Une étrange désinvolture

oliveir

Quand Marc est arrivé dans notre classe, nous avons toutes flashé sur lui. Ce jour-là, le ciel s’est dégagé. Il venait d’un autre bahut, il était grand, il avait un an de plus aussi. Il avait la dégaine souriante de celui qui sait. A un contre cent, il savait. Il avait du vécu, je ne sais pas trop ce qu’il avait vécu mais cela transperçait sa chemise. Un sourire semblait accroché à ses lèvres, un sourire qui cristallisait regard optimiste sur la vie, un sourire attirant en diable. Il jouait de la guitare. Pas au conservatoire, non, dans un groupe et il animait des soirées le samedi soir. C’est ce qu’il disait, il n’y avait aucune raison qu’il mente, d’ailleurs il connaissait les paroles en anglais des chansons. L’anglais était la seule matière où il sortait du lot. Il chantait bien. J’aimais sa façon de traîner sur les derniers mots des phrases.  Dans les autres matières, il n’était pas très convaincant. Il allait parfois prendre un pot avec des élèves de notre classe, il était souvent accompagné par une de ses amies, pas toujours la même, pas une fille de l’école en tout cas. Enfin c’est ce qui se disait.

 

 J’ai eu l’occasion plusieurs fois de lui parler mais il ne semblait pas me prendre au sérieux. Rien n’avait vraiment d’importance pour lui. Il affichait une sérénité certaine. Peu de choses pouvaient l’ébranler. Quand il a prononcé mon prénom, quelque chose a vibré en moi. J’étais toute retournée. A l’entendre, Il aurait fallu que je m’habille différemment, j’étais prisonnière de la mode, je n’osais pas m’affranchir du groupe. Lui, il osait montrer ce qu’il aimait. Affronter le regard de l’autre ne lui faisait pas peur et il était prêt à débattre avec celui qui aurait eu l’audace de le critiquer. Il revendiquait une certaine indépendance. Je ne sais où il allait chercher ses fringues mais il les portait diablement bien! Il n’affichait pas de logo sur ses chemises, sa silhouette dégageait une force singulière. Parfois je rêvais d’être près de lui.

 

Il chantait souvent des chansons de Georges Harrisson. Plusieurs d’entre nous ont acheté les disques du gourou Georges. Marc était branché sur la sagesse hindoue. La non-violence c’était son truc. On ne peut pas dire que sur un terrain de foot, il était agressif. Il ne jouait pas au foot d’ailleurs. Les actualités, l’histoire géo ne l’intéressaient pas vraiment. Il ne polémiquait pas volontiers, certains le trouvaient indifférent, d’autres pensaient qu’il était hautain, peut-être parce qu’il n’adopatit pas nos codes. Il était végétarien aussi. Il avait une vie en dehors de l’école, son univers ne se limitait pas aux murs de notre cour de récréation. Il vivait comme un étudiant, nous étions encore des lycéens, nous ne pouvions rivaliser, il semblait connaître des choses dont nous ignorions l’existence. Nous sentions qu’il n’approuvait pas le mode de vie français, la soif de consommer, l’oubli d’être soi-même. Le yoga et la méditation étaient pour lui des moyens de fuir la vie de tous les jours.  Son originalité était une force à nos yeux, un moyen de séduction aussi, surtout à notre âge.

 

Un jour, il me dit que mon chemisier m’allait bien, je l’ai regardé en souriant, incapable de lui dire un mot. Il m’a demandé de pivoter sur moi-même et je l’ai fait. Le pire, c’est que je l’ai fait ! Il me faisait tourner la tête, mais je ne faisais pas tourner la sienne. Certaines de mes amies me disaient que je perdais mon temps, que je plaçais la barre trop haut. De toute façon, tant qu’aucune d’entre nous ne franchissait la barre, j’avais mes chances. C’était sur Marc que je concentrais mes pensées. D’autres garçons auraient bien voulu mais je n’étais pas prête à quitter Marc même si lui ne m’avait rien laissé espérer. Je préférais peut-être vivre dans mes espérances plutôt que d’affronter la réalité. C’était aussi un moyen de reculer une échéance qui me faisait un peu peur.

