Une journée

Gillian Arnoux

Au réveil, ma tête était lourde. La nausée avait envahi mon estomac et remontait jusque dans la gorge. Malgré la fenêtre grande ouverte, le salon sentait encore le tabac froid. Les trois bouteilles vides me rappelèrent tout l’alcool que j’avais ingurgité la veille. Droites comme des « i », les deux premières ornaient sagement la table du salon et encadraient de leurs ombres l’ordonnance du médecin. La dernière avait roulé à terre et gisait sur la moquette aux côtés d’un paquet de cigarettes éventré. Je les pris toutes les trois entre mes doigts pour les mettre à la poubelle et, sur le chemin de la cuisine, elles s’entrechoquèrent en émettant un tintement aigu qui raviva mes maux de tête.

Dés que j’essayais d’articuler, ma langue claquait bruyamment et résonnait sur mon palais. Le son se propageait sur les parois de mon crâne et me faisait courber la tête. Pourtant, le goût amer qui imprégnait ma bouche depuis des mois avait disparu. Elle était comme vide et ronde pour la première fois. J’avais beau tâté chacun de ses recoins avec ma langue, cette amertume s’était évaporée dans mon sommeil. Seule une salive pâteuse tentait de se répandre à l’intérieur. Mon cœur se souleva tant je me sentais libre et légère. Une euphorie soudaine descendit le long de mes membres en légers picotements, mais la nausée me reprit et tordit mon ventre. Je me promis que plus jamais je ne boirais seule comme je l’avais fait la nuit dernière. Je savais désormais que je n’en aurais plus besoin, car le déclic de la nuit avait lavé ma bouche comme aucun traitement n’aurait pu y réussir.

Cette nausée était une prétexte idéal pour me faire excuser de travail. En décrochant le combiné, je visualisai déjà le regard résigné de mes collègues à l’annonce mon absence, certains murmurant à leur voisin un « la pauvre, je savais bien qu’elle n’aurait pas dû revenir » poisseux de pitié. Pourtant, cette fois ils ne pouvaient comprendre. Mon responsable n’opposa aucune résistance à me libérer. Cette journée était entièrement à moi. Avec une excitation inhabituelle, je décidai de l’employer à organiser le soir même une fête. Personnellement, je refusais systématiquement les invitations à ces soirées, prétextant le plus souvent une trop grande fatigue. A vrai dire, je les détestais par-dessus tout. Je n’y avais pas ma place, me sentant encore plus insipide et dénuée d’intérêt qu’à l’ordinaire.

Cette aversion semblait elle aussi s’être évanouie avec le point du jour. Je désirais que tous mes amis soient présents ce soir, qu’ils m’entourent pour constater par eux-mêmes à quel point une seule nuit pouvait vous faire grandir. Je les invitais à partager l’enterrement de ce goût amer qui avait tout déformé en moi. De leurs propres yeux ils verraient que j’étais désormais une autre. Tour à tour, je les appelais par téléphone. Ma proposition suscita en chacun d’eux une surprise qu’ils eurent du mal à dissimuler. Durant quelques secondes, seuls me parvenaient sur la ligne des bruits étouffés par la distance, détails qui tissent l’arrière-plan sonore d’un jour de semaine ordinaire. Le ronronnement lointain de moteurs de voitures, les claquements mats des touches sur un clavier d’ordinateur, les conversations alentours à peine audibles. Etrangement, ces silences répétés me réconfortèrent, car ils clamaient haut et fort que mon changement était en marche. Mes amis le sentirent certainement au ton de ma voix et furent tous ravis d’accepter mon invitation. « Huit heures chez moi » étaient des mots que je n’avais pas prononcés depuis longtemps. Pourtant, ils sortirent naturellement de ma bouche comme s’ils avaient toujours été là, dormant sous ma langue.

Dans l’heure qui suivit je m’affairai à tout planifier. Au fil de mes pensées, chaque détail à régler s’encastra naturellement à un autre comme les grosses pièces de bois d’un puzzle pour enfant. Le plan de table, le menu et les vins, la musique sur laquelle les plus intrépides se risqueraient à danser, la couleur des serviettes en papier, l’inventaire final de ce dont j’avais besoin. Je m’étonnais de mon efficacité et de la facilité avec laquelle j’embrassais mon nouveau rôle de maîtresse de maison. Sur les coups de deux heures de l’après-midi, je sortis acheter les quelques bricoles qui me manquaient.

