Une nuit à Vincennes
sbeno
SYNOPSIS : Marcello s’en était fait la remarque, il n’avait jamais couru aussi vite de toute sa vie.
Le gardien de nuit du parking en plein air du bois de Vincennes, avait gardé un œil attentif sur Sam et Agnès, sa maman, venus récupérer leur voiture, en pleine nuit.
Ca n’était pas tombé sur un week-end. Pas non plus sur un jour férié.
Le calendrier n’avait pas menti.
Ca avait été un jour d’hiver comme un autre, glacial mais très ensoleillé. Un mardi, ou un jeudi peut être.
Dans la journée, le petit garçon et sa maman s’étaient baladés dans le bois.
Au cirque, ensuite, ils avaient rencontré des personnages plus loufoques les uns que les autres.
Mais la dompteuse de caniche à l’œil en verre rouge était sans doute la seule à avoir laissé à Sam un amer goût de mystère, coincé au fond de la gorge.
La vie est étrange parfois. Elle conduit certains d’entre nous sur les lieux de nos quotidiens et d’autres en des endroits inconnus, en un seul et même moment. Sur ces lieux, on se rencontre et on se sépare. Un peu comme des Rendez-vous imprévus. Parfois, on les loupe. Et d’autres fois, la vie insiste, alors il faut savoir être à l’heure.
Il fallu que la dompteuse se cacha un moment derrière un vieux chêne, non loin du parking.
Il fallu que le jeune garçon lâcha la main de sa mère.
Il fallu que, dans sa candeur et son innocence, il alla élucider le mystère tout seul.
TEXTE : Le tout petit cabanon en bois, recouvert d’une épaisse couche de peinture écaillée, gris métal, venait tout juste d’ouvrir ses portes au gardien de nuit. La clef n’avait fait qu’un tour dans la serrure rouillée des automnes moroses et pluvieux un brin Parisien. La porte avait grincée sans que personne ne l’eue entendue. La poignée avait claquée contre la petite pièce de métal qui venait bloquer son mécanisme. Les stores avaient joués un joli son en remontant vers le ciel, celui du clapotement des baguettes de bois les unes contre les autres. Marcello venait de prendre son service.
Il ne le savait pas encore, mais demain matin très tôt, il se ferait virer.
Non loin de là, le cirque commençait à se vider de ses spectateurs.
Des petits princes, des fées, des vieilles sorcières évacuaient le chapiteau. Le spectacle continuait dehors, sous la neige qui commençait tout juste de venir geler les pieds des petits enfants. La fanfare qui avait marqué la fin de la représentation conduisait désormais les gens sur l’esplanade, aux pieds du somptueux ballon tout rond, lâché dans les airs, gonflé à l’hélium, lesté par de gros sacs de sable. Les musiciens créaient un ensemble musical entrainant à sonorité plus ou moins basse, plus ou moins aigüe, cela dépendait d’où l’on se trouvait. Le ballon d’or marquait l’endroit de la parfaite symbiose musicale, sans grave et sans aigüe.
Sam le jeune pirate et Agnès sa maman, se tenaient tout près du ballon entre les cymbales et les cors. On avait installé un gigantesque tapis rouge au sol pour que les jongleurs de balles et de quilles puissent eux aussi régaler leurs convives, d’un peu de rêve, encore. La dompteuse de caniches faisait claquer sa cravache au sol. Les petits chiens, coiffés, peignés et maquillés d’une tache rouge à l’œil droit obéissaient, comme toujours, à la femme à l’œil en verre, rouge. Une très belle femme. Noire, mince et musclée. Ne souriant jamais, à personne. Ne parlant sous aucun prétexte. Les seules fois où l’on pouvait se réjouir d’entendre sa voix légèrement brisée par la cigarette, c’était vers 15h, lorsque venait le moment de vêtir ses chiens, pour donner quelques ordres aux habilleuses. Et c’était tout. On n’avait jamais su pourquoi l’œil en verre, pourquoi le rouge. Le saurait-on jamais ? Elle l’avait peut-être chuchoté à l’oreille de Primo, le préféré de ses caniches, le premier de la classe jalousé de tous, un jour de printemps. Le secret était bien gardé désormais. Ca avait du soulager la dompteuse, de partager l’histoire atroce et douloureuse de son œil droit, pour n’avoir à la porter seule désormais et elle avait trouvé en Primo l’ami idéal pour s’en défaire.
