Une gerbe d'ouragan

vivianne

Stuttgart, Allemagne, 1939 "Je regardais autour de moi, et déjà je pouvais voir des impacts boueux d'obus répartis ça et là, à l'intérieur desquels des corps sans vie s'accumulaient."

Partie I

Chapitre I


Emilie 


Stuttgart, 26 juillet 1939


La lumière du crépuscule frappait de sa douce chaleur d'Été la fenêtre de la voiture. Les secondes semblaient se confondre en minutes, les minutes en heures et ce voyage en éternité. Une éternité qui s'obscurcissait à l'approche de son dénouement délivrant. Les bois et champs avaient cédé leur place aux immeubles et hautes battisses caractérisant la ville de Stuttgart.

De la hauteur où je me trouvais, je pouvais voir les rues se vider de leurs visiteurs fuyant l'opacité de la nuit. La ville semblait si petite, tel un amas de maisons de poupée. Et plus loin, au-delà des champs et rivières que j'avais examinés durant la majeure partie de mon voyage, se trouvait la forêt noire, immense étendue sombre paraissant à jamais inaccessible aux simples mortels que nous étions. J'entendis des paroles, graves et imprécises venant de mon chauffeur, mais son langage me semblait si lointain, si abstrait, tellement ce dernier rayon de lumière, éclaircissant le bois lointain, hypnotisait mes pensées.

Ma rêverie s'arrêta au même moment que la voiture. Mon intérêt changea de fenêtre, et c'est alors que je remarquai le portail saillant surmonté de deux statues de lions devant lequel nous nous étions arrêtés. Cela faisait si longtemps que je n'étais pas revenue à cet endroit, et si mon chauffeur ne m'avait pas dit que nous étions arrivés, je ne l'aurais jamais reconnu. Et pourtant, quand ce dernier ouvrit la portière de la voiture, il semblait aux égards des souvenirs qui me restaient, que rien n'avait changé pendant cette dernière dizaine d'années, comme si la demeure s'était figée à notre départ.

Si l'allée gravillonnée encadrée de peupliers échappait à ma mémoire, la façade semblant sculptée de mille façons, me rappelait tellement de souvenirs d'enfance passés ici. Mais, après avoir escaladé l'immense escalier si caractéristique des vieilles demeures, la simple vision de Brandt, le majordome de la maison, ouvrant la grande porte d'entrée en chêne, me fit sourire. C'était un homme d'un âge indéfinissable. Il ne semblait avoir changé, si ce n'était que ses cheveux étaient sûrement plus dégarnis et avaient blanchis. Son visage était sévère mais on pouvait distinguer dans ses yeux une lueur de bienveillance.

Quand j'entrai dans le hall, un frisson me parcourut le corps et les souvenirs passés ici s'entrechoquèrent. Je voyais ma mère descendre des escaliers, habillée en tenue pour aller dîner, mon frère jouant autour des colonnes, mon père, cigare aux lèvres et whisky à la main, lisant le journal sur son fauteuil.

La seule différence était le portrait d'Hitler, accroché au mur qui me faisait face, au milieu de ceux de notre famille. Ceci me rappela que même si la demeure semblait identique, dix ans avait passé et avait emporté avec eux l'innocence de mon enfance, et la réalité de ce temps ne semblait tout d'un coup que des souvenirs lointains d'une vie antérieure. Le rêve avait laissé place au présent.

Si seulement ma mère pouvait sortir de sa tombe et redonner vie à ses vêtements usés par la poussière, pensai-je, si seulement mon frère pouvait redevenir cet enfant riant à la simple perspective de courir et tourner autour de la maison et non plus un officier SS avide de pouvoir, et si seulement mon père ne cherchait encore qu'à fumer son cigare en paix dans sa bibliothèque...

Mais je m'égarais une nouvelle fois, combien de fous savent que c'est la plus simple des solutions. Brandt m'informa dans sa froideur habituelle que ma chambre était prête et que mes bagages étaient déballés. Je hochai la tête et suivis ma gouvernante  jusqu'à cette dernière, essayant du mieux possible de m'accrocher à la réalité face à l'obscurité des songes.

