une feuille vide
Sandra Laguilliez
C’est triste d’être une feuille vide. Vide de mot, vide de dessin, vide de vie. Une feuille c’est fait pour être rempli vous ne trouvez pas ? Mais lorsque l’on est une feuille, on a de grands projets. On ne veut pas être ce genre de feuilles sur lesquelles un homme gribouille un mot puis le jette. Non, lorsque l’on est une feuille on rêve d’évasion, de grande littérature, de traité de paix ou de mots d’amour. Mais combien de feuilles rempli-t-on avec de pareil chose ? Très peu, malheureusement.
Moi, pour ma part, j’ai très peu de rêve. Je souhaite juste que quelqu’un m’achète et m’emmène loin d’ici. Loin de cette étagère sur laquelle j’ai passé toute ma triste existence. Oh ! Bien sur, lorsque je suis sortie de l’usine à papier, moi aussi j’avais de grands et beaux rêves, mais il faut se rendre à l’évidence, tout le monde n’est pas fait pour la gloire et le prestige. Non, il y a des gens qui sont fait pour l’ombre et la petite vie sans histoire. Je suis de ses feuilles qui ne servent à rien, qui reste à longueurs d’années sur la même et sinistre étagère d’une papèterie. Je suis dans la dernière boîte, tout en bas, la dernière du carton. Alors, je sais qu’il y a peu d’espoir pour moi.
Quatre longues années à ne servir à rien et puis, il est arrivé ! Mon sauveur ! Ce n’était pas le plus grand des génies, mais il m’a sorti de mon étagère et avec les autres, il nous a emmenés chez lui. C’était un tout petit studio, sale et en mauvaise état. Avec les autres feuilles nous avons prit peur et nous souhaitions retournées dans notre petite papèterie, au moins là-bas nous étions en sécurités, ici, cela sentait la fumée. Et il n’y a rien de pire, en dehors de ne servir à rien, pour une feuille que de sentir la fumée.
Nous étions encore protégés dans notre carton, négligemment posées sur un canapé sentant le moisie et la fumée, mais alors il est arrivé et, de ses mains douces, nous a sortis du carton. Nous avions alors trop peur pour crier. Il nous a toutes transportés jusqu’à une petite table bancale. Et alors impatiente, a pris un petit paquet des feuilles du dessus et il est parti avec.
Nous ne savions pas ce qu’il nous voulait et c’était cela le plus angoissant. Certaines d’entre nous disaient qu’il allait nous mettre au feu, d’autre encore qu’il allait nous torturer avec ses machines à encre qui trace des lettres, des imprimantes comme disent les hommes. Mais nous les feuilles nous ne sommes pas faites pour ces machines, nous préférons de loin le tracer délicat d’une plume sur notre corps souple et blanc, sentir le contact de la paume d’une main sur nous. C’est beaucoup plus romantique, que de nous mettre vulgairement dans une machine qui nous raille le corps avec ses pointes aiguisées.
Il est revenu quelques temps plus tard et a posé les autres feuilles sur la table, à côté de nous, retourner, face contre table, pour que nous ne puissions pas voir ce qu’il leur avait fait. Le monstre cruel ! Et son manège à recommencer, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que moi et deux autres feuilles sur la table.
Il a pris un stylo, cela au moins présager une bonne fin et une utilité toute propre aux feuilles. Il a prit la première et a commencer à rédiger un texte. On voyait qu’il cherchait ses mots, qu’il réfléchissait. C’était un homme de lettre, à n’en pas douté. Je me sentis alors plus rassurer, il écrivait.
Mais alors, il est rentré dans une fureur noire. A arracher la pauvre feuille et la jeter par terre, sans ménagement. Il s’est levé, à allumer un tube de fumée et s’est mis à marcher de long en large dans toute la pièce, criant, gémissant, soufflant et ronflant. Il a finit par éteindre son tube de fumée pour prendre ma dernière amie. Il écrivait, écrivait, écrivait et il a mis un point, sur la fin. A plier la feuille en trois, a délicatement pris une enveloppe, écrit une adresse, à coller un timbre. Puis il a pris une enveloppe plus grande et a mis les feuilles dedans. Les pauvres, elles étaient passées à l’imprimante.
J’étais donc seule. Seule face à lui. Il est sorti avec ses enveloppes, puis il est revenu de longues heures plus tard. Plus calme. Il m’a prise dans ses mains, s’est assis à son bureau, un stylo dans les mains. Puis il a posé son stylo et a dit :
« Non, toi je te gardes. »
Il s’est levé à pris une punaise, et me l’a planté dans le corps, en douceur, en disant :
« Tu me rappelleras toujours cette page blanche qu’il faut remplir. Tu seras mon porte bonheur. »
Depuis je suis là sur le mur, devant son bureau à lui rappeler que les feuilles servent aux écrivains et qu’elles leurs apportent bonheur et chance. Le bureau a changé, la maison aussi, je suis maintenant accrochée au mur d’une grande pièce, dans une grande maison et les feuilles que j’y croise sont de ses feuilles qui ne valent rien, ses pimbêches fières d’elles et supérieures qui ne valent que l’imprimante et moi pauvre petite feuille, j’ai le prestige de servir à quelque chose de beau et d’unique : la feuille vide.