Une journée

rorodator

Faites qu'on parle du 21 juin plutôt que du 21 décembre...

Confortablement calé dans mon fauteuil favori, enveloppé de mes sempiternelles couvertures, j'observe le soleil tandis qu'il entame son grand plongeon vers le néant. Je m'abreuve de la chaleur qu'il diffuse encore, gourmand de ses rayons qui me réchauffent en dedans.

Ça a été une sacrément belle journée, fichtrement bien remplie. J'ai ri et j'ai aimé. J'ai souffert et  j'ai pleuré. J'ai appris tant de choses, que j'ai transmises à mes descendants. J'ai réussi et échoué, je suis souvent tombé, pour mieux me relever. J'ai vécu intensément, me repaissant de tant de délices, m'enivrant de tant de parfums, et pourtant mon âme n'est toujours pas repue d'émotions. J'ai envie de respirer et d'éprouver, encore ! Quelle formidable aventure que cette journée-là !

L'astre du jour épouse l'horizon et se teinte d'orange, enluminant le ciel d'une gouache sublime. Pourquoi ce changement de couleur ? Aurait-il honte de nous abandonner à l'obscurité après une apparition si brève ? Ou bien rougit-il d'agacement, contraint de quitter la scène ? Les plus pragmatiques diront que c'est comme ça, il n'y pas d'explication à trouver, ainsi va la vie !

Le soleil accélère franchement sa chute. L'inéluctable nuit attend, il ne faudrait pas l'impatienter. Il est amusant, le cycle de la journée. Notre étoile se lève vite le matin mais, les yeux lourds de sommeil, il nous est impossible d'en profiter totalement : c'est le temps de l'éveil. Elle a déjà presque atteint son apogée lorsqu'on commence à être conscients. Vient alors le meilleur moment de la journée, indiscutablement, celui de la plénitude. Enivrés par l'ardeur lumineuse du rutilant céleste, c'est l'heure de jouir pleinement des trésors semés ça et là le long du chemin. Longtemps, le soleil semble immobile, au zénith, suspendu dans le temps, comme pour nous permettre de savourer jusqu'à plus soif les nectars offerts à nos sens. Certains, trompés par un orgueil excessif, se persuadent  que cet épisode ne finira jamais, et se figurent vivre une journée éternelle. Ils se trouvent souvent cueillis lorsque commence la dégringolade. Celle-ci débute doucement, imperceptible, avant d'entamer une course qui ne cesse d'accélérer jusqu'à la nuit. Plus la journée décline, plus le crépuscule se hâte. Einstein dirait que « tout est relatif ». Je ne sais l'expliquer. Je le constate, c'est tout.

C'est une boule de feu que je contemple désormais ; le soleil a enfilé son pyjama rouge sang. Le marchand de sable ne va pas tarder à passer, et je sens en moi une langueur s'installer, comme si mon corps s'apprêtait pour la nuit. Une autre journée m'attend-elle ? Y aura t-il un demain ? Je ne sais pas, personne ne sait. J'aurais pu consulter l'horoscope pour y lire ce qu'on m'y promet. Mais j'ai toujours eu en horreur ces spéculateurs, bonimenteurs d'avenirs factices, vampires assoiffés de détresse terrienne, qui fondent leurs empires sur la précarité de la condition humaine. Je ne sais pas s'il y aura un demain. Pourquoi m'inquiéter pour l'heure ? Je verrai bien, quand j'y serai.

Le soleil a entièrement disparu, et je m'en suis délecté jusqu'à l'ultime instant. Maintenant, je suis pris d'une sourde nostalgie. Ce soleil-ci, je ne le verrai plus. Je ferme les yeux, il est vain de les garder ouverts dans ce noir absolu. Les sons de la nature se taisent tout à coup. L'obscurité m'avale. Malgré les couvertures, je frissonne ; j'ai froid, à l'intérieur. Je ne sais pas s'il y aura un demain, mais je suis préparé à l'éventualité. Je ne vais pas entamer mon voyage dans l'ombre sans mon petit bagage. J'y ai rangé le juste nécessaire : l'amour que j'ai reçu, celui que j'ai donné… Autant que je l'ai pu, autant que je pouvais ! On n'est que ce qu'on est. Les joies et les sourires, les éclats de rire, les moments tendres et complices avec les êtres chers. J'emporte aussi certaines de mes blessures : elles ont fait de moi l'homme que je suis, et j'en chéris certaines plus que d'autres succès. Bien sûr, je laisse derrière moi les petites misères, les colères stupides, les emportements imbéciles, les bêtises mesquines… Toutes ces erreurs passées qui voilèrent parfois le ciel de sombres et déprimants nuages.

Mes parents, mes frère et sœur, ma femme… Mes enfants. Si une chose devait subsister demain, ce sont ces diamants bruts que j'ai jalousement ancrés au plus profond de mon cœur. Qu'on me laisse passer la douane avec. Je ne possède rien d'autre.

C'était tout de même une incroyable et formidable journée. Quelle aventure que cette journée-là ! Si demain existe, je ne souhaite qu'une chose : qu'il soit aussi réussi.

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