                                                                                                                                                                                                         E.H


Anna 


Stuttgart, 27 juillet 1939


J'entendis les cris d'Emilie au loin, pourquoi devait-elle se lever aussi tôt ? me demandai-je chaque matin. L'aube venait à peine de se lever et je sentais l'air frais de la nuit s'infiltrer dans l'ouverture de la fenêtre. Je me roulai sur le côté du lit et mis ma tête sur l'oreiller. Je criai dans ce dernier. Je me redressai, pris une cigarette sur la table de chevet et l'allumai.

Cette chambre était encore plus petite que celle que j'occupais à Berlin, seuls le lit et une petite table pouvaient y rentrer. L'unique agrément de cette dernière était la fenêtre qui surpassait de loin la lucarne de mon ancienne chambre. De là, je pouvais voir le jardin qui entourait la maison. Je pris une bouffée de fumée et ouvris plus grande l'embrasure devant moi. Les oiseaux chantaient à tue-tête et le doux soleil du matin me réchauffait le visage. Stuttgart, Stuttgart, que me réserves-tu ? me demandai-je, tout en tirant une nouvelle fois sur ma cigarette.

Mon prénom retentit de nouveau, émanant de la voix stridente d'Emilie, me sortant définitivement de ma rêverie. Cela m'étonnait toujours que sa voix puisse se faire entendre d'aussi loin. Je regardai l'heure sur l'horloge accrochée au mur grisâtre devant moi, huit heures et quatre minutes, une minute avant que la gouvernante vienne me sermonner. Je me levai, mis ma robe noire et mon tablier en vitesse, et organisai mes cheveux en un chignon anarchique. Je tournai la tête et mon regard se posa sur le miroir fissuré. La vision que je reflétais était triste, mes cheveux bruns étaient ternes et mes yeux sombres de cernes. Je soupirai, comment diable pouvais-je continuer ainsi ? Je sortis à toute allure de ma chambre, courus dans le couloir emplit d'obscurité et escaladai l'escalier en colimaçon menant au hall d'entrée, renversant à moitié le plateau de légumes que Melly apportait en cuisine.

Je m'arrêtai et soupirai, ce hall était si vaste, si beau, quel dommage qu'il n'est vu personne pendant dix longues années, me dis-je. J'avais réussi à échapper au sermon de la vieille Mme. Strauss et je me sentais soulagée. Je repris mon souffle et me dirigeai en direction de l'immense escalier en bois menant à l'étage des chambres, un escalier bicéphale menant dans deux directions différentes. Emilie se trouvait-elle dans l'aile ouest ou dans l'aile est ? Me demandai-je. Je me détestais de ne pas avoir visité la maison hier, avec tous les autres domestiques. Et évidemment, elle avait choisi ce moment pour se taire. Je choisis le côté droit. Le couloir était un vaste corridor décoré d'un tapis brun et de multiples tableaux qui me donnaient la chair de poule. Comment pouvait-on vivre dans un endroit aussi lugubre, me demandai-je. J'ouvris la première chambre, rien, une autre, rien non plus. Je refermai la porte. Quelque chose de bizarre m'avait néanmoins interloqué. Je rouvris la porte une seconde plus tard. Cette chambre était immense et la lumière du matin devait zigzaguer à travers les branches d'un arbre centenaire pour atteindre la fenêtre. Une lueur brumeuse envahissait la pièce. Les couleurs étaient froides presque lugubres. Le miroir de la coiffeuse était recouvert de poussière. Sur le peigne je pouvais imaginer des cheveux blonds. Mais ce qui m'a interpellé n'était pas quelque chose de matériel, c'était le parfum de cette chambre, son parfum qui me rappelait tellement de souvenir. Un parfum qui nous faisait croire qu'elle était toujours en vie, ici, quelque part. Je regardais cette chambre comme si rien n'avait changé, comme si la vie ne s'était pas arrêté il y a dix ans, comme si ce cauchemar, notre cauchemar n'avait jamais existé. Je clignais les yeux, et c'est alors que je compris, les lys. Les lys sur la table de chevet. C'était l'origine de cette odeur, l'origine de se voyage dans une autre réalité qui ne pouvait être que meilleure. Ce n'était pas elle. Elle était morte. Morte et enterré à tout jamais. La réalité était bien cette nébuleuse dans laquelle je vivais. Dans laquelle je survivais plutôt. Je refermai la porte dans un respect mortuaire. C'est alors que la voix d'Emilie retentit enfin de nouveau. Chassant pour un temps mes hallucinations. L'aile ouest, soupirai-je, évidemment j'étais du mauvais côté. Je jurai un instant puis repris ma course. Je rebroussai chemin et entrai enfin dans la chambre d'Emilie, la première de ce côté.

