Une montagne à gravir en silence

Michael Ramalho

curieuse randonnée

Il fallait se rendre à l'évidence, l'ombre sur son visage ne la quittait plus. Bien que je n'eus de cesse d'employer tous les moyens dont je disposai pour la faire disparaître, elle s'accrochait et abîmait son visage adoré. La première fois qu'elle avait arboré cette sombre visière c'était il y a un mois, le soir de nos retrouvailles, lorsqu'elle revint de son stage dans le Vercors. Histoire de ressouder les troupes, les DRH de sa boîte avaient eu l'idée d'envoyer son service faire une randonnée. Au programme, le samedi matin : descente en speed luge à Autrans. A midi, déjeuner en terrasse d'un restaurant gastronomique disposant d'une superbe vue sur Grenoble et la chaîne de Belledonne. L'après-midi, une randonnée de 8, 5 Km dite du bec de l'orient jusqu'au plateau nord du massif du Vercors, avec une arrivée prévue en début de soirée pour contempler le coucher de soleil. Nuit sous les tentes pour assister à son lever. Le dimanche : au choix, randonnée dite du pas de clé ou journée libre avec un rendez-vous prévu à 17h00 pour redescendre à la gare. J'avais été surpris de la trouver avec cet air sinistre. Pendant ces deux jours, les conversations que nous avions entretenues au téléphone étaient joyeuses. Alice enthousiaste, me décrivait les magnifiques paysages qu'elle avait photographié. Les falaises doucement dangereuses, les sentiers ombragés rafraichissants et le panorama sur la Vallée de l'Isère, semblable à une mer aux reflets verts, gris, bleus déposant sur son visage des embruns revigorants. Lorsque nous nous retrouvâmes, je lui demandai des détails espérant retrouver dans sa voix le plaisir qu'elle avait éprouvé là-bas mais je n'eus droit à rien. Je déployai d'immenses efforts pour retrouver l'être que l'on m'avait arraché. Je sollicitai ses envies, me mettait en quatre pour lui faire plaisir... je n'arrivai à rien. Elle s'écartait dès que je m'approchais d'elle, sursautait quand je caressai son bras et me tuait avec d'immenses silences. L'ombre était fixée, visée, coulée dans un béton gluant de désespoir. Un jour, une idée surgit : repartir en Isère et refaire le parcours qu'elle avait emprunté. A son travail aussi, les choses s'étaient détériorées. Autrefois folle de son travail, elle m'annonça un matin qu'elle n'irait plus. Elle ne fournit aucune explication. Dès lors, elle passait ses journées, calfeutrée dans le fauteuil du salon, emmurée dans ses pensées et ne m'adressait plus la parole. Je m'occupai de réserver en secret, les billets de train et étudiai avec précision les cartes des chemins de randonnée. Nous partîmes un matin pluvieux. L'annonce de notre voyage avait généré chez elle une vive agitation. Les yeux révulsés, elle s‘était mise à s'arracher les cheveux et à s'asséner des coups de poings sur les cuisses. Pour la calmer, je lui répétai que nous n'irions pas...que j'avais eu tort mais aussitôt elle redevint tranquille et prononça d'une voix inconnue « Non ! Nous irons ». Dans le dédale de la gare de Lyon, elle me suivait comme un animal sauvage enchainé. La passivité qu'elle affichait me donnait l'impression que je pouvais aussi bien la mener à l'abattoir. Dans le train, son visage triste dans le reflet de la vitre scintillait sous les vaillants rayons de soleil qui parvenaient à transpercer les nuages. Je lui proposai d'aller jusqu'au wagon restaurant afin qu'elle mange un peu. Cela faisait des jours qu'elle n'avait rien avalé. Elle ne dit mot se contentant de fixer, impassible, le paysage qui défilait à toute allure. A notre arrivée, elle me suivait, toujours docile jusqu'à la sortie de la gare. Pendant que nous marchions, elle fixait les montagnes qui se dressaient très belles à travers les baies vitrées. Une ombre masqua le temps d'un souffle la lumière du soleil. Elle se mit à trépigner et à taper du pied. Le soir, je veillai une partie de nuit et analysai une dernière fois la carte. Lorsque j'éteignis, je su qu'elle ne dormait pas. A l'aube, nous nous mîmes en route en silence. Seul les bruits des pierres qui dégringolaient et notre souffle résonnaient autour de nous. Son visage demeurait impassible. Même le halo orangé dans ses yeux au moment du coucher de soleil ne réveilla rien. Je m'endormis, désespéré. Dimanche : J'ignorai quel choix elle avait fait. La randonnée du « pas de la clé » ou la ballade libre ? J'eus l'intuition qu'elle avait choisi la ballade libre. Je pris la carte des environs et lus à haute voix les noms inscrits, guettant sa réaction. Lorsque je prononçai le nom de Valchevrière, une crise éclata. Cette fois, je n'intervins pas. Elle hurla, cracha, m'insulta... Je ne bronchai pas. Quand elle fut calme, je la laissai me guider. Nous marchâmes tout le jour. Au crépuscule, nous arrivâmes à un village en ruines au centre duquel s'élevait une chapelle intacte. Je remarquai que les pierres étaient noircies. Soudain, apparut une brume épaisse. Une main glacée serra mon poignet, m'entraînant jusqu'à la chapelle. Je constatai horrifié qu'une silhouette était postée à la porte principale. Je reculai mais la poigne était trop forte. Je fus jeté aux pieds d'une paire de chaussures. Elles appartenaient à un homme venant d'une autre époque. Sa peau était pâle, translucide. « Voulez-vous voir ? » A ces mots ses yeux, deux billes écarlates, nous fixèrent. Il ouvrit en grand les portes. L'intérieur, remplit de bancs et de chaises défoncées se mit à pousser un cri terrifiant exprimant une souffrance indicible. Eblouis par les flashs de scènes affreuses, nous voulûmes reculer mais une force nous projeta à l'intérieur. Tels des mariés de l'enfer, nous enjambâmes les débris qui brûlaient, jusqu'à l'autel. Le mal était partout. Une porte étroite. Il fondit sur nous. Des escaliers. Nous sentions son souffle putride. Au sommet. Une dizaine de mètres nous séparait des réconfortantes arêtes des pierres, que jadis un géant meurtrier fracassa. Ses griffes sur nos épaules. Nous sautâmes. La paix.

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