Une étrange lumière

Thierry Ledru

Il décida d’aller marcher sur la plage. Il escalada le cordon de dunes.

Le vent léger du large l’accueillit, apportant l’odeur piquante du sel, des algues, des particules d’eau sans cesses agitées, le parfum de l’immensité. Il contempla l’étendue et pensa que c’était l’amour qui s’ouvrait devant lui. La paix, la beauté simple et nue, des odeurs mêlées, un corps offert aux regards, juste aux regards, pour le plaisir des yeux, et puis surtout cette complicité silencieuse, l’inutilité des mots, le bonheur limpide d’être ensemble, juste ensemble. C’était beau, si beau et si tendre. Il enleva ses chaussures et descendit sur la plage et dans la pente il pensa que, comme lui à cet instant, tout descendait un jour à la mer. Les glaciers et les ruisseaux, les rivières et les fleuves, les routes humaines et les chemins de forêts, tout aboutissait finalement dans ce grand corps accueillant. Et même si on restait au bord, même si on ne s’aventurait pas sur sa peau et qu’on restait assis contre ce ventre immense, on retrouvait déjà la paix de l’enfant contre sa mère. C’était ça la magie de l’océan…Comme un refuge offert à l’humanité entière.

Il se gorgea du chant mélodieux des vagues, buvant à satiété cette vibration vocale, sourde et puissante, continue et changeante, mélodie pénétrante qui diffusait dans les fibres des frissons humides et iodés. Il sentit combien son corps résonnait immédiatement à ces accords millénaires, s’ouvrant magiquement à cette musique universelle. Tous les hommes pouvaient un jour résonner à cette musique. C’était le chant du monde. Il pensa à tous les individus, debout, à cet instant, devant cette immensité horizontale, il eut envie de leur parler, de leur dire combien il était heureux de savoir qu’ils contemplaient la mer, comme lui, tous unis dans le même amour, dans le même respect. Il y avait tant de choses simples à vivre ici, dans cette nature, tant de joies accessibles. Qu’y avait-il donc de plus important que cette sérénité, cet oubli de tout, cet éblouissement sensoriel ? L’homme n’avait rien inventé. Il n’avait fait que copier misérablement les bonheurs du monde pour finir par les détourner, les salir par ses déviances, les mépriser finalement pour des chimères éphémères. Aucun bonheur n’avait la durée de celui-là. On pouvait passer une vie entière au bord de l’océan sans jamais éprouver la moindre déception, le moindre soupçon de trahison. La mer était pure dans ses sentiments et ses offrandes. Elle se donnait. Il se promit d’en parler aux enfants, de leur raconter le vent marin soyeux qui parfume la peau, le soleil généreux qui la réchauffe, le goût salé sur les lèvres, la symphonie des grands fonds remontée avec la houle, les caresses de l’eau comme des câlins maternels et cette envolée des regards au-delà de tout, au-delà de la courbure du dos de la mer, là-bas, quand on bascule de l’autre côté, si loin qu’on croit que c’est impossible à rejoindre. C’est un corps jamais découvert, c’est un être unique qui n’attend rien mais qui donne tout. Il donne la vie à tous ceux qui l’aiment. Il le dirait aux enfants. Il leur montrerait surtout. Il les plongerait dans le monde.