Cette dernière devait faire au moins vingt fois la mienne. Elle possédait trois grandes fenêtres ouvertes sur un balcon imposant. La tapisserie était colorée de fleurs et le parquet parfaitement clair. Elle représentait un véritable contraste avec le couloir sinistre. Des draps en soie reposaient sur son lit majestueux, adossée au mur de gauche était positionnée une cheminée déjà allumée malgré la chaleur de l'Été, et au centre de la pièce, baigné par les rayons du soleil, se dressait un piano à queue. Le parfum des fleurs, disposées ça et là, avait envahi toute la pièce. Un air de jazz sortait du phonographe.

Emilie s'avança vers moi, munie d'un sourire immense sur le visage, en me demandant comment je trouvais ce morceau de music-hall, et me faisant danser. Elle me réveillait uniquement pour me montrer ses nouvelles acquisitions faites la veille, jamais pour l'habiller ou la coiffer tel que j'aurais dû le faire habituellement. Je me demandais parfois à quoi je servais.

Emilie était une personne tout à fait singulière. Petite et fine de taille, elle possédait de longs cheveux blonds et ses pupilles semblaient se noyer dans deux immenses océans. Elle était intelligente mais semblait à jamais se perdre dans ses pensées. Elle avait une vivacité d'esprit qui pouvait être vite considérée comme de l'impertinence et détenait un orgueil qui était souvent exagéré. Cependant je la connaissais depuis ma tendre enfance et malgré ses défauts, une douce affection me liait à elle. Ma mère avait été durant une quinzaine d'années la gouvernante des Hahonberg et à sa mort, Emilie avait supplié son père de m'engager en tant que femme de chambre pour éviter que je souffre de la misère d'une orpheline.

- Ce matin, Brandt a monté le courrier et je crois qu'il s'est trompé pour une lettre... me dit-elle en sortant une enveloppe sur laquelle mon prénom était écrit d'une écriture que je reconnaîtrais entre mille, dis-moi qui c'est Anna ! rigola-t-elle

- Ce n'est personne, encore une fois Lili rétorquai-je, exaspérée de sa curiosité et surtout peureuse qu'elle apprenne un jour de quoi il s'agissait, bien que j'étais persuadée qu'elle le savait déjà.

- Dois-je me faire du souci pour toi ? me demanda-t-elle, le regard devenu vitreux et le sourire disparaissant.

Je ne répondis pas, cachai la lettre dans la poche de ma robe et entrepris de coiffer la longue tignasse blonde qui lui servait de cheveux malgré ses réticences. Cette lettre ne représentait pas un problème sur le court terme, même sur le moyen terme pour moi, Emilie n'avait pas à s'inquiéter. Il fallait cependant mettre un terme à cette correspondance à mes dépens, cette correspondance qui me faisait tellement sourire pourtant, cette correspondance qui me faisait m'échapper, m'enfuir de cette réalité qui n'était pas pour moi, cette correspondance qui me ferait à jamais rêver, mais qui ne semblait qu'un songe, un songe qui ne pourrait jamais être concrétisé dans la vérité de ce monde où l'injustice était reine. Si seulement... Pensai-je, mais contrairement à Lili je ne pouvais vivre dans une utopie imaginée par mon esprit, je sortis alors la lettre de ma poche et la lançai dans les flammes de la cheminée, la consumant à jamais et mon cœur avec.

