Une fin en demi-teinte

lise-rose

Allais-je annoncer à Monsieur Balpont que je savais? Cela faisait déjà quelques semaines que j’avais compris que le vent allait tourner. Il n’avait pas eu besoin de hausser la voix, ni de faire une mine renfrognée. Son indifférence voulait tout dire. Les réunions secrètes qui avaient envahi son agenda ne présageaient rien de bon. Il me cachait quelque chose, et j’avais découvert le pot aux roses.

Le chiffre d’affaire de Cochonouille était très mauvais. J’étais bien placée pour le savoir, c’est moi qui rassemblais tous les documents pour le rapport annuel. Il faut croire que les gens mangent moins de saucissons de nos jours. Le temps est plus aux cerises et aux biscottes qu’aux cochonnailles. Les ventes ne font que diminuer. Tout l’argent englouti dans les campagnes de marketing ne parvient pas à redresser la courbe. Elle chute même de plus belle. Des têtes allaient tomber, et je savais que j’étais la première sur la liste. Monsieur Balpont attendait juste le bon moment pour aligner ces trois mots fatidiques « vous êtes virée ». J’espérais que ce moment viendrait rapidement. L’épée de Damoclès tardait à tomber et je ne supportais plus cette situation ambigüe.

J’apprécie Monsieur Balpont, même si sa bonne humeur peut se transformer en un éclair en tornade. Certes imposant, il l’est plus par sa largeur que par sa hauteur. C’est que la marchandise, il aime la goûter. Il prend ses responsabilités à cœur et s’assure au moins trois fois par jour que les saucissons qui sortent de la chaîne de production sont d’une qualité irréprochable. Il vérifie la texture du boyau, découpe légèrement la peau farineuse pour humer le fumet de la garniture, la suce et la mastique avec la plus grande attention. En cas de doute, ce qui arrive fréquemment, il n’hésite pas à redemander un échantillon au responsable qualité. Dans ces conditions, comment pourrait-on le blâmer pour ses rondeurs ? Il offre noblement la chair de sa chair à l’entreprise, comme un cobaye accepte des tests médicamenteux. Et il le fait avec un réel plaisir.

Il m’avait accueillie les bras ouverts il y a dix ans déjà. J’avais fait des études artistiques et personne ne me voulait sur le marché du travail. Je dois avouer qu’à part tenir un crayon, je ne savais pas faire grand-chose d’autre. Mais Monsieur Balpont était convaincu que tenir un crayon pouvait justement servir à bon nombre de choses, entre autres à aligner des chiffres. Il cherchait une aide comptable. Je n’y connaissais rien. Je ne savais pas dresser un bilan et j’avais du mal à comprendre les conditions de ventes inscrites en tout petit sur les factures. Je ne me voyais pas du tout exercer un poste si administratif et si précis. J’avais postulé parce que j’aimais les saucissons. Pour être honnête, j’avais aussi postulé parce que j’étais désespérée. J’enchaînais les petits boulots pour payer mon loyer: coller des étiquettes sur du matériel électronique, nettoyer les latrines d’un centre commercial, distribuer des publicités pour un voyant aveugle qui prédisait tout et n’importe quoi,… Je m’étais même essayée à la femme sandwich mais la pancarte me lacérait les épaules. Mon curriculum vitae aurait pu contenir dix pages, il n’en comptait qu’une demi. Je n’osais pas dresser une liste des tâches que j’avais déjà effectuées, de peur de m’effrayer d’avantage.

Monsieur Balpont m’avait reçue dans son bureau désordonné un vendredi après-midi hivernal. Il neigeait et j’étais arrivée en retard. Le bus avançait à pas d’homme. Je m’étais précipitée dans le hall sans me rendre compte que la neige accrochée sur mes bottes laissait des traces irréversibles sur la moquette. Je n’avais fait aucun effort vestimentaire. J’étais persuadée que je n’avais aucune chance d’être prise. Je voyais cet entretien comme un énième exercice qui m’aurait permis de m’aguerrir et d’acquérir les réflexes adéquats pour arriver à répondre du tac au tac aux questions des chasseurs de têtes les plus réputés. Je suais des gouttes, mes lunettes étaient couvertes de buée et mes cheveux étaient chargés d’électricité statique. Ce même vendredi, Monsieur Balpont avait rendez-vous avec Fourbus, la grande chaîne de supermarché et il espérait décrocher un contrat de vente de plusieurs tonnes de cochonnailles. Il n’avait pas beaucoup de temps à consacrer à notre entretien et s’en excusait. Il m’avait demandé quels étaient mes points faibles. J’avais répondu que j’étais jusqu’au-boutiste, que je manquais parfois de répartie et que j’étais extrêmement gourmande. Ca lui avait plu. L’entretien était terminé. Il m’apprendrait bien le reste. Et c’est ce qu’il avait fait. J’étais devenue assez rapidement son assistante personnelle. En plus des connaissances théoriques qu’il m’enseignait avec patience, il s’était attardé aussi sur des points moins conventionnels. Il m’avait guidée dans la tenue vestimentaire qu’exigeait ma fonction. Il m’avait même octroyé un bonus pour me permettre de me procurer une garde-robe décente. En arrivant chez Cochonouille, j’avais un look d’artiste qui trouvait difficilement sa place dans des bureaux bien rangé. Je devais arranger ça au plus vite.