J’hésitai un instant à rentrer dans le tabac au coin de la rue pour un paquet de cigarettes, mais je détournai les talons et changeai fièrement de trottoir. Ce six juin était une journée magnifique. Le soleil était haut et resplendissant dans un ciel vierge de tout nuage. Les feuilles des marronniers oscillaient lentement sous l’effet d’une brise tiède qui annonçait l’été tout proche. De rares voitures semblaient avancer au ralenti dans les rues désertées par les travailleurs. Seuls quelques enfants jouaient dans la rue, mêlant à la sérénité du quartier des éclats de rires argentins. Tout semblait figé par le temps comme dans un passé heureux et révolu de carte postale.

Sur le chemin du retour, mon esprit s’illumina d’une vision insolite, mon appartement tapissé de fleurs. Je m’imaginais passer de pièces en pièces parmi mes invités, d’immenses gerbes de lys et d’arums embellissant les murs. Tous les admirant et me complimentant sur leur tenue majestueuse et leur beauté. Les fleurs s’imposaient désormais comme une évidence, sans laquelle la soirée n’aurait pu être un succès. Une envie si subite et intense qu’elle dépassait toute compréhension. Un instant de folie dans lequel le monde entier n’aurait pu survivre sans fleurs et se serait à coups sûrs effondré sans préavis. Mon pas s’allongea et se fit de plus en plus rapide pour rejoindre le fleuriste caché dans l’étroite rue du château. Malgré sa devanture foisonnante, je n’avais jamais eu le courage d’en franchir le seuil.

Accroché à la poignée de la porte, un petit grelot tinta. La boutique était immense et mes yeux s’écarquillèrent instantanément. Des milliers de fleurs de toutes sortes recouvraient chaque mur de haut en bas. Elles n’en laissaient pas le moindre interstice apparent. Seules les poutres métalliques du plafond dépareillaient agréablement avec cette tapisserie végétale. L’odeur mélangée de leurs parfums et des tiges coupées était si enivrante qu’elle me fit presque tourner la tête. Autant de délicates senteurs qui se fondaient en une, glorieuse et puissante. Une pulsion m’envahit. J’eus envie de toutes les serrer contre moi d’une seule brassée. Mon rythme cardiaque s’accéléra imperceptiblement, car je rayonnais devant cette grâce multicolore si harmonieuse. Toutes sans exception me faisaient envie et aiguisaient en moi un appétit insatiable. Choisir parmi elles m’apparut néanmoins impossible. Je me sentais incapable d’en isoler une et de la prendre dans mes mains tant ce geste aurait été irrespectueux d’une beauté si complète.

La fleuriste se tenait au fond du magasin derrière un petit comptoir de bois. Elle était grande et belle, un port de tête haut que rehaussaient de longs pendants à ses oreilles. Discutant au téléphone, elle entortillait machinalement le fil de l’appareil autour de l’un de ses doigts. D’un trait incisif elle nota une commande dans un grand cahier à spirale et la répéta à haute voix avant de raccrocher. « Sept douzaines de roses, couleurs panachées… Très bien, Madame passera les prendre elle-même. Au revoir. » En entendant cette phrase, je découvris que j’enviais ce respect et que je désirais moi aussi être traitée de Madame.

Elle attendit une minute avant de s’approcher de moi. Sa queue de cheval se balança lentement au rythme de sa démarche élégante. L’air qu’elle déplaça en avançant fit osciller les fleurs et courber leurs têtes. Comme un hommage à sa grâce, ses protégées semblèrent s’écarter révérendes sur son passage. Je me tenais encore ébahie dans l’embrasure de la porte quand elle me demanda si elle pouvait m’aider. En bégayant au début, je lui dis que je désirais des fleurs… pour une fête ce soir… beaucoup de fleurs. Sous mes yeux émerveillés, elle me décrivit chaque pétale de son magasin. Elle inventoria ainsi tout le tapis suspendu. Lignées, saisonnalités, nuances de couleur, significations, moments pour les offrir. Elle s’arrêta plus longuement sur les arums blancs que je dévorais du regard depuis mon entrée. Un temps je crus encore que je ne pourrais jamais me décider, mais ses conseils et sa douceur me permirent de distinguer les plus belles. Dix douzaines de fleurs qui seraient livrées chez moi une heure avant la fête. Et me revint à l’esprit l’image de mes invités sous le charme des parfums et des éclats. Alors que tintait pour la seconde fois le petit grelot, elle me tint la porte en me souhaitant une soirée très réussie Madame. La porte se referma délicatement derrière moi et je restai un instant dos à la devanture, mon visage marqué d’un sourire béat.