                                                                                                          A.M


Conrad

Stuttgart, 31 juillet 1939


La lumière blanche du soleil traversait les gouttes de cristal du lustre situé au-dessus de nous, et reflétait un arc-en-ciel sur ma main. C'était fascinant de voir la multitude de couleur que pouvait contenir ce rayon, pensai-je en touchant ce dernier de mon autre main. Il était encore tôt et pourtant le soleil me brûlait déjà la peau.

Je regardai autour de moi, le Stella pourtant si prisé habituellement était vide de toute âme. Les banquettes était désertes, les chaises inoccupées , les nappes blanches immaculées, les fleurs insufflaient un parfum de douceur dans l'air, et le bruit de l'extérieur ne semblait pouvoir nous parvenir, comme si nous étions délaissés du monde auquel nous devions appartenir. Nous étions sûrement trop matinaux pour le reste de la ville, me persuadai-je. Le serveur servit les cafés que nous avions commandés et disparu comme il était apparu, sans le moindre bruit, semblant effrayé par notre damnation du monde. Je pris une gorgée qui me brûla la gorge de sa chaleur. En face de moi, Cal me regardait d'un air amusé et bu une gorgée, faisant comme si la chaleur était inexistant.

Cal était un personnage étrange. De premier abord, il semblait un être ordinaire, cependant si on regardait de plus près, on pouvait voir une cicatrice qui partait de son oreille droite jusqu'au milieu du menton, longeant la mâchoire, telle une fissure de son être. Il ne m'avait jamais dit d'où il la tenait, bien que nous nous connaissions depuis le Collège, mais on pouvait facilement deviner que c'était lors d'une bagarre. C'était d'ailleurs par ce procédé que nous nous étions rencontrés. Cal avait toujours été la tête de turc de nos camarades, trop différent sûrement pour être accepté, trop insolant aussi, cherchant sans cesse les ennuis. Il fallait bien un pauvre idiot pour le défendre, sinon, seul, il n'aurait jamais pu s'en sortir. Et ce pauvre idiot c'était moi. Je soupirai, Cal était un jeune homme qui avait toujours été porté vers une certaine arrogance, ce qui le mettait dans des situations souvent fâcheuses. De plus, c'était quelqu'un de très discret et peu de personnes savaient qui il était vraiment, je ne pouvais même pas dire si c'était mon cas. Si je le voyais souvent j'ignorais totalement sa vie, je ne connaissais ni ses parents, ni ce qu'il faisait dans la vie et pour la moindre connaissance que j'avais, il fallait réussir à déceler le vrai du faux. La seule certitude que j'avais, c'est qu'il cachait des choses. Des choses qui j'en avais peur étaient aussi noir que ses yeux.

- Il semble que l'hypothèse d'une guerre ne soit pas tombées dans l'oreille de sourds, dis-je, regardant la rue vide de toute vie.

- Il faut s'y préparer maintenant j'imagine, soupira Cal, le regard vitreux.

- Tout est entrant de ce mettre en marche, encore un ou deux mois et le führer lancera l'offensive, déclara-je

- Ce n'est pas ce que tu voulais ? Me demanda-il surpris par le dépit que je reflétais.

Je le regardai avec une profonde tristesse. Je n'étais pas comme tous ces idiots qui souhaitaient la guerre pour s'amuser. Contrairement à eux je ne me faisais pas l'illusion sur le champ de bataille, ce ne serait pas facile, loin de là. Je comprenais leur envie d'une guerre, je la voulais aussi, une guerre pour rétablir la puissance allemande au niveau qu'elle méritait, une guerre pour ne plus vivre avec l'humiliation de cette terrible défaite de 1918. Mais je savais que la guerre n'était pas jeu, qu'il y aurait des morts, beaucoup de morts gisant ça et là dans des marres de sang. Je savais qu'Hitler nous envoyait à la mort et qu'il allait falloir être malin et surtout avoir une chance inouïe pour lui échapper.

