Une lettre oubliée

Plume De L'ombre

Il s'agit d'une ancienne rédaction, redécouverte il y a quelques jours, et je n'ai pu m'empêcher de la poster ici . Certes, c'est un thème très récurrent, mais j'espère que cela saura vous plaire.

Verdun, 16 mars 1916,


Ma très chère sœur,


Par quelle bonté du ciel puis-je encore t'écrire ces mots ? Je ne sais pourquoi et combien de temps je serais épargné : nous tombons tous, un à un, seconde après seconde. Personne ne semble pouvoir survivre à cet ignoble carnage, et cette ombre qui plane au-dessus de ma tête n'a de cesse de me hanter. Tu ne me reconnaîtrais pas. Nul ici n'est semblable à ce qu'il était au commencement. La guerre nous a engloutis, tous ; transformés ; ravagés.
La mort est partout. Elle nous guette, rit de nous voir nous démener : elle sait. Bientôt, les combats reprendront et elle arpentera le front, yeux bandés, embrassant quiconque se trouvera sur son funeste chemin. Et nous, nous courrons, toujours, encore, refusant qu'elle et ses ténèbres nous prennent, tels le bétail affolé se ruant sans le savoir dans ce qui sera son abattoir.

Comment pouvons-nous encore lui échapper ? Je me le demande chaque instant...


C'est l'aube. Chez nous, le clair-obscur doit avoir envahi chaque parcelle de verdure, et plongé notre campagne dans une atmosphère si calme, si paisible... Et ces oisillons qui n'avaient de cesse de nous faire partager leur chant, ce vent qui nous chatouillait le visage, ce doux effluve matinal qui envahissait nos sens...! Je souris rien que de penser à ces immenses champs verts et luxuriants, ce petit paradis qui hélas n'est plus que mirage dans un désert qui finira par m'ensevelir...


Ici, le ciel est rouge. Rouge de sang. La nature jadis abondante n'est plus que le fantôme d'un passé trop beau pour nous, laissant maintenant place à des cratères hurlant d'affliction. Nulle mélodie dans ces terres désolées ; seul le vacarme omniprésent des obus, des tirs incessants dont on ne se soucie même plus tant ils sont devenus ordinaires. L'horreur elle-même est devenue ordinaire.

Ce ciel qui devrait être rose, teinté d'espoir, est voilé ; des fusées jaillissent parfois, petites étoiles rougeoyantes auxquelles on n'adresse qu'un seul vœu : celui de pouvoir revoir cette sombre aurore une fois de plus. Puis, le terrible coup de sifflet retentit. L'horrible angoisse se remet à monter. L'affreux jour vient de se lever. Nous savons tous qu'elle nous attend, là-haut, cette douce créature qui ne nous quitte plus, se joue de nous depuis le début. Nos yeux sont bouffis, injectés de sang. Notre corps est las et fatigué. Nos sens sont brouillés ; par la puanteur de la mort et de l'atrocité, par cette vaste et destructrice cage dans laquelle nous sommes enfermés sans n'avoir rien commis. On hésite toujours à gravir ces redoutables échelles, minces passages reliant les abysses et les plaines infernales. Il arrive que des camarades tombent alors qu'ils ne sont pas encore complètement montés. Un de plus. Jamais nous ne retournons. Quelle importance ? Un ridicule corps qui se noie dans un amas de meurtrissures ne mérite aujourd'hui plus aucune attention, tout comme ceux qui s'accrochent vainement à leur survie. Nous sommes des détails. Notre existence pour eux est moindre ; notre trépas l'est moins encore. Si nous reculons, nous savons qu'ils nous abattront. Nous connaissons notre sort : périr sous le feu ennemi ou périr sous le feu allié. La fin est la même... L'honneur cependant, l'honneur seul me fait rester, la peur de décevoir, de te décevoir, toi qui restes là-bas, bien au chaud, qui pries inutilement pour mon salut. Prie plutôt pour que tout cela s'arrête et que je puisse enfin me reposer ; que cet Enfer se termine, ou qu'il finisse de me consumer...

Les cris déchirants de mes frères mourants, je ne les supporte plus. La vermine qui nous ronge non plus. Pire encore, la peur toujours grandissante de la marmite qui me fera semblable à ces malheureux, piégés en un corps monstrueux, dans une vie qui n'a pas voulu les faire goûter à un repos délicieux. Et ce charnier abominable et sans fin, qui perdure atrocement pour la gloire des puissants...

Nos généraux ne cessent de nous convaincre de notre victoire, mais il est si simple pour eux de le clamer : ils nous regardent de loin... Je ne les crois plus ; il me semble que je n'y ai d'ailleurs jamais cru.
J'aurais tout fait, tout, pour te revoir, entendre ta douce voix, te serrer contre moi...Tu me manques tant... Mais je suis fatigué... Tellement fatigué... Je n'ai plus même la force de me lever... Je t'en supplie, sors-moi de ce cauchemar ! Je ne tiens plus...


Petite sœur, je sais que rien ne pourrait faire cesser ton espoir obstiné, mais je t'en prie, ouvre les yeux. Petite sœur, si mon heure aujourd'hui ou demain a sonné, ne pleure pas trop ma disparition : ils m'ont déjà pris, tout entier, je ne veux pas qu'ils t'arrachent ton si beau sourire, cette joie de vivre qui brille dans tes prunelles claires... Petite sœur, ne t'offusque pas : je ne suis qu'un misérable pion sur leur échiquier. Petite sœur, ne sois pas triste, et sèche tes larmes. Petite sœur... je t'aime.


Je t'embrasse de toutes mes forces restantes, et j'espère un jour pouvoir te prendre à nouveau dans mes bras, où que ce soit,


Valentin.


Valentin Fournier trouva la mort le 17 mars 1916. Sa lettre arriva aux mains de sa destinataire quelques jours plus tard, mais, trop exacte pour être lue, demeura illisible, vulgairement et intégralement biffée. Ainsi, les derniers mots de cet homme torturé furent à jamais effacés, car tous devaient ignorer ce que ces honteuses tranchées osaient renfermer.

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