La Canne et le Diable blanc
Boris Clément
Synopsis :
Pour ce One Shot, je vous propose un court polar tiré d’un fait divers survenu il y a un an. Pour mémoire, une famille se défenestrait de son appartement pour fuir le Diable qui aurait investi les lieux. Evidemment, je ne garderai ici que le point de départ pour en inventer la suite. A savoir un thriller rythmé dont le dénouement n’interviendra que dans les derniers deux mille signes, si j’ai la chance d’être désigné parmi les lauréats.
L’action se situe à Paris et j’ai souhaité dans ce texte explorer les différents rythmes que l’on peut y adopter, ses lieux, ses archaïsmes et sa modernité.
Pour les personnages, je me suis permis de reprendre ceux que j’ai crée dans un roman à paraître ici, www.edkiro.fr/la-canne-de-chien.html, sans pour autant qu’il soit nécessaire de lire ce livre au préalable, bien entendu.
Sur ce, je vous souhaite une bonne lecture et n’hésitez pas à voter et à commenter !
Texte :
Le boulevard Magenta se fichait des gyrophares et des sirènes de police. Les camions et les fourgonnettes se déchargeaient malgré le vacarme, en double file, en triple file. Jusqu’à l’immobilisme parfait. Ne restaient que le hurlement et l’impatience du commissaire Di Natale. Coincé à la place du mort, il était incapable de penser, de se souvenir de la raison de sa présence ici. A peine arrivé au Quai des Orfèvres, le divisionnaire Marsouin l’avait expédié dans cet infâme bagnole sur cette infâme artère. Ses yeux gris s’agitaient, incapables de se focaliser sur un point précis. Ils s’arrêtèrent enfin sur une femme en tailleur noir de deux mètres de haut. Sur l’affiche elle souriait, disait de ne pas s’inquiéter, que même au bout de 24 heures, son déodorant assurait davantage que son mec. Bravo… Devait-il rappeler Tabatha ? Ils avaient passé la nuit ensemble, il avait dormi chez elle. Quand le lieutenant Martin l’avait appelé, il s’était hâté de quitter l’appartement. Un texto peut-être ? Sur la rue Ordener, le décorum se transforma, défilant en accéléré. Les mamans accompagnaient les enfants à l’école, les papas sprintaient derrière un bus et Martin coupa la sirène. Il profita d’un énième ralentissement pour changer de chewing-gum, le bruit de mastication devint tout autant épuisant. Finalement, la rue Championnet. Devant un immeuble décrépi, Di Natale vit les cars de police, les badauds agglutinés et, derrière cette masse statique, sa scène de crime.
Martin bondit hors de la voiture et écarta la foule pour que Di Natale puisse passer. Appuyé sur sa canne le commissaire boiteux sortit de la poche de sa veste un paquet de cigarettes et en extrait un mégot qu’il ralluma dans une odeur de tabac froid. Il claudiqua vers un alignement de corps posés à même le bitume, recouverts de draps épais, à l’ombre des platanes. Dépassait ici une main, là un pied nu. Il avait à peine fini de compter les dépouilles, six, qu’une voix l’interpella.
« -Eli, ne restez pas devant !
- Désolé Antonin, répondit-il en se retournant. Topo ? »
Derrière son appareil photo, l’analyste égrena les faits mécaniquement, comme ses héros de série télé. Antonin Royez faisait partie de la nouvelle génération de blouses blanches. Les anciens s’interrompaient toutes les dix minutes pour vérifier qu’aucun indice ne trainait au troquet du coin, riaient des macchabés, chambraient les condés. Antonin, lui, gardait la tête aussi froide que le corps de ses clients, convaincu que sa mallette de petit chimiste permettrait de résoudre à elle seule l’affaire.
« - Six corps, une famille, sub-saharienne, défenestrés, cinquième étage. Pas de signe de lutte dans l’appart’, deux pièces. Vue la trajectoire, ils ont sauté pour fuir. Il semblerait que le Diable leur ait fait peur.
