Une Minute de Certitude (1)

Zélie Bélanger

Et si en entrant en contact avec un objet, vous pouviez y lire les pensées de son propriétaire ?

C'était comme le moment avant de parler. La même appréhension, la même tension dans les doigts et la mâchoire, ce vertige glacial de savoir si, cette fois, les mots seraient coopératifs, forçant hors de ses lèvres ce qu'elle avait à dire. Ce moment sur un fil où ses paumes devenaient moites alors qu'elle se demandait si, cette fois, la phrase se déroulerait d'elle-même ou basculerait dans une répétition de sons mécaniques, humiliante, enrageante et difficile à briser. A peine une heure plus tôt Olla s'était trouvée face à la patronne, cernée par la dizaine de paires d'oreilles des autres couturières, qui bien qu'en apparence concentrées, n'avaient pas perdu un seul de ces mots traîtres qui avaient été prononcés.

« Qu'est-ce que c'est que ce travail ? » Les remarques de la patronne n'appelaient habituellement pas de réponse: la réprimande, aussi cinglante que rapide, exigeait un retour immédiat au travail. Consciente d'avoir encore été distraite Olla avait baissé les yeux, laissant avec effroi le silence s'étirer pendant que ses lèvres s'étaient cousues d'elles-mêmes. Ce n'était pas la patronne qui lui avait fait peur mais ce creux dans la conversation, cette attente que ses mots, des proies faciles pour toutes ces oreilles à l'écoute, se fassent plus forts, plus discordants et désarticulés que le claquement des machines à coudre marchant de concert dans la pièce. « Je t'ai posé une question.

- J-j-j-j-j-j-j'aié-t-t-t-t-t.... »

Olla chassa le souvenir pénible, retira ses chaussures. Plus bas, les rouleaux s'écrasaient contre les rochers saillants de la falaise d'Ilir'Ghin, envoyant des embruns moelleux comme des balles de coton voler dans l'air. Penchée au dessus du vide, elle regarda les montagnes d'eau grise, grondantes et bouillonnantes, noyer les arêtes aiguisées des rochers puis se retirer. Ses mains rougies par le froid caressèrent les herbes cotonneuses, sentirent les aspérités humides de la roche, les traces un peu poisseuses que les embruns y avaient laissées. Elle ferma les yeux et, cette fois, savoura ce moment sur un fil, ce vertige divinement silencieux devenu non plus glacial mais exaltant. Il n'était plus temps de parler mais d'écouter, de se glisser dans la peau et les pensées de quelqu'un d'autre.

Ce n'était pas la première fois qu'Olla descendait cette falaise, l'une des plus hautes de l'île, toute en roche grise et boursouflée mais à certains endroits lisse comme un miroir. Comme pour beaucoup nés sur Ilir'Ghin, il s'agissait d'une habitude bien ancrée puisque au mois d'avril de chaque année, il était de coutume d'y ramasser les œufs, très prisés pour leur finesse, dans les nids de macareux dissimulés dans les recoins de la falaise. Cependant, jamais auparavant elle n'avait entamé sa descente seule et les yeux fermés.

Entre deux vagues, les cris d'une mouette qui couvait un peu plus loin résonnèrent contre la paroi grise. Il ne lui restait plus beaucoup de temps. Il n'était que trois heures mais d'ici une quinzaine de minutes, le soleil, déjà obscurci par les lourds nuages de février, disparaîtrait définitivement derrière la ligne d'horizon. Olla tendit le bras, tâtonnant dans le noir à la recherche de la prise la plus proche. L'autre main au dessus du vide, elle fit basculer lentement son poids d'un pied à l'autre, s'empêchant de céder à l'impatience.

Cent ans plus tôt, un voleur surdoué surnommé Pas-de-Loup avait difficilement amarré une barque au pied de cette même falaise. Cela avait été une claire et courte de nuit de juin, la mer avait été aussi calme qu'elle puisse l'être autour d'Ilir'Ghin, ce qui revenait à dire sournoise. Pas-de-Loup était un étranger, qui ne connaissait ni son île, ni sa mer. Il ne savait pas que sous la surface en apparence placide des eaux, les vagues du grand large enflaient et gonflaient en une galopade sous-marine incontrôlable pour immanquablement se fracasser au pied de la falaise.

