Une jeunesse remarquable

Georgia Margoni

Louis XIV vit entouré d'ors et de soie tandis que la province souffre. Un drame humain va venir perturber les deux mondes si opposés.


Il avait suffi d'une fois, d'une nuit, d'un enchevêtrement de corps bref et intense pour que Pierre Cherrier prenne une apparence de forme embryonnaire. Oh, bien sûr, les premiers mois, il ne donna nulle preuve de sa présence mais les mois suivants, Pierre adopta une toute autre attitude. Il se fabriqua une enveloppe humaine, assembla sous un amas de chairs, les siennes en l'occurrence, une constitution laborieuse de tendons, d'os fragiles et d'organes essentiels. Pierre devint le bébé. Chez les Cherrier, dans la jolie commune de Laverdens, au cœur de notre belle Gascogne, la naissance prochaine de l'enfant annonçait un risque persistant d'avalanche suivi d'une pluie diluvienne de contrariétés. Pierre ne serait jamais prince, pas même un petit marquis. Il n'incarnerait jamais un espoir pour personne.

Pourtant, sa mère, une simple lavandière âgée de vingt-trois ans le sentait grandir dans son ventre et prendre de plus en plus de place. Mais cette joie traînait derrière elle des relents d'amertume. Car son enfant était sale, un enfant de la débauche, une trahison de ses voeux de mariage.Voilà ce que pensait son époux François Cherrier, humilié de voir grossir le ventre de sa femme, furieux qu'elle exposât ainsi sans vergogne la virilité d'un autre, quand la sienne s'avérait défaillante. Il n'accepterait jamais la bâtardise de cet intrus. A Emeline de choisir : abandonner son nouveau-né à la naissance ou laisser son mari punir un enfant du crime de sa mère. Le cocu tenait là son odieuse revanche. Et qui viendrait le lui reprocher puisque la loi accordait alors tous pouvoirs au chef de famille, fût-il simplement le fermier général de Monsieur le Comte d'Armagnac ?

La seule chose qui ne lui était pas permise était de s'en prendre physiquement à son rival. L'oncle de l'amant fautif, Jean-Baptiste La Quintinie, avait élu domicile dans le potager de Monsieur Fouquet. Il apprit au cours de ses voyages en Italie, la botanique et découvrit le soin qu'il convenait d'apporter aux nouveaux primeurs qui allaient révolutionner la cuisine du Grand Siècle. Monsieur La Quintinie passa de la maison du Surintendant à celle du Roi, sitôt la disgrâce de son maître consommée. Louis XIV prenait déjà plaisir à visiter ses jardins à Fontainebleau et à veiller à l'élaboration de son potager dans un Versailles encore marécageux. Il ne se passait pas un jour sans qu'il ne cherchât les bons conseils de Jean-Baptiste La Quintinie. Comment dès lors expliquer à Sa Majesté que le neveu de son jardinier avait souillé la femme d'un modeste fermier général de Gascogne, l'avait engrossé et que de cette forfaiture, l'amant devait réparation au mari, un homme dépourvu de toute particule ?

Une nuit, les douleurs arrivèrent, dépassant en intensité celles de se savoir seule et incomprise. Dix-huit heures plus tard, Pierre émergeait du ventre affaibli de sa mère et se mit aussitôt à hurler comme s'il venait de réaliser ce que serait désormais sa vie. Au lendemain de la mise au monde difficile du bébé, Emeline Cherrier prit sa décision. Quand le nourrisson fut endormi, elle enfouit sa main tremblante sous l'oreiller pour en extraire un poignard qu'elle gardait par précaution quand son époux sortait la nuit pour vider pléthore de verres dans une obscure taverne. Elle leva le couteau et se le planta en plein cœur. La jeune femme savait que François se débarrasserait du marmot dans un orphelinat. La France  en regorgeait malheureusement. Mais un jour viendrait où Pierre quitterait l'institution – Emeline avait choisi elle-même le prénom de son fils puisque son mari se désintéressait absolument de cet enfant. Elle lui laissa en héritage la seule chose qu'elle ne possédait plus. Des possibilités.

Quand François Cherrier revint de la taverne où il s'était enivré toute la nuit, il se montra soulagé plus qu'abattu par le terrible spectacle. Sans émotion, il se saisit du nourrisson et alla le déposer, pauvre petite chose vagissante et terrorisée aux pieds de la première église. L'enfant fut découvert par une religieuse accoutumée à ce genre de surprises matinales. On porta le nourrisson sur une carriole sale et ce premier berceau malodorant marqua le début de sa nouvelle existence. L'hospice des Petits Pas, rue des Vieux chênes à Auch ne jouissait pas de la meilleure réputation en matière d'éducation pas plus qu'il n'abritait la compagnie la plus raffinée. Des fils de rien, sachant d'avance que la vie ne leur ferait pas de cadeaux.

Au fil des années, le garçonnet subit plus qu'il ne profita. Ses compagnons d'infortune lui parlaient fort mal et accompagnaient ces mots doux de bastonnades bien senties qui humiliaient le garçon mais lui forgeaient le caractère. Comme les occupations manquaient, la marmaille misérable trouva excitant d'opérer des virées nocturnes dans le bureau du Père Frémiot afin d'y introduire un petit vent de fronde. Ces garnements aimaient mettre leur nez sale partout, tripatouiller dans leurs propres dossiers afin de savoir qui avait eu l'enfance la plus misérable. Les orphelins avaient donné à ce petit jeu le nom de qui perd gagne !

Eclairés misérablement par une mèche usée enduite de suif de mouton, les enfants regardaient leur triste enfance s'étaler à l'encre noire et pas très sympathique sur du vieux parchemin. Parfois, ils avaient de la chance et repartaient avec des lambeaux de biographie ; parfois, non. C'est alors que l'on découvrit la vérité. On sut que le dénommé Pierre Lazarens qui portait le nom de son village à défaut d'un autre plus reluisant, avait tué sa mère, en quelque sorte. Mais Pierre découvrit aussi les commérages du village et le nom de son père biologique supposé, Julien La Quintinie. Ses amis le surnommèrent bientôt Monseigneur par moquerie et lui, jura de le retrouver. Fauve ou agneau, Pierre partirait. Dans huit ans, il s'en irait. Puis cinq, puis deux. L'année prochaine. Demain.

Pierre Lazarens se leva un matin afin de préparer ses affaires car l'heure était venue de voler de ses propres ailes. Il tomba dans les bras de son meilleur ami, Nicolas Bouvier puis quitta l'orphelinat sans se retourner. A l'orée de ses dix-huit ans, le jeune homme acheta en route un cheval avec l'argent que lui avaient remis les pères de l'orphelinat. Deux années passèrent où Pierre mûrit son projet et se forma aux techniques culinaires de gâte-sauce. Ce qui le fit entrer aux cuisines de Monsieur le Prince.

Puis, comme prévu, il partit retrouver Nicolas là où son ami lui avait demandé de l'attendre. A l'Auberge du chat qui fouette. Il n'y avait que lui pour trouver des endroits aux noms aussi curieux et qui appelaient au mystère. L'estaminet se trouvait non loin de Chantilly où résidait Monsieur le Prince plus connu à la cour de Louis XIV sous le titre honorifique de Louis II de Bourbon, prince de Condé et cousin du Roi. Julien La Quintinie, père biologique de Pierre s'y trouvait aussi en compagnie de toute la cour. A vingt ans, Pierre Lazarens commençait une nouvelle vie aventureuse et revancharde.


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