- Le Diable ? Ce sont leurs âmes qui vont ont raconté ça ?
- Non, le survivant. Fofana, dix ans.
- On a un survivant et personne ne m’en parle ?
- Dans l’entrée de l’immeuble, état de choc. Allez-y.
- Merci Antonin, trop aimable. »
Le lieutenant Martin tira la porte et laissa entrer son patron qui repéra dans la pénombre du hall un garçonnet emmitouflé dans une couverture scintillante. Eli ne put s’empêcher de penser à une papillote et pouffa bêtement. L’enfant regarda la silhouette à contre-jour et hurla de toutes ses forces.
« - Le Diable !
- Euh, non, Je suis le commissaire Eli et je t’accompagne à l’hôpital pour que les docteurs t’examinent, répondit-il tout en tendant la main à la papillote.
- Maman peut venir ? demanda l’enfant en saisissant les doigts du commissaire.
- Pas aujourd’hui Fofana, désolé. »
Cette fois, sirène et gyrophare faisaient leur office, les voitures s’écartaient au passage de l’ambulance. Comme la Mer Rouge devant Moïse songeait Eli, et les flics seraient les Egyptiens ? Fofana, allongé à côté de lui regardait le moniteur contrôlant son rythme cardiaque. Les chiffres montaient, son souffle se saccadait, l’ambulancier s’affairait. Fofana cherchait de l’air, repoussant le masque à oxygène. L’ambulancier glissa, marcha sur le pied meurtri de Di Natale, lui arrachant un hurlement et quelques insultes trop vite crachées. L’ambulance freina brusquement, propulsant son équipage contre les parois. Le chauffeur se retourna et menaça le commissaire de le laisser terminer la course à pied, qu’importe son handicap. Silence, à l’exception de la sirène. Même le moniteur se tût. Puis nouvelle accélération autour de la Place Clichy. Le cœur du gosse se remit à tambouriner. Un bouchon calma la machine.
« - Roulez au pas jusqu’à l’hosto, ordonna Di Natale.
- Vous êtes fou, si on attend il va nous claquer entre les doigts !
- Regardez, dès qu’on ralentit, il se calme. »
C’était vrai, Fofana sourit pour la première fois, Eli en profita.
« - Que s’est-il passé Fofana ?
- Je dormais et Mamie est venu dans la chambre. J’entendais Papa qui criait que le Diable était dans la maison. Alors Mamie m’a pris dans ses bras et a sauté par la fenêtre. Je me suis réveillé plus tard quand la police était là.
- Tu l’as vu le Diable ?
- Mamie l’a vu, elle avait très peur, elle vous racontera quand elle se réveillera. »
Le soleil baignait la cour de l’hôpital tandis que les brancardiers, gênés par la jambe tendue de Di Natale, tentaient d’extraire Fofana de l’ambulance. Un urgentiste se précipita suivi d’un homme en costume.
« - Vous avez ses pilules ? demanda-t-il à Eli.
- Quoi donc ?
- Fofana à une arythmie cardiaque. Il prend des cachets trois fois par jour !
- Et vous êtes ?
- Son médecin traitant. Quand j’ai vu ce qui s’était passé aux infos j’ai foncé à l’hôpital le plus proche espérant qu’on l’amènerait ici. Heureusement j’ai ses pilules ! Et vous, vous êtes qui ?
- Commissaire Di Natale, donnez-moi votre carte, je vous recontacte pour avoir des nouvelles du petit. »
Le médecin en tendit une qu’Eli plaça à côté de son paquet de clopes. Il posa la main sur le front de Fofana et s’en alla en boitant de plus en plus lourdement.