 

En première, nous devions présenter à tour de rôle et devant la classe un texte que nous comptions présenter à l’oral du bac en plus de la liste officielle. Je m’en souviens comme si c’était hier. Ce fut le tour de Marc. Le soleil éclairait le bureau sur l’estrade et Marc arborait toujours ce demi-sourire qu’on lui connaissait. Il avait choisi Siddharta d’Herman Hesse. Il posa ses notes sur le bureau et ne les utilisa pas. Il nous raconta l’histoire de Siddharta et commenta un court extrait, il l’agrémenta de citations et de paroles définitives sorties du livre. Je crois qu’il connaissait des passages par cœur. Nous étions tous impressionnés par son aisance, son élocution. C’est un prof comme lui que nous aurions dû avoir.

 

Le prof de français le félicita mais lui conseilla d’apporter sa touche critique, des réserves, des limites au texte… A la pause, il nous dit qu’il ne voyait rien à critiquer à son exposé et qu’il comptait bien aller vivre en Inde un fois qu’il aurait passé son bac. Nous cherchions encore notre orientation, lui savait déjà où il allait vivre.

 

Il prétendait que la vérité était en Orient. Il mangeait des pommes et avait des fruits secs dans son sac. Ses vacances en Inde étaient déjà organisées, il y ferait un trip avec un de ses cousins. Il ne cherchait à visiter l’Inde, il voulait rencontrer la population et fréquenter les ashrams. C’était là qu’était la vérité. Nous partions tous en vacances en France avec nos parents, il était difficile de rivaliser. Je ne sais comment il finançait son billet mais à cet âge, ce genre de question triviale ne se posait pas.

 

Il eut une bonne note à l’oral de français. Pour lui, ce n’était pas une question de connaissance mais de jugement et de maturité. Tout cela était dit de la façon la plus naturelle du monde, comme si cela avait été pensé. Nous n’aurions même pas osé remette en question son jugement. Sa note à l’oral compensa à peine celle qu’il obtint à l’écrit.

 

Je me demandais (comme les autres mais peut-être un peu plus que les autres) si nous allions le revoir, on nous aurait dit qu’il était resté en Inde, nous l’aurions cru. Il répondit présent à l’appel le jour de la rentrée et cela m’apaisa. Qu’avait-il appris en orient ? C’était la question que nous nous posions tous. Sa réponse en désarçonna plus d’un. Il n’y avait pas plus de vérité là-bas qu’ailleurs ! Il remettait en question son discours de l’année précédente. Il ne le dit pas sur le ton de l’échec mais prétendait que c’était le message qu’il avait reçu au cours de son voyage. Il était un peu plus proche de nous, il me donnait l’impression d’être descendu de la scène sur laquelle il évoluait.

 

Au  début de notre année de terminale, nos professeurs nous conseillèrent de travailler en binôme pour nous épauler les uns les autres, pour nous interroger afin de nous habituer à la présentation orale. Il me demanda si nous pouvions organiser nos révisions ensemble. J’ai cru que le plus beau jour de ma vie était arrivé. J’étais l’heureuse élue, je n’étais pas mauvaise élève, mais je n’étais ni la meilleure ni la plus jolie, je ne compris pas pourquoi il m’avait choisie. Dans la classe, je fis des jalouses. Je crois que j’ai osé soutenir le regard de Sophie en souriant et pourtant elle avait dix centimètres de plus que moi et quelques attraits que je n’avais pas.  

 

 Marc avait quelques lacunes, il comprit que la partie n’était pas gagnée et réalisa l’importance de l’enjeu. Il ne travaillait pas assez, son organisation était défaillante et il manquait de rigueur. Je me suis sentie responsable de lui comme s’il avait été mon élève particulier. Je crois lui avoir été secourable et il suivit mes conseils. Il remisa sa guitare au grenier et promit de ne plus y toucher avant le bac. Un matin, il arriva en classe les cheveux coupés assez court. Il ne m’avait pas prévenu, (cela m’a peiné d’ailleurs) et j’ai vu, au regard que mes lançaient les autres filles, que c’était un peu moins bien. Cela leur faisait plaisir. 

 

Entre nos séances de révision, j’ai pu l’interroger à loisir sur son périple en Inde pour savoir ce qu’il avait vu durant ce voyage, ce qu’il en avait retenu. Il savait que j’étais sérieuse, plutôt réservée (osons le mot, timide) et que je ne répéterais pas ses paroles.  J’étais intriguée, il n’était plus le même garçon qu’auparavant.
- La vérité est dans le regard que nous portons sur le monde, me dit-il. Il faut le regarder avec bienveillance et tirer ce qu’il a en lui de meilleur.