Quand Olla prenait la peine de se concentrer, elle pouvait sentir l'endroit précis où Pas-de-Loup avait posé ses empreintes. Elle pouvait entendre dans sa tête le murmure de sa voix qui cent ans plus tôt maudissait ces vagues qui avaient voulu le noyer en retournant sa barque d'un mouvement si net qu'il aurait pu être prémédité. La peur qu'il avait ressenti affleurait sous la peau d'Olla et son frisson d'excitation se mêlait à celui de Pas-de-Loup, alors qu'à la lumière de la lune il recherchait la cachette parfaite pour l'un des plus grands vols de l'histoire de l'empire. Il dut grimper haut le long de la falaise afin de la trouver.

Elle n'était plus qu'à quelques mètres.

De lourdes mèches de cheveux bruns et ternes, échappées d'un chignon pourtant bien ligoté, volaient dans sa bouche, lui chatouillait le cou, offrant une distraction malvenue alors qu'elle essayait de se concentrer sur les traces du voleur. A travers le tissu épais de sa vareuse, elle sentit la falaise s'effriter et se demanda s'il s'agissait d'un souvenir de Pas-de-Loup ou de la réalité. Elle ouvrit les yeux. Fit face aux racines pendantes d'un chardon qui avait poussé dans un creux érodé de la falaise. Réel. Peut-être était-il plus raisonnable de garder dorénavant les yeux ouverts. A haute voix, Olla pesta contre ses cheveux qui lui obstruaient la vue et se jura de les couper courts dès qu'elle serait de retour sur la terre ferme.

Puis sur l'une des pierres, les doigts d'Olla rencontrèrent une trace d'impatience qui vint faire écho à la sienne. La voix intérieure de Pas-de-Loup se réverbéra dans ses mains et elle sourit.

'Si je ne le fais pas aujourd'hui, ce ne sera jamais. Même s'il l'on me retrouve jusque sur cette île perdue au bout du monde, aucun idiot n'ira soupçonner la présence du coffret sur cette falaise. Je devrais le jeter. Il me suffirait de le sortir de mon sac, d'un geste et puis jamais on ne le retrouvera: le pouvoir impérial ne mérite pas mieux pour tout ce qu'il nous subir. Mais je pourrais revenir, un jour, juste pour regarder ces joyaux une nouvelle fois, les tenir au creux de ma main et me souvenir. Et si un jour j'ai des enfants ? Je leur léguerai mon secret – ou ma malédiction. Là, l'endroit parfait.'

Olla s'arrêta, ferma de nouveau les yeux. Elle pouvait sentir la proximité du coffret comme les battements d'un cœur dans la falaise.

'Tout n'est que cupidité ou désir irraisonné de beauté. Que ces pierres précieuses reposent là où l'on ne viendra pas les déranger. Fatigué. Encore un effort. Juste là, dans le creux...'

Olla glissa sa main dans une profonde entaille entre deux blocs de la falaise. Ses doigts rencontrèrent un coffret en métal rouillé qui laissa une poussière poisseuse sur sa peau sèche. Avec mille précautions, elle tira l'objet de sa cachette, ouvrit les yeux et le laissa tomber au fond de sa sacoche.

L'envie de l'ouvrir à l'instant même lui démangea les doigts. A chaque trésor, c'était la même chose: ses mains devenaient fébriles, sa gorge se serrait et elle avait envie de rire et de pleurer en même temps sous l'effet d'une irrésistible bouffée de joie. Un mouvement de jambe trop rapide envoya dans les bouillons d'écume un éboulis de roche. Doucement.

Il fallait attendre, encore un peu. Ne pas se précipiter et tester ses prises avant de faire basculer son poids. Prendre le temps de remonter, jusqu'au sentier.

A ce moment, comme par un fait exprès, le soleil de fin de journée se glissa dans le fin interstice gris pâle entre les nuages et la ligne d'horizon, sa lumière douce et dorée illuminant la falaise. Pendant quelque minutes de gloire, Olla, drapée dans l'aura du couchant, laissa ses sauvages cris de joie se mêler à ceux des mouettes: chaque trésor était un appel, chaque découverte, une victoire qui la laissait grandie et comme pacifiée.

