UNE NUIT DANS LES ALPES
george-w-brousse
C'est là que s'accrochent les derniers rayons du soleil, sur ce mamelon rocheux surplombé d'un amas de briques.Il y a encore un peu de neige, c'est vrai, et si on opte pour le sommet, on dépasse légèrement la limite de la flore arborescente mais peut-être qu'après tout, ce n'est pas si grave : on pourra bien descendre chercher de quoi alimenter le feu. Ou décider de planter la tente à l'abri des arbres, un peu plus bas.
À bien y regarder, la montagne partiellement cachée par un autre massif, a des airs de monstre préhistorique. Ce pourrait être les flancs d'un brachiosaure géant, figé dans la fuite.
Comme rien n'était prévu avant son arrivée, nous nous préparons à la hâte, Emmanuel et moi. La veille, nous avons fait quelques courses, acheté beaucoup de superflu, emprunté une tente et déniché une carte TOP 25 qui ne sera pas vraiment utile, elle non plus. Tout cela a été bourré dans deux sacs avec vestes, chaussettes de rechange et duvets. Nous finissons de fixer les paires de raquettes aux sangles des sacs-à-dos quand siffle la première cafetière. Son jus noir, amer, est versé dans deux tasses d'origine étrangère : Cuernavaca et Vladivostok. Cela fait longtemps que mon frère est revenu d'un échange scolaire avec son mug « Manchester ». Depuis les tasses s'entassent, retour de voyages — ceux des autres, surtout.
Je vide la mienne planté devant la fenêtre, d'où je vois la dense forêt de pins et de mélèzes, le premier fort que nous atteindrons les pieds au sec, la crête clairsemée et exposée au vent — l'épine dorsale du sauropode — et le fortin où nous bivouaquerons peut-être.
Puis, c'est le départ. Les sacs pèsent sur nos épaules non-entraînées, les chaussures sont inconfortables et le ciel est gris et bas : nous exultons. C'est la joie d'avoir donné corps au rêve, de n'avoir pas renoncé cette fois et de se lancer dans cette petite aventure mal préparée qui, déjà, revêt à nos yeux des airs d'exploration, de première fois.
Il faut d'abord remonter la route, puis traverser un plateau de champs qui sortent doucement de l'hiver. On contourne ensuite l'ancienne décharge et on descend vers la rivière, qu'on traverse comme des équilibristes.
La maison, la vraie vie ne sont qu'à un quart d'heure de marche mais on croit aussitôt que tout se passe ici. On fait de ce moment une vérité alors qu'il n'est que volé aux angoisses qui nous rongent. Qu'il ne s'agit que d'une nuit et de deux journées noyées au milieu de milliers d'autres : une échappée à portée de main, sans perte ni fracas, dont le seul intérêt est la rareté. On se demande alors si on n'en ferait pas notre quotidien, de ces longues marches à la fraiche, chargées comme des mulets. On croit atteindre l'éveil, on confine au mystique et on oublie soudain ce qui nous plaît tant. L'inhabituel nous enivre, nous porte à croire qu'on aspire à le voir se répéter encore et encore. Qu'on pourrait grimper, déjeuner d'unbout de pain et de pâté, planter la tente dans le froid, dormir peu et repartir pour les siècles des siècles, encore et encore sans jamais se lasser.
Le fort de la Croix-de-Bretagne, où nous nous arrêtons pour manger, doit son nom à une compagnie bretonne stationnée ici avant l'édification du bâtiment, entre 1876 et 1880. C'est une longue succession de bâtiments pris dans les roches, 700 mètres au-dessus de Briançon — à un peu plus de 2000 mètres d'altitude. Désertée depuis près d'un siècle, la construction qui hébergea un demi-millier d'hommes, sert de halte aux randonneurs, de terrain d'entraînement aux graffeurs débutants et motivés. On y trouve quelques montants de lits en fer forgé rouillé, des crochets pendus au toit de ce qui semble être des écuries.
En poursuivant, on perd de vue Briançon pour dominer la vallée des Ayes. Bientôt, il faut chausser les raquettes pour gravir les 400 mètres de dénivelé restants. La progression s'en trouve ralentie, alourdie : elle n'en est que plus plaisante. L'exaltation émoussée par la lassitude de la marche trouve une nouvelle raison d'être.
On pénètre maladroitement dans l'étage alpin : la végétation se raréfie, disparait lentement. Au-dessus de nous, un minuscule cube de pierres taillées — c'est l'ancien fort de la Grande Maye. Un simple blockhaus, en fait, aux flancs pris par la neige.
Comme celui de la Croix-de-Bretagne, dont il assure la protection, le bâtiment fait partie du système Séré de Rivières. Après la défaite française de 1871, l'ancien général de brigade devenu directeur du service du Génie au ministère de la Guerre modernise les lignes de défense françaises, peu adaptées aux évolutions de l'artillerie.
Nous n'en savons rien : ici, on ne jure que par Vauban. La vieille ville, classée au patrimoine mondial de l'Unesco depuis 2008, porte son nom. C'est aussi celui d'un hôtel, d'un collège, d'une salle de cinéma et d'un gâteau à base de figues et de noix. « Les pierres témoigneront », dit l'épitaphe de Raymond Adolphe Séré de Rivières. Le « Vauban du XIXe siècle » pressentait sans doute qu'il n'aurait les honneurs d'aucune pâtisserie. Reste à savoir quand elles se décideront à parler : laissées à l'abandon, ces pierres n'auront bientôt plus rien à confier.
Le ciel reste chargé et il n'y a rien à brûler autour du fortin que des traverses centenaires. « J'ai lu dans Copain des bois que la température était plus élevée sous les conifères », me dit Emmanuel. Nous rebroussons chemin, installons la tente sur un tapis d'aiguilles et faisons provision de bois. Ce soir, c'est là que nous habitons.
Le feu allumé, nous débouchons une bouteille, échangeons un sourire. Sur nos visages rougis se mêlent la satisfaction, une certaine fierté et la fatigue. En bas, la vallée entière s'offre à nos yeux, encore tapissée de neige. Une rare éclaircie nous arrache des soupirs de joie, de félicité presque. « La continuité des grands spectacles nous fait sublimes ou stupides », dit Victor Hugo. Nous, hébétés, ivres et heureux, nous sommes à la fois aigles et crétins.
De l'autre côte de l'Izoard : le Queyras et ses paysages magnifiques. Votre carte IGN vous les fera peut-être traverser pour que vous nous serviez un récit aussi "dépaysant".
· Il y a plus de 9 ans ·erge
Oui, c'est un tout petit peu plus loin de chez moi, mais c'est prévu aussi ! Merci !
· Il y a plus de 9 ans ·george-w-brousse