Je m’appliquais dans mon travail. J’apprenais à être minutieuse et précise. Je devais apprendre un métier sur le tas et j’avais très peu de temps pour faire mes preuves. Je connaissais l’emploi du temps de Monsieur Balpont par cœur. J’avais vite pris l’habitude d’anticiper les imprévus : les avions en retard, les taxis qui n’arrivent pas, l’imprimante qui rend l’âme juste au moment d’envoyer des dossiers urgents. Je retenais la date d’anniversaire de sa mère, ses rendez-vous chez le dentiste, la dureté préférée de son oreiller et le numéro de sa carte de crédit. J’avais la tête pleine d’informations diverses et je me sentais utile comme jamais je ne l’avais été auparavant. Sa vie s’était imbriquée dans la mienne si naturellement que je ne m’en étais même pas rendu compte.

Même si ça ne me plaisait pas, j’étais prête à encaisser le discours que j’allais entendre aujourd’hui. Il fallait en finir au plus vite. Il m’avait convoquée pendant que mes collègues sirotaient leur café devant l’automate. C’était un rituel que j’appréciais. Tous les matins à 10 heures tapantes, tout le monde se levait de sa chaise pour un quart d’heure de discussions intenses, tantôt professionnelles, tantôt privées et même parfois très intimes. Aujourd’hui, j’allais rater le rendez-vous. J’avais déjà fait le ménage sur mon bureau au cas où Monsieur Balpont ne me laisserait même pas l’occasion de terminer ma journée. A la maison, j’avais déjà rédigé mon curriculum vitae. Je regardais pensivement les petites annonces mais attendais le signal pour envoyer mes premières lettres.

Je m’étais assise sur la chaise que Monsieur Balpont m’avait désignée du regard. Comme à mes habitudes lorsque je sens que la situation ne m’est pas favorable, j’avais déposé mes fesses à moitié dans le vide, à moitié sur l’assise. De toute manière, une pile de dossiers et de feuilles volantes encombrait déjà la chaise et je n’osais la déplacer. Je sentais bien que l’ambiance n’était pas propice pour le grand nettoyage du printemps. Je tenais mon calepin et mon porte-mine fermement alors que je savais que je n’aurais aucune note à prendre.

Dès les premiers mots, j’avais compris que je n’avais pour une fois pas anticipé comme il le fallait. Monsieur Balpont me quittait. Il me l’annonçait sans détour et sans même me regarder dans les yeux. Alors que j’étais persuadée qu’il allait me pousser dehors, c’était lui qui prenait la porte. Il préférait quitter le navire avant le naufrage et il me laissait seule sur le pont. Il avait tout revendu au plus offrant, son entreprise, sa maison, sa voiture et son lit. Il partait en Inde deux semaines plus tard. Son plan était bien établi et définitif. Il avait racheté un hôtel et espérait le faire prospérer et, qui sait, en acheter une dizaine d’autres par la suite. Il partait sans aucun remords et sans regarder derrière lui.

Cette nuit là, je ne fermais pas les yeux. Je rédigeais dans ma tête ma lettre de démission. Le lendemain à la première heure, je la remettais au service du personnel. Je ne me voyais pas continuer à travailler chez Cochonouille sans Monsieur Balpont, ses sautes d’humeurs, ses conseils avisés et son embonpoint. Je n’avais pas encore élaboré de plan de secours. J’allais passer d’un entretien d’embauche à l’autre, le vague à l’âme. Il me quittait et je n’en revenais pas.

Revenue à mon bureau, une enveloppe m’attendait. C’était un billet d’avion pour Mumbai accompagné d’une note manuscrite : « Je savais que vous me resteriez fidèle. Cette fois-ci, c’était à moi d’anticiper. Vous trouverez dans l’armoire derrière vous le dossier d’acquisition de notre hôtel ainsi que le business plan. Je vous attends à l’aéroport Charles de Gaule à 09 :15 pour le meilleur et peut-être pour le pire. Serge»

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