La nausée avait disparu depuis quelques heures déjà, mais je craignais qu’elle revienne subitement, incontrôlable. Je pressentais que ce monde en construction pouvait s’effondrer à tout instant et laisser un trou béant sous mes pieds. Pourtant, mes jambes demeuraient solides comme les pistons vigoureux d’une mécanique infaillible. Ils emportaient mon pas avec une conviction surprenante le long des grandes avenues bordées d’arbres. Je compris que mes craintes n’avaient plus d’importance, car ce soir je ne serai plus seule. Parmi les fleurs, ils seront tous là autour de moi. Ma tête était légère comme elle ne l’avait plus été depuis l’enfance. Cette innocence flottait dans mes veines comme de l’adrénaline. Elle aurait pu me conduire au bout du monde. Et, comme par habitude, je repris machinalement le chemin qui, depuis des années, ne m’avait plus ramené de l’école.

A la lisière du premier étage des immeubles, les carrés émaillés vert et bleu défilaient sous mes yeux. Inlassablement le même enchaînement. Vingt-deux, vingt-quatre, vingt-six… Avenue Massena… vingt-huit, puis trente. L’ombre du chèvrefeuille se projetait sur le portail de fer forgé et le faisait paraître plus sombre qu’en réalité. Entrebâillé sur la rue – il ne fermait plus correctement depuis des années – il me suffit de l’écarter d’à peine quelques centimètres pour me faufiler dans le jardin. Quand la cloche retentit, mon pied glissa sur une des marches du perron. Les pas des visiteurs les avaient creusées et avaient incurvé leurs arrêtes en arcs de cercle, les rendant au centre plus courtes de quelques centimètres. Frappées par les rayons du soleil, elles étaient brillantes. Polies par les années et les intempéries, leurs surfaces lisses de toute aspérité. M’agrippant à la balustrade, j’échappai de justesse à la chute et ma mère, les yeux tristes et inquiets, ouvrit la porte. Ce même regard abattu et mêlé d’angoisse qui depuis six mois s’était figé en eux. Il s’était inconsciemment substitué aux habituels regards doux et rieurs de mes parents. Encadrées dans le salon, seules les photos de famille témoignaient encore que cet invisible voile mortuaire n’avait pas toujours recouvert leurs traits.

Six mois déjà que ma sœur avait découvert mon corps nu, presque sans vie, allongé sur mon lit. En entrant dans la chambre, elle marcha sur le flacon de médicaments vide qui se brisa en morceaux sous l’effet de son poids. Malgré ce qu’ils voulaient croire, mon geste n’avait pas été dominé par une passagère pulsion de mort assouvie sur l’instant. Il avait été mûrement réfléchi au fil des années. Le noir grignotant tout peu à peu et s’imprégnant en moi jusqu’à la moelle, les choix à ma portée s’étaient inexorablement réduits jusqu’à n’en laisser plus qu’un. Une évidence de libération brutale. J’avais fait les choses comme il le fallait, ou du moins je le croyais. Dans les jours qui précédèrent, je n’avais rien laissé transparaître. Aucun appel au secours dissimulé dans des sous-entendus obscurs. Je n’avais pas écrit de note pour justifier l’injustifiable. J’avais fermé les volets et tiré les rideaux pour ne faire place qu’au noir. Je m’étais étendue à même le couvre-lit sentant mes membres s’engourdir lentement. Je ne me souvenais pas d’avoir perdu connaissance et, comme des échos lointains, je sentis de faibles pressions sur ma poitrine. En attendant les médecins, ma sœur m’avait réanimée comme elle l’avait pu, à grands coups de poings sur le torse. Elle m’avoua deux mois plus tard qu’elle avait hésité un instant avant d’appeler les secours. J’étais si belle dans cette position, le visage détendu et calme, les membres totalement relâchés, un rose aux joues enfantin et pur. Toutes les souffrances qu’elle me connaissait semblaient avoir fui mon corps. Et avant de se ressaisir, elle envisagea de me laisser glisser, fermer ses yeux et tranquillement me laisser partir comme je le désirais.