La contorsionniste Australienne avait mis ses jambes à son cou et Max son partenaire l’avait propulsé tout le long du tapis. En cerceau de chaire, elle se frayait un chemin entre les spectateurs, les chiens, les musiciens. Et chaque fois que son genou venait frapper le sol, Agnès grimaçait de douleur. Lors du spectacle, sous le chapiteau, il y avait eu des gémissements. Certains spectateurs avaient tourné leur tête aux trois quarts, serré les mâchoires, tordu la bouche. Certains autres serré le périnée, recroquevillé les doigts de pieds, contracté les muscles des cuisses. Comme pour retenir l’affreux moment qui n’en finissait plus de s’éterniser. Seuls les enfants s’en étaient régalés de ce spectacle, les yeux grands ouverts, n’en ratant pas une seule miette de la souplesse de ses membres fins et allongés. Sam avait dégusté le moment, tapotant l’épaule de sa mère au bord de l’évanouissement, pour qu’elle non plus, elle ne loupe rien. Il avait sautillé sur le banc, frissonné de plaisir. Eclaté de rire dès que les trompettes eurent retenti et que la jeune femme se tenue enfin sur ses deux jambes chewing-gum pour le plus grand bonheur des adultes, les flippés.
Agnès n’avait pas garé sa voiture dans le parking du cirque, mais à quelques pas de là. Plus tôt dans la journée, ils s’étaient promenés, Sam et elle, dans le bois de Vincennes. Ca avait été une très belle journée d’hiver. Le soleil tout rond, tout jaune, s’était montré pour la dernière fois avant de revenir au printemps prochain. Exceptionnellement, elle avait pris sa journée et sa soirée, pour les consacrer à son fils. L’hôpital se passerait bien d’elle pour une fois et ça ne changerait rien aux patients malades et condamnés qu’elle voyait s’éteindre tous les jours dans des draps qu’elle époussetait et repassait, sans jamais s’en lasser, pour leur dernier confort. A Sam, elle avait fait un mot d’excuse pour son absence sur les bancs de l’école. Un mot d’excuse. En quoi en était-il question lorsqu’il s’agissait de passer une journée près des siens ? Elle s’était mise en colère lorsque dans sa cuisine, elle avait dû rédiger la lettre dans son plus beau Français. Sam était un garçon obéissant, calme. Il avait un monde intérieur très développé, une imagination débordante, c’était la remarque la plus commune de ses professeurs de classe. Il n’était ni le caïd de ses bandes, ni le jeune homme soumis. Il n’était pas très bavard et dans sa chambre il passait le plus clair de son temps assis à son bureau à regarder le mur juste devant lui. Ca lui servait de toile blanche, comme au cinéma. Et quand il l’avait décidé, elle lui racontait des histoires de tigres féroces, d’ogres aux grands pieds, de Cow-Boy ou de Kangourous. Il était le héros de toutes ces aventures qu’il marquait dans le mur pour l’éternité. Le mur en deviendrait gris un jour, c’était certain.
« Il faut qu’on y aille Sam, il fait déjà nuit noire ».
Comme à son habitude, Sam ne broncha pas et rendit un joyeux « oui » de la tête à sa mère.
Ils s’en allèrent laissant derrière eux, les confettis au sol, la contorsionniste sur ses deux jambes, la fanfare silencieuse. Un rideau de neige tombait alors, les arbres sans feuille devinrent de gigantesques épouvantails dans la nuit sombre. Le petit garçon lança un dernier regard derrière lui. La brume avait recouvert le cirque et ses habitants. L’œil en verre rouge fut le seul point encore visible du chapiteau.