Il se sentit fort et heureux. Il marcha sans penser, sur un rythme de houle, les pas dans le sable comme le parcours respectueux des doigts d’un homme sur un corps de femme, des gestes délicats, légers, effleurements subtils. Il n’aurait pas osé courir. Il voulait juste que le sable le sente passer, délicatement. Il laissa une vague lécher ses pieds. Ce fut comme un salut matinal, un bonjour joyeux mais un peu endormi. L’eau se retira avec un sourire écumeux, des petites bulles d’air pleines de joies qui se dispersèrent dans le rouleau suivant. Il se demanda si l’océan avait pu ressentir ce contact. Est-ce qu’il percevait toute la vie qui l’habitait, les poissons amoureux, les coquillages multicolores, les baleines câlines, les dauphins joueurs, les algues dansantes ? Et les hommes, est-ce qu’il les ressentait comme des prédateurs impitoyables ou parfois aussi comme des êtres bons ? Il s’arrêta et regarda le large, lançant sur les horizons ouverts tout l’amour qu’il pouvait diffuser. Il se déshabilla et entra dans l’eau, juste quelques pas, sans atteindre le creux des rouleaux. Il s’allongea sur le dos et attendit la vague suivante. Elle le baigna soigneusement, glissant entre ses cuisses, passant sur ses épaules, jetant malicieusement quelques gouttes sur son ventre. Les yeux fermés. Il s’était senti enlacé par des bras souples et sensuels.

Il fut peiné pourtant de tous ces hommes et femmes qui avaient oublié ce mystère de la vie, enfermés dans des bagnes insipides. S’ils pouvaient retrouver l’enfant en eux, l’enfant et sa joie simple, l’enfant et son rire devant la mer, juste ce plongeon pétillant dans un monde adoré, combien leurs vies s’embelliraient.

« Retournez dans le monde, pensa-t-il de toutes ses forces. Abandonnez-vous à l’amour que cette terre vous offre. »

Il répéta cette litanie d’espoirs. C’était si triste cette plage déserte, ce vide d’hommes.

Il se releva et reprit son sac. Il resta nu et marcha les chevilles dans l’eau. Une trouée dans le ciel dispensa un souffle chaud qui descendit sur la plage comme une haleine solaire. Il s’arrêta et ouvrit la bouche, buvant les ondes célestes, inspirant à pleins poumons cette chaleur ténue mais pleine de promesses. Au large, des bandes bleues, luisantes de lumière, s’étaient peintes à la limite de la mer. Le vent de la marée montante rameutait vers la côte ces plages éclatantes comme autant de halos incandescents. Des crayons rectilignes, vastes torrents éblouissants, cascadant des altitudes éthérées, tombaient sur la mer enflammée. Il imagina les poissons remontés sous ces auréoles chaudes, jouant à la surface miroitante, frissonnant de bonheur sous leurs écailles.

Sa mélancolie disparut. C’était trop beau pour pleurer. De joie peut-être, mais pas pour autre chose.

Quand il s’arrêta, il s’aperçut que la courbure de la côte l’isolait de tout. Il ne voyait plus l’accès à la plage et devant lui, aucune zone habitée, ni même portant trace humaine, ne se dessinait. Cette solitude lui parut incroyable, presque irréelle. Le cordon de dunes le coupait de tous regards vers les terres. La mer était vide de toutes embarcations. Aucune trace dans le ciel du passage d’un avion. Seul au monde.

Il s’allongea. Une large déchirure, dans le fin tissu nuageux, se forma au-dessus de ses yeux. La boule ardente apparut soudainement, en quelques secondes, comme si les nuages vaincus s’étaient dispersés tous ensemble. Il ferma les yeux. L’impression que son corps s’enflammait tant la chaleur libérée trancha avec l’air frais de l’ombre. Ce fut comme une lave qui coula en lui, non seulement sur sa peau nue mais dans les muscles et les entrailles. Comme les paupières, fermées mais trop fines, laissaient passer une incandescence aveuglante, il s’assit pour ouvrir les yeux.

Le paysage avait changé. Tout s’était paré de lumière. Un gigantesque rouleau bleu vif avait repeint le tapis mouvant de la mer, des milliards de cristaux doraient le sable et l’embrasaient, les rouleaux écumeux balançaient des panaches blancs qui découpaient en puzzles agités les pièces bleues du ciel. Il se retourna et regarda la masse compacte des nuages gris qui refluait, battue et pitoyable, vers des terres plus accueillantes.

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