C’était étrange, parfois, il cherchait ses mots comme s’il ne parvenait pas à préciser sa pensée mais à d’autres moments, il répondait sous forme de maximes, ses paroles résonnaient comme celles d’un oracle. Il était plus indulgent, plus enclin à la discussion comme s’il cherchait le chemin vers un ailleurs.

 

Je compris au fil de nos conversations que ce n’était pas le voyage en Inde mais le périple avec le cousin qui lui fut le plus profitable. L’esprit critique de son compagnon d’échappée instilla en Marc un véritable doute. Il relevait le bon côté des choses mais les dénigrait aussi, lui faisant voir les deux côtés de la médaille. Ils regardèrent aussi La France depuis l’étranger et ils virent tous ses attraits. L’Orient gardait ses charmes, il retenait la méditation, l’alimentation et bien d’autres choses mais c’était en France qu’il fallait les vivre. 

 

Il ne prétendait plus que son avenir plongeait dans le Gange. Il utilisa cette image : 
- Le bonheur est là sous nos pieds, ici et maintenant. Personne ne détient la vérité, elle est inscrite au plus profond de nous.

 Il fallait refuser les vérités toutes faites. Je lui dis que son discours me rappelait étrangement celui des philosophes des Lumières. Il me regarda d’une étrange façon, je me suis demandé s’il avait été très présent au cours en seconde. Je crois qu’il avait jusqu’ici dénigré l’enseignement qu’il avait reçu et que le fait de l’entrevoir d’une manière positive changeait sa vision du monde. Il ne m’était pas désagréable de constater qu’il accordait de l’importance à mes propos. Il n’était ni dans le dénigrement, ni dans un silence hautain.
-Toute chose était bonne à entendre pourvu qu’elle éveille notre attention et qu’elle nous fasse réagir.
C’était ses mots.

 

Dans les matières optionnelles, nous avions choisi tous deux le dessin. Nous n’avions rien à perdre, quelques points à grappiller. Marc comptait sur l’indulgence du jury. Un prof de dessin aidait ceux qui le souhaitaient. Marc en avait besoin, il y avait longtemps qu’il n’avait pas tenu un crayon. Lorsque le prof lui mit un fusain entre les doigts, il eut peur de salir. J’étais plus à l’aise, le dessin est une activité de solitaire, il me correspondait bien, je me débrouillais pas trop mal par rapport aux autres. Une nature morte était posée au centre de la classe, et le prof nous montra comment présenter une composition à peu près équilibrée. Lors d’une séance, comme j’avais fini avant la sonnerie, je me suis amusée à dessiner le visage de Marc qui était dans mon champ de vision. Le résultat était à peu près convaincant, le prof replaça un trait ou deux, le portrait devint soudain presque ressemblant. Marc était reconnaissable à son large sourire. Lorsque le modèle s’approcha, il se reconnut et me félicita. Mon visage s’enflamma à ce moment là. J’étais gênée, je ne saurais dire pourquoi, peut-être parce que j’étais l’objet de toutes les attentions. Karine dessinait bien aussi, elle me demanda comment j’avais pu accrocher un sourire comme celui-là sur le visage de Marc, vu qu’il dessinait et qu’il était concentré. Je l’avais dessiné d’après l’image que j’avais en tête. J’ai fermé mon cahier de croquis.

 

Lors de nos révisions, il avait du mal à se concentrer, souvent il se levait et allait à la fenêtre voir ce qui se passait dans la cour. Parfois, je lui prenais la main pour l’empêcher de se lever. Je le regardais, je sentais le rythme de son cœur battre entre mes doigts, cela me faisait un bien fou. Je n’osais bouger par crainte de le déconcentrer, je ne voulais pas rompre cet instant magique.