Retrouver la voiture ne fut pas une mince affaire. Heureusement cette fois-ci, Marcello avait pensé à allumer l’enseigne jaune clignotante du parking, juste au dessus du petit cabanon. Une jeune femme et son enfant, ça ne lui était pas bien familier. Il en avait pris l’habitude désormais de ces femmes dénudées, de ces seins qui débordent, de ces gros binoclards qui viennent reluquer le bas de leurs reins pour ne rien avoir à payer.
Depuis la très étroite vitre de sa cabine, Marcello gardait un œil averti sur le jeune homme et sa maman. Il y a quelques mois de ça, il avait acheté une batte de base-ball, la plus grosse du rayon sport de son supermarché. Depuis, elle trônait juste derrière sa chaise. Il n’avait jamais eu à s’en servir jusque là et espérait qu’il en serait de même pour l’avenir. Pour obtenir ce job, il avait eu à passer un casting. Les questions avaient été plus inattendues les unes que les autres, mais il avait répondu à toutes sans ne faire aucune erreur. Le matin de son Rendez-Vous, il s’était versé des céréales dans un bol de lait et les avait engloutit. Il ne se préparait un tel petit déjeuner que pour les grandes occasions. S’il venait à perdre son poste aujourd’hui, sa femme le foutrait dehors à coup sûr. Il n’aurait plus qu’à s’en retourner dans son Bidonville. Celui de sa petite jeunesse merdique, d’adolescent mal dans ses pompes, dealeur, cracker, crâne rasée. Celui-ci même, établi à l’Est de Buenos Aires. Mais ce soir, à coup sûr, il utiliserait la batte, il ne laisserait pas les animaux assoiffés de sexe approcher ses protégés. Ca faisait trop longtemps déjà qu’il se retenait de cogner les râleurs qui abandonnent derrière des troncs d’arbre des jeunes femmes en sang, tuméfiées de coups de poing sur tout le corps pour quelques euros qu’elles retrouvent parfois sur le gazon le lendemain matin, à leur réveil. Quelque fois seulement le plastique transparent tâché de lait ; les bombes à eaux des jeunes gens encore insouciants.
Un jaguar, lunettes noires, barbe mal rasée, pantalon déboutonné, rodait dans le coin. Il s’était frayé un chemin entre les feuilles d’arbres et les puits de lumière, veillant de n’attirer aucune curiosité. L’obscurité, il en avait fait son alliée. Les brindilles ne craqueraient pas. Il prendrait tout son temps, pour la proie qu’il venait de repérer et sur laquelle il bondirait dans la nuit, dans pas longtemps, dès que lui en viendrait l’occasion.
Marcello assistait à ce spectacle.
Il avait vu l’ombre de la bête tourner autour de sa victime, avait distingué la masse de chaire se déplacer à la même allure que son butin, dans son dos. Dans les voluptueuses traces de pas que la femme laissait derrière elle, gravés dans la boue, comme d’un passé pas tout à fait éteint.
Il n’en ferait rien ! Il recula sa main droite tout doucement vers le manche en bois lisse de la batte. La paume grande ouverte et les doigts en éventails, évoluèrent dans l’espace aussi lentement que l’ombre grandissante du jaguar. Dans le même instant, il approcha sa main gauche de la poignée métallique de la porte. L’Argentin, avait effectué tout ces mouvements depuis son tabouret en bois, qui lui servait de lit tous les soirs. Le regard fixe, les deux bras tendus.
La porte n’a pas grincée en s’ouvrant. Elle ne grinçait jamais quand on la poussait de l’intérieur.
Le petit garçon contemplait en l’air, les étoiles tout en haut. Il avait en tête le premier film qu’il pourrait offrir à son mur dès ce soir, en rentrant. Sa doudoune était boutonnée jusque son menton. Quelques mèches de ses cheveux s’éloignaient au rythme du vent, puis revenaient se placer correctement sur le haut de son crâne. Il n’avait pas senti derrière lui âme qui vive. Les points de lumière dans le ciel l’avaient hypnotisé.
Dans un mouvement fulgurant, la femme prit le petit garçon par la main. Ses pas se hâtèrent.
(A suivre…)