Di Natale plongea en enfer, la ligne 4. Au moins, pensait-il, c’était une chance de retrouver ce Diable. Surtout le trajet était direct pour l’île de la Cité et, s’il ne voyait rien de la ville, il avait alors l’impression d’appartenir à sa population en scrutant tous ses visages compressés dans un wagon. Avec sa canne, il disposait aussi de l’assurance d’obtenir une place assise même s’il était encore loin de la quarantaine. D’ordinaire, il jouait sur sa tablette tactile, balançait des oiseaux teigneux contre des briques ou construisait des mégapoles. Là, il écrivit un mail à Tabatha, saisit l’occasion d’une affaire qui, en fervent athée, l’intriguait pour s’excuser de sa fugue matinale. Il lui demanda de rechercher toutes les infos existantes sur la famille de Fofana. Tabatha Stevens n’était pas uniquement la plus belle femme qu’il ait vu, de ses yeux, pas sur papier glacé photoshopé, elle était la fondatrice de la meilleure agence d’investigation privée de la ville, spécialisée dans l’informatique. La femme de toutes les situations.
Dès qu’un rayon de soleil dardait, Eli fuyait son bureau pour les marches du Palais de justice. Dans une ville sans fil, il n’avait aucun besoin de s’infliger les ragots de machine à café et regardait descendre les greffières en jupes et monter les avocats en robe. Sur sa tablette, les informations défilaient. Royez avait repéré un coup de masse contre un mur, Tabatha était autrement efficace. La famille de Fofana n’avait pas de papiers, Di Natale s’en moquait, pas son job. Il nota que toutes les factures étaient réglées via des comptes à l’étranger et qu’aucun loyer n’était prélevé. Du cash, pour des marchands de sommeil, conclut-il. Ce qui expliquait la peur, la violence d’une charge nocturne, la fuite, l’impact dans la cloison. Le commissaire décida d’appeler le seul suppôt de Satan de ses connaissances. Son ami d’enfance, son frère, son double connaissait tout des cercles parallèles. H, ainsi qu’il se faisait surnommer pour éviter les moqueries sur son véritable état civil, Hazbin Zihzivic, était à la tête d’une armée mafieuse issue de l’ex-Yougoslavie. Ses ouailles connaitraient forcément les logeurs de la famille de Fofana.
Géolocalisé sur sa page Facebook au café la Renaissance, face au lieu du plongeon collectif, Eli passait sa soirée entre murs, lectures de rapports, et jeux vidéo. Il avait décidé de planquer devant l’immeuble après avoir eu confirmation de l’identité du propriétaire. Un type déjà condamné pour loger des sans-papiers dans des taudis. Entre deux pommes sautées, il vit une ombre se faufiler par le porche et décida de la suivre. En haut des marches qu’il gravit péniblement, il vit les scellés de la porte de l’appartement arrachés et une lueur dans la chambre.
« -Je peux aider ? »
L’ombre lui fonça dessus, vêtue de noir, elle portait une lampe bandeau qui aveuglait le commissaire. Dans un reflexe il tendit sa canne, espérant toucher au plexus. Bingo ! L’ombre poussa un râle, le souffle coupé net. Ce qu’il n’avait pas prévu, c’était le craquement du parquet derrière lui. En se retournant il n’eut que le temps de voir dans le contre-jour une silhouette à trois pattes surplombée d’une tête cornue. La troisième jambe s’éleva, une masse en réalité, et s’il put éviter le pilon d’acier il reçut le manche sur la tempe. Sonné, il entendit les diables dialoguer dans un sabir inconnu et commença à sérieusement s’inquiéter en sentant des effluves d’essence. Les diables étaient pyromanes… Ce n’est que lorsqu’il entendit un tonitruant :. «Hello girls ! » qu’il fut rassuré. H l’avait finalement rejoint, avait du déduire que si Eli n’était pas au resto c’était pour se trouver ici et qu’il ferait mieux de rappliquer fissa, un pistolet dans chaque main. Les deux ombres se jetèrent par la fenêtre, sur les arbres juste en dessous et disparurent dans la pénombre.
« - C’est surprenant que tu te fasses avoir si facilement, l’âge ? commenta H en aidant Eli à se relever.
- Le plus intriguant c’est qu’un marchand de sommeil soit prêt à cramer l’outil de production comme ça… »