 

Forcément, nous parlions davantage, ce qui n’était pas pour me déplaire. Nous apprenions beaucoup l’un de l’autre à cet âge où on se réveille tous les matins avec une nouvelle question en tête et la volonté de comprendre le monde, d’en déceler les travers… Il m’interrogeait sur ma vie, ma famille, mes loisirs mais aussi sur les questions qui nous tarabustent à cet âge. Je ne vous raconterai pas tout ce qu’il m’a dit mais j’ai retenu qu’il souffrait de ne pas avoir une vraie famille. Ses parents étaient séparés, il n’avait ni frères, ni sœurs… Il n’avait jamais manqué de rien mais il avait été ballotté entre les cousins, les amis et les colonies de vacances. Il s’était construit un personnage fort et indépendant pour pallier ce manque affectif. Ses parents étaient formidables mais ils n’étaient pas toujours là quand il rentrait. Il avait du mal à comprendre pourquoi mes parents voulaient toujours savoir l’heure de mon retour.

 

Il adopta un habillement plus sobre, il était plus classique, un peu moins voyant. Il ne passait pas inaperçu parce qu’il avait une vraie prestance. Quand il arrivait quelque part, tout le monde se retournait, j’aimais bien être près de lui, rien que pour être près de lui lorsqu’il entrait dans une pièce. Je rappelle m’être habillée, coiffée et maquillée, uniquement parce que je savais que nous allions faire ensemble un exposé devant la classe. Pour rien au monde, je n’aurais manqué mon entrée. J’étais sûre qu’on en parlerait. Il était devenu un élève presque comme les autres. Il lui arrivait de poser des questions en cours, il était présent parmi nous. Je me rappelle avoir ressenti de la satisfaction à l’entendre discuter avec d’autres d’une question de géographie. Pourtant quelque chose me gênait, un sentiment indéfinissable. Il m’arrivait de regarder d’autres garçons faire leur exposé et mon attention n’était pas toute entière fixée sur leur discours.

 

J’étais contente d’être avec lui, il m’apportait beaucoup. Il me posait des questions et mes réponses semblaient lui ouvrir les yeux. J’étais flattée bien-sûr mais cela m’inquiétait. L’année précédente, je l’avais trouvé un peu distant, un peu hautain, j’en avais souffert même. C’est en terminale, que je compris qu’il n’osait pas s’aventurer dans des discussions parce qu’il était trop différent. Il manquait de base, de stabilité… Sa désinvolture cachait une fragilité, une peur de vivre, une volonté de rester à côté du monde, en dehors du groupe.

 

Ce qu’il y eut de super, c’est que nous avons eu tous les deux notre bac. Les deux points obtenus en dessin lui ont permis de franchir la barre fatidique. Il m’a remercié de l’avoir aidé et m’a offert des fleurs. Je souviens des couleurs des fleurs, des senteurs et de la fraîcheur de ce premier bouquet.
-Sans toi, je me serais contenté d’aller au cours, je n’aurais rien révisé et j’aurais été recalé.

 C’était la première fois que j’avais vraiment aidé quelqu’un, c’était la première fois qu’un garçon m’offrait des fleurs, j’étais très émue.

 

Et puis, il eut cette soirée organisée dans le réfectoire de l’école, une soirée de fin d’année, une soirée d’adieu où nous avons bien ri, où nous avons parlé du lendemain. Marc avait amené sa guitare, il a chanté plusieurs chansons sur scène, nous jouions les fans et nous criions à tue-tête. Il était le roi de la fête et je me plaisais à croire que j’en étais la reine. Il m’a fait danser, mes pieds ne touchaient plus le sol. Au cours d’un slow, il m’a invitée à passer le week-end à la mer dans la villa de sa grand-mère. Je me suis rendue compte que j’aimais être à son bras mais que je me voyais mal passer un week-end entier avec lui sans avoir un emploi du temps de révision bien défini. Des élèves de notre classe passaient ensemble un week-end dans un camping sur la côte. Je lui ai proposé de nous joindre à eux.

 

Une imperceptible moue passa sur son visage, il reprit sa respiration et accepta. J’étais contente de pouvoir passer trois jours avec lui dans l’insouciance des journées sur la plage. Il vint la guitare sur son épaule, c’était sympa. Nous avons chanté quelques chansons mais je me suis aperçue qu’il ne suivait pas le groupe. Nous courions sur la plage comme des gamins, il restait en arrière à chantonner penché sur sa guitare. Il semblait absorbé dans ses pensées. Il regardait le monde mais n’y participait pas vraiment. J’ai compris l’ampleur du fossé qui nous séparait.  

 

J’en ai pleuré le soir dans mon sac de couchage. J’avais réussi à le motiver pour aller jusqu’au bac mais je ne me sentais pas la force de l’arracher à son monde intérieur.

 

 

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