Dans un dernier effort, Olla se hissa à la force des bras sur le sentier, frotta ses mains rougies par le froid et s'empressa de sortir le coffret qui avait laissé des traces de rouille sur sa sacoche. Il n'était pas verrouillé. Elle passa ses mains sur le couvercle, retirant la poussière rouge qu'étaient devenus les fins motifs dont le métal avait été ouvragé. Comme un clin d'œil, le soleil envoya un dernier rayon et la grisaille recouvrit Ilir'Ghin. L'impatience et la curiosité hurlaient à Olla d'ouvrir le coffret, de ne pas attendre une seconde de plus mais son instinct s'interposa. Si Olla avait une certitude, c'était la valeur certaine de son instinct. Son instinct l'avait guidée sur la piste de Pas-de-Loup, comme il l'avait orienté dans bien d'autres quêtes. Ce n'était ni le bon endroit, ni le bon moment. Elle se mordit les lèvres, avala l'impatience et replaça le coffret dans sa sacoche.

Sous ses pieds nus, la terre du sentier était froide et encore humide des pluies apportées par la dernière tempête mais, un sourire rêveur aux lèvres, elle le remarquait à peine. Le sentier, rarement fréquenté même par les contrebandiers, serpentait près de la falaise où en bas grandissaient les ombres entre les creux de chaque vague. L'avantage et l'ennui d'entendre les voix du passé, se disait Olla une main posée sur le précieux coffret, c'est qu'on ne pouvait pas leur répondre. Elles n'étaient que des réminiscences passives qui se déroulaient dans son esprit comme un long ruban de paroles, d'émotions et de sensations. Pourtant, elle aurait aimé connaître la réaction de Pas-de-Loup s'il avait su qu'un jour son trésor serait sauvé de l'oubli.

Le voleur n'avait pas eu le temps de transmettre son secret. Trois jours après avoir caché le coffret, il reposait au bout d'une corde pour s'être associé avec les contrebandiers de l'île. Un fin si bête. Olla s'arrêta, réalisant que ses chaussures étaient restées au bord de la falaise. Elles avaient disparu dans l'obscurité.

  • Comme je présente précisément cette même question évoquée dans ce texte en longueur dans mes deux livres, (romans) un bref commentaire ici. Oui, la lecture de pensées est tout à fait possible et tout objet avec lequel il y a un contact sensible laisse des traces dans la conscience, mémoire. En bref, il y a 2 choses ici, dans mon roman d aventures le trésor du cap horn, est évoquée la lecture de pensées par des voyantes (faits réels) par le toucher d objets à structure cristalline qui aurait la capacité de préserver d une manière plus claire les impressions et les pensées (d'où entre autres le mythe de la boule de cristal, par exemple John Dee l astrologue de la reine Élizabeth I etc.) Au fond il y a l idée philosophique de la non-existence du néant des annales akashiques et par consequent l indestructibilité de la mémoire, d où la reminiscence de Platon, on peut oublier une pensée mais pas la détruire

    · Il y a plus de 6 ans ·
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    orphe1

    • Wow, j'aime beaucoup la reminiscence de Platon, même si je n'en avais jamais entendu parler auparavant. Cela a l'air d'être un roman très intéressant.

      · Il y a plus de 6 ans ·
      Clock 2015460 1920

      Zélie Bélanger

    • Thank you. La réminiscence c est l idée que tout existe déjà et pour savoir il faut se rappeler et donc il n'y a rien a créer

      · Il y a plus de 6 ans ·
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      orphe1

    • Vous avez dû visiter Des châteaux en Écosse, j imagine pas hantés old haunted castles

      · Il y a plus de 6 ans ·
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      orphe1

    • Combien d'histoires vous devez écrire encore pour publier un recueuil de nouvelles? Moi, j ai jusqu ici deux romans en français et un essai en anglais

      · Il y a plus de 6 ans ·
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      orphe1

  • Un Petit côté Edgar Allan Popol ce texte. Effectivement, le voila le fantasme absolu: penetrer Les pensees de l'autre.

    · Il y a presque 7 ans ·
    Img 20210803 205753

    enzogrimaldi7

    • Je ne connais pas Edgar Allan Popol mais j'adore le nom :)

      · Il y a plus de 6 ans ·
      Clock 2015460 1920

      Zélie Bélanger

    • https://youtu.be/gTghUoScGO8

      · Il y a plus de 6 ans ·
      Img 20210803 205753

      enzogrimaldi7

  • Bravo ! Très bien écrit ce début.
    J'avais tellement envie qu'elle ouvre le coffre !
    Bon, je vais attendre la suite...

    · Il y a presque 7 ans ·
    Black

    le-droit-dhauteur

    • Merci beaucoup ! J'éspère bientôt mettre la suite en ligne.

      · Il y a plus de 6 ans ·
      Clock 2015460 1920

      Zélie Bélanger

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