Cependant cette guerre était nécessaire. Ce n'était pas un sentiment de joie qui m'animais, mais un sentiment de devoir. Cette guerre, cette terrible guerre qui allait s'abattre sur l'Europe, je l'attendais depuis que mon père était revenu du front de la Somme avec une jambe en moins. Néanmoins ce n'était pas la revanche qui animait mon esprit, mais l'envie de donner un but à ma vie, comme mon père lors de la grande guerre et mon grand-père lors de la guerre de 1870, l'avaient fait avant moi. Je voulais être un héros de guerre, tenir le drapeau allemand à la main en mourant et non un officier caché à l'arrière. Vivre et mourir pour quelque chose. Je soupirai. Ne voyait-on pas la futilité fatale de notre époque, de notre monde ? Me demandai-je. Comment Cal et tant d'autres pouvaient-ils supporter cette vie d'ennui, fait de whisky, de discutions politiques, de concert, de préjugés, alors que seule la guerre pouvait avoir un sens à mes yeux ? Qu'étions-nous, sinon de pauvres ignorants, si jamais n'était ressenti ce sentiment de peur brûlant le ventre à la vue de soldats ennemis, une explosion emplissant les oreilles de sang ou encore l'odeur morbide d'un de nos compagnon démembré. Seul le bruit des balles semblait représenter le salut de mon être. Un salut, qui je l'espérai, ne tarderait pas.

                                                                                              C.V.H


Cal


Stuttgart, 31 juillet 1939


J'écrasai ma cigarette dans le cendrier. L'incandescence rougeâtre laissa place à la noirceur de la cendre. Je me levai de ma chaise et remis ma casquette sur la tête. Conrad en fit de même bien que son café ne soit pas terminé. La porte d'entrée s'ouvrit dans un bruit de clochette. Deux femmes s'assirent sur une banquette près des fenêtres donnant sur la rue. Celle-ci semblait s'animer dehors. Je serai la main de Conrad amicalement, avant de me diriger vers le serveur qui me tendait déjà le journal. Je le pris, lui fit un signe de tête et quittai cet endroit.

Les rues de Stuttgart étaient maintenant baignées de soleil et je succombais déjà à cette intense chaleur d'Eté. Les pavés commençaient à claquer sous les chaussures des passants qui se faisaient de plus en plus nombreux. J'adorais marcher à travers la ville de bon matin, voir celle-ci s'éveiller, les gens s'affoler, les oiseaux chanter, les enfants jouer, le ciel se transformer pour enfin donner ce si beau bleu d'Été. J'adorais regarder ce spectacle qui se répétait sans cesse.

Je tournai dans une ruelle étroite, et saluai un couple qui marchait face à moi, puis m'arrêtai. Je regardai la vitrine d'une librairie juive sur laquelle était dessinée une étoile de David ainsi que le mot juif en majuscule, en attendant que ce dernier rejoigne la grande rue. Ainsi fait, je me faufilai dans la ruelle adjacente du magasin, tout en cachant mon visage avec ma casquette, et entrai dans ce dernier par la porte de derrière en bois craquelé.

La librairie était encore sombre, les rayons de soleil ne pouvant pas encore l'atteindre. De petite taille, il était difficile de s'aventurer entre les rangées de livres pleines à craquer. La poussière créait une brume dans l'air et mon nez me chatouillait. Je fis un signe de main à Max de loin mais il ne me vit pas derrière ses lunettes inadaptées d'un autre siècle. C'était un homme d'une soixantaine d'années aux cheveux blanchis et au teint jaunâtre tel un papyrus. Nous n'avions jamais eu de véritable conversation malgré l'absence perpétuelle de client. Il semblait à jamais enfermer dans son mutisme, maladie contractée à l'arrestation de son unique fils le dix novembre dernier, m'avait-on dit. C'était sa façon à lui de protester, j'imaginais.

Je me dirigeai vers le comptoir et frappai la porte qui se trouvait derrière à cinq reprises. Cette dernière s'ouvrit sur une minuscule salle, sans fenêtre, éclairée à la lampe à pétrole. Seules une table et quelques chaises composaient le mobilier. J'étais le dernier arrivé, comme à l'habitude. Le quatrième membre à jamais de notre petit groupe. Aloïs, un étudiant en médecine, que j'avais connu à la faculté, s'approcha de moi et me serra la main chaleureusement :

- On pensait que tu ne viendrais jamais, déclara-t-il, soulagé de me voir. Regarde ce qu'on a trouvé à l'université, me dit-il en me tendant un tract. Tous me regardèrent bizarrement.