Mon père nous rejoignit dans la cuisine et s’assit face à moi. Un silence inconfortable s’installa entre nous pendant que ma mère préparait le café derrière nous. Il enleva ses lunettes corrigeant sa myopie, se frotta les yeux et sans relever la tête me demanda si j’avais besoin de quelque chose de particulier. Il espérait que le psychiatre m’aidait et m’interrogea sur les progrès que nous faisions tous les deux. Je répondis que je ne savais pas vraiment, qu’il était peut-être trop tôt. A la sortie de l’hôpital, mes parents avaient mis tous leurs espoirs sur les épaules de cet homme, sans comprendre qu’eux seraient bien plus à même de me venir en aide. Mais, ils s’étaient résignés, ne voyant égoïstement dans mon acte qu’un désaveu personnel. Un échec de l’éducation qu’ils m’avaient donnée. Je lisais dans leurs yeux qu’au plus profond d’eux-mêmes ils se répétaient accablés, mais qu’avons-nous fait de mal ? Ne lui a-t-on pas apporté tout l’amour dont nous disposions et même plus ?

Sans un mot, ma mère posa le café sur la table. Leurs regards étaient fuyants et n’osaient plus croiser le mien. Pourtant, j’aurais voulu qu’ils me dévisagent et me forcent à parler, à leur décrire l’incroyable métamorphose qui se produisait en moi. Leur faire comprendre que ma vie n’était plus une chambre d’hôtel louée à l’heure dans laquelle je tournais en rond en attendant la mort. Que j’avais ouvert la porte et mis le nez dehors. Cette chambre enfouie dans les entrailles de mon âme n’était plus vide et sombre. Elle débordait d’une multitude de fleurs multicolores et odorantes, et d’envies irrépressibles qui m’assaillaient à toute heure de la journée. Je n’étais plus seule dans le noir. Désormais je savais où était ma vie, dans le futur. Tout cela je voulais le leur dire, le leur crier, mais ces mots peinaient à s’extraire de ma bouche. Je n’en avais pas le courage, ils ne m’en donnaient pas le courage. Ils l’auraient sûrement compris par eux-mêmes si seulement ils avaient juste osé me regarder dans les yeux.

Après une première gorgée de café, j’entrepris tout de même de leur raconter ma journée pour échapper à ce silence gêné. Je disséquai ainsi les dernières heures de ma vie. Le réveil douloureux, la décision d’organiser une soirée, l’invitation de mes amis, ce magnifique jour de juin aux portes de l’été, mes discussions avec les commerçants, la fantastique boutique de fleurs. Chaque fois que je reprenais une gorgée de café, je redoublais de précisions. Je sentais le sang taper de plus en plus fort dans mes artères et, sous l’effet de l’excitation, les mots s’entrechoquaient presque dans ma bouche. Plus j’avançais dans le récit, plus je les noyais sous une multitude de détails comme si aujourd’hui la moindre aspérité du sol eut été d’une importance capitale. Chacune de mes respirations se fit de plus en plus courte tant mon débit devenait rapide. Je finis en apothéose par une description méthodique de toutes les façades de l’avenue Massena jusqu’à hauteur de la leur. Puis, je repris mon souffle en reposant la cuiller dans ma tasse. Ma mère attendit quelques secondes avant de s’étonner presque sans voix qu’aujourd’hui j’étais si… Elle s’interrompit d’elle-même ne trouvant pas le mot qui convenait. Ses yeux étaient ronds et fixes. Après une courte pause, elle articula le mot « confiante » en laissant retomber ses épaules. Et un silence bien moins pesant s’installa de nouveau entre nous, chacun visiblement enfoui dans ses propres pensées.

En repoussant le portail de fer forgé, je leur promis de revenir le lendemain. Je n’avais aucune hâte de rentrer chez moi. Les fleurs ne devaient pas être livrées avant une heure et je voulais encore profiter de ce jour de répit hors du bureau. La brise tiède me caressait le visage et conduisit mes pas vers le jardin public du centre ville. L’ombre des grands platanes s’étirait au dessus des allées de stabile. De rares couples occupaient encore la terrasse du Café du parc. Ses chaises en métal vert étaient recouvertes d’une fine couche de poussière que charriait le vent léger. Elles étaient toutes tournées en direction de la grande fontaine de pierre dont les jets d’eau émettaient un ronronnement continu et reposant. Une douce mélodie qui berçait l’âme et faisait oublier le tumulte des voitures derrière les grilles.

