des poireaux, s'il n'a pas de culture littéraire, je vais acheter mes livres ailleurs.

-  Hum… Tu trouves que je suis un amateur.

-  Cesse de tout ramener à toi. Tant que tu n'as pas de métier tu n'es ni pro ni amateur.

-  Je ne suis rien ?

-  Tu es étudiant.

-  J'étais…

-  Voici le vin, tu vas goûter. Tu sais faire ?

-  J'ai déjà vu faire… Je vais essayer.

-  Je vais essayer de t'aider, regarde-moi.

Une fois le breuvage versé, Elias saisit son verre. Béatrice toucha le pied de son propre verre, et le jeune homme compris que c'était par là qu'il devait le tenir. Béatrice inspira profondément. Elias huma les arômes du vin. Et à partir de là, il ne regarda plus Béatrice. Les premiers arômes olfactifs qu'il avait perçus lui parlèrent immédiatement. Il trempa ses lèvres, prit une gorgée qu'il garda un peu en bouche avant de l'avaler. Il semblait ému quand il porta à nouveau son regard sur Béatrice.

-  C'est parfait, dit-il au sommelier d'une voix changée.

L'homme remplit les deux verres et s'éloigna.

-  Comment est-ce possible ? demanda Elias.

-  Quoi donc ?

-  Déjà, ce type, comment il a fait, à partir de ce que je lui ai dit, pour trouver exactement le vin qu'il fallait ? Et puis comment c'est possible qu'un vin fasse ressentir tant de choses ?

- Pour ta première question, c'est simple : c'est le professionnalisme. Pour la deuxième, eh bien je crois que c'est toi qui as fait le travail, et du bon travail. Tu as choisi quelque chose qui était important, qui avait du sens pour toi, et tu as trouvé les bons mots pour l'exprimer. Du coup, ce vin et toi, c'est une rencontre qui devait se faire…

Elle voyait qu'il était « scotché » comme il disait parfois, mais pas encore totalement convaincu.

- Trinquons, dit-elle gaiment. Je veux le goûter, moi aussi. Je veux connaître le goût de ton enfance !

  • J'ai eu l'impression d'etre l'enfant dans cette joli histoire...

    · Il y a presque 2 ans ·
    Crystaleye7

    crystaleye

    • Merci ! Tant mieux si j'ai réussi à vous emmener dans cette histoire. Il y aura des suites.

      · Il y a presque 2 ans ·
      Evelyne lagarde clio 6 redim

      violetta

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