Je regardai le morceau de papier blanc déplié. Des mots me frappèrent, "indigne", "despotes", "ignominie", "atrocité extrême", "sacrifice absurde" et puis "résistance" et pour finir "liberté", "liberté", "libéré". Je regardai mes compagnons, je ne comprenais pas.

- Il en a trouvé une petite dizaine dans une salle de cour, m'informa Dietrich, un petit roux, un ouvrier qui devait avoir quelques années de moins que moi.

- Ce sont des étudiants de Munich qui l'ont écrit, m'indiqua Tony, un futur ingénieur, le dernier de notre groupe.

- Et vous pensez que ça va changer quelque chose ? Demandai-je interloqué, vous pensez que citer Goethe ou la bible donnera une conscience aux nazis ?

Le silence me répondit.

- Ces gamins vont se faire arrêter par la Gestapo et mourir sans avoir rien fait, juste en brandissant les écrits saints, je veux pas mourir pour ça, et vous non plus je pense, déclarai-je en les regardant un par un.

- Tu préfères tuer des hommes à la place ? M'attaqua Dietrich.

- Si c'est pour un intérêt supérieur, la liberté dis-je en pointant ce mot inscrit sur le tract trois fois. Oui, je préfère tuer des hommes à la place, annonçai-je tout en fixant les yeux bleus glacials de mon interlocuteur.

- Donne le journal, m'ordonna Tony agacé par la situation.

Chaque matin nous nous réunissions avant le début des cours à l'université pour lire le journal. Plus précisément la dixième page du journal, qui était toujours lu par Tony. J'alluma une cigarette en attendant qu'il dise comme chaque matin une nouvelle mission. Ce n'était souvent pas grand chose, déposer une cargaison par ci, voler quelque chose par là.

- "La brise du matin volète sur les bords de la baie ombreuse, et dans le lac se reflète, mûrissante, la moisson à venir". Récita Tony, d'un ton morbide.

Je lâchai ma cigarette et la regardai se consumer un instant. Je me tournai vers Tony qui me regardai les yeux rempli d'incrédulité. Aloïs avait le regard dans le vide et semblait absent, ne voulant semble-t-il pas entendre ce qui venait d'être prononcé. Quant à Dietrich, il me lança un regard plein de défit.

Chacun savait ce que cela voulait dire. C'était un ordre d'attentat. La mission était déclenchée. Nous devions faire exploser l'opéra de Stuttgart. Ce projet avait été évoqué lors de la précédente réunion dans l'arrière salle du Stella, mais jamais je n'aurais imaginé qu'on le confirait à notre petit groupe. Jamais d'ordre de ce genre nous avait été envoyé. Je frissonnais. Nous devions tuer en masse. Nous avions volé, incendié, espionné, mais jamais tué, et sûrement pas ce nombre. Le monde semblait s'effondrer autour de moi. Il était plus facile de dire que je préférerais tuer que de le faire. Je sentais sans cesse le regard de Dietrich peser sur moi. Devais-je effectuer des actions que je reprochais à mes ennemis ? Je savais qu'un jour cette question se poserait, mais aujourd'hui je n'étais pas prêt, pas prêt à assumer la mort de plusieurs personnes sur ma conscience, malgré mes dires. Même si elles représentaient le parti nazi, mêmes si elles étaient elles-mêmes des criminels, devaient-elles mourir de ma main ? Pensai-je. C'était cette question qui me faisait peur, peur de me retourner dans mes draps emplis de sueurs, voyant les visages de personnes qui n'étaient plus par ma faute, et finalement je me dis qu'un poème de Goethe pouvait changer beaucoup de chose.

                                                                                                    C. F






  • Quand la beauté cohabite avec la monstruosité. J'ai aimé les nuances et les contrastes, la diffraction de la lumière dans le cristal... Et que dire de cette fulgurance : " L'incandescence rougeâtre laissa place à la noirceur de la cendre." Comment résister sans pour autant détruire, se détruire ? En effet, la poésie est cet endroit à mi-chemin entre le combat et le renoncement.
    Bien à vous.

    · Il y a plus de 6 ans ·
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    Julien Darowski

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