Je m’assis en première ligne. A ma demande, le serveur apporta un café serré dont l’arôme corsé m’éclata dans la bouche en mille sensations. De temps en temps, la quiétude du lieu était rompue par un rire d’enfant plus aigu et plus cristallin que les autres. Le menton posé dans le creux de la main, je les observais jouer autour de la fontaine. Ils se courraient après en brandissant des boules de poils à gratter arrachées d’un platane. Les genoux dans la poussière, ils mettaient en scène des camions miniatures ou des chevaux en plastique dont les déplacements étaient saccadés par les gravillons du sol. Je voyais dans leurs yeux qu’ils se sentaient sans complexe l’égal des pompiers, des policiers ou des jockeys dont ils singeaient les mouvements. Un discret sourire aux coins des lèvres, j’étais attendrie par ce spectacle. J’enviais leur fraîcheur, leur spontanéité qui faisait du monde un immense terrain de jeu, un champ des possibles infini où tout leur était encore permis. Un garde passa prés de la terrasse et nous prévint que le jardin allait bientôt fermer ses portes. Repoussant ma chaise en arrière, j’adressai un dernier regard aux enfants leur souhaitant par devers moi de ne pas grandir trop vite. Puis, je remontai lentement l’allée principale du parc.

J’arrivai à la maison au même instant que le camion de livraison et des fleurs fraiches s’étalèrent bientôt par brassées entières dans tout mon appartement.

Les invités se présentèrent par groupes de deux ou trois aux alentours de huit heures trente. Selon un même rituel, ils m’embrassaient et me complimentaient sur ma tenue, une robe d’été blanche agrémentée de discrets bijoux. A chacun je leur remis une fleur en signe de bienvenue. Ils étaient touchés par cette attention autant que moi par leur présence. Marc fut le dernier à sonner à la porte. Dans son encadrement de bois, il me détailla des pieds à la tête avec appétit. Entre mes mains, je cassai d’un coup sec la tige d’une rose blanche pour m’en laisser dépasser qu’un bout très court. Sur la pointe des pieds, j’accrochai au revers de sa veste le bouton de fleur et il déposa sur ma joue un délicat baiser qui me fit frémir.

Après le diner, d’autres petits groupes se formèrent aux quatre coins du salon. Une pile d’assiettes s’était amoncelée dans l’évier de la cuisine. Sur fond de musique jazz, je circulais entre mes amis tâchant de parler avec tous. L’atmosphère était détendue et les discussions allaient bon train. Les verres continuaient de s’entrechoquer bruyamment. Chacun leur tour, ils retournaient vers la table pour se resservir, accumulant les bouteilles vides entre ses pieds. Leurs yeux pétillaient et s’accompagnaient de larges sourires épanouis qui me réchauffaient le cœur. Je m’attardai un peu plus auprès de Jacques, un vieux copain de fac. Je sentis son haleine de vin toute proche. Il me prit par l’épaule et me félicita pour cette superbe soirée. J’étais resplendissante ce soir. Et ces fleurs, toutes ces fleurs c’était magnifique. Il était heureux de me retrouver et m’embrassa sur le front avant de me serrer dans ses bras. Je rougis si fort que toutes les personnes alentours se mirent à rire à gorges déployées avant que cette hilarité contagieuse ne me gagne à mon tour. Parmi eux je respirais enfin, comme vivante pour la première fois, sans jugement sur le passé ou l’avenir.

Vers vingt-trois heures, la fête continuaient de battre son plein. Seule sur le balcon, j’entendais lointains les rires puissants qui s’extrayaient du brouhaha diffus entremêlant musique et conversations. Je goûtais une dernière fois la douceur de cette journée, la tiédeur de l’air frôlant encore mes épaules nues. En bas, les voitures se faisaient rares. Leurs phares se répandaient en longues trainées lumineuses dans la nuit noire. Je n’entendis pas Marc arriver dans mon dos. Il m’enlaça dans ses bras et m’embrassa dans le cou. Au creux de l’oreille, il me murmura quel bel été s’annonçait pour nous. Les promenades au bord du fleuve, les piqueniques de vacances, la chaleur qui nous pousserait à la sieste. Entre ses bras, je me sentis en sécurité et laissai retomber ma tête sur son épaule. D’un coup mon corps se raffermit et se mit à trépigner d’impatience. Il devait savoir et me serrerait encore plus fort.

« Tu sais hier je suis allé voir le médecin. Je n’aime pas vraiment les docteurs. En vérité, je peux même dire que je les hais. Mais, celui-là je l’ai aimé. Pas au début, bien sûr. Par habitude j’ai refusé de comprendre ce qu’il m’avait dit, le cadeau qu’il avait emballé pour moi dans une feuille d’analyses médicales. Hier soir, j’ai bu en pensant à lui et en le détestant. Pourtant, je l’ai aimé toute la journée depuis, comme si c’était lui-même qui m’avait mise enceinte. Et oui, ajoutai-je avant un soupir de contentement, je suis enceinte. Nous allons avoir un bébé. Un petit être que nous devrons aimer et chérir, qui grandira grâce à nous et donnera à nos vies. » Je ne sentis pas ses bras se resserrer autour de ma taille.

Je me retournai alors pour lui faire face et mis mes mains autour de ses joues. Il se dégagea immédiatement faisant un pas en arrière. Demeurant muet, son visage était livide. Je vis ses traits se durcir peu à peu, jusqu’à crisper totalement sa mâchoire et exorbiter ses yeux. Ses pupilles se dilatèrent comme pour mieux distinguer la bête curieuse face à lui. Je tentai une dernière fois de lui caresser le visage. Sa main stoppa violemment mon élan en agrippant mon poignet et le renvoyant vers moi. A ce geste, il déversa instantanément une rage insensée contre moi, un torrent noir de paroles. Il criait que c’était impossible, ça ne pouvait pas lui arriver. Il n’était pas prêt, il n’en voulait pas. Nous n’avions été que quelques fois ensemble, je l’avais piégé. Il n’en revenait pas et ses yeux s’injectèrent de sang. Une solution. Il fallait trouver une solution. Je ne pouvais pas le garder, il fallait s’en débarrasser au plus vite et ne jamais se revoir.

Ses lèvres continuaient de s’agiter frénétiquement, mais sa voix s’estompa progressivement dans mon esprit. Etourdie par ses paroles, je devins sourde à tout bruit. Le sol s’effaça sous mes pieds, mes jambes cotonneuses et inertes. Je jetai un coup d’œil par-dessus la rambarde et le vide noir et infini me donna le vertige jusqu’à me tourner la tête. Tout s’assombrit brutalement et des frissons parcoururent mon dos. Tout s’effondrait autour de moi. Chaque pierre du balcon était inexorablement attirée vers le sol. Chaque détail de cette journée me revint à l’esprit avant de s’effacer définitivement, comme pour me dire quelle sotte j’avais été de vouloir croire. Comme une pluie acide, des larmes noires coulèrent de mon ciel intérieur. Elles transpercèrent et rongèrent mon âme dans une douleur insupportable. Je devais partir, me cacher, me protéger. J’étais acculée par la souffrance. La même évidence s’imposa alors à moi. Instinctivement je sautai du balcon avant qu’il ne s’écrase à terre. J’étais emportée comme une pierre par ce poids nouveau dans mon ventre. A une vitesse vertigineuse, j’avais l’impression de voler.

Dans ma chute, j’imaginai tous mes invités penchés sur le rebord du balcon, le même regard triste et inquiet que celui de mes parents. L’enfant que je portais en moi avait été mon meilleur ennemi, me faisant croire à un bonheur impossible. Grâce à lui j’avais connu l’espace de quelques heures cette joie intense que j’avais attendue toute ma vie, une simple journée de paix intérieure. J’espérais qu’eux aussi là-haut la connaitront un jour et n’auront plus peur de mourir.

  • Plaisir de lire la nouvelle en même temps que Virginia...;)
    (juste un petit problème quand on passe de la page 5 à la page 6, et idem un peu plus loin)...

    · Il y a presque 13 ans ·
    Logo plum 195

    enfantdenovembre

  • chouette : narration maîtrisée : on est pris dans cette journée du début jusqu'à la fin comme un long coup de vent.Belle.
    Ton style est plus charmant aussi je trouve que sur les autres nouvelles (pas lu l'avant dernière).
    je trouve qu'une bonne histoire englue le lecteur, ça a été le cas pour moi. Thanks.

    · Il y a presque 14 ans ·
    Default user

    ste

Signaler ce texte