une nuit de paumée

jd0

Une nuit de paumée

    Elle leva la tête. Ses cheveux avaient l’air d’être collés à l’oreiller sur lequel elle avait dormi d’une traite. Dans la lumière aveuglante du présent, elle se voyait aux prises avec le passé qui préfigure en accéléré l’avenir, se bataillant avec les mots. Elle pouvait être écrivain, mais non.  De toute façon, il fallait qu’elle fasse vite, très vite, le type en face pointait son regard.

    Le type en face, c’était son père.  « Devient, devient, mais devient quelque chose bon sang ! Fait des études, trouve un boulot ! » Faire, faire, faire, vite et bien. Faire, faire, faire toujours faire. Elle, elle arrivait tout juste à être. Immobile, encadré, posé sur l’étagère, son père la regardait, elle, ses bouquins, ses rêves. Il menaçait.

    Elle se penche à nouveau sur la table : « il s’appelait comme il pouvait, c’est-à-dire Félix ». C’est un bon début, ça. Oui, c’est un bon début, et après. Elle regarde à nouveau son père droit dans les yeux. Et après il y a les courses à faire, le loyer à payer, l’argent à trouver, pour tout. La littérature ça nourrit pas son homme, ni sa fille, aurait ajouté sa mère.

    Son père peut-être qu’il aurait rien dit en fin de compte, pas dit de faire du droit ou  médecine ou autre chose. Peut-être qu’il aurait juste dit «  fait-toi plaisir, fait l’amour, et surtout fait pas comme moi, te pends pas aux mots, te pends pas aux arbres, et si vraiment tu dois t’accrocher à quelque chose, accroche toi à la vie. » Son père c’était un écrivain raté, même pas un écrivain, un raté tout court, et ça c’est bien une formule de raté parce qu’en vérité on s’accroche pas à la vie, c’est elle qui nous accroche, nous écorche, nous raccroche au nez jusqu’à ce qu’on pende.

    Faire quelque chose de sa vie, mais on n’en fait rien de sa vie, ma pauv’ fille, lui aurait dit la voisine de pallier, c’est la vie qui nous fait et nous défait.

    Faire, faire, faire, on en revient toujours là ; sauf dans le plaisir, dans le plaisir, on se laisse faire, on se laisse aller, on va même pas, on est happé. Marc, quand il lui disait qu’il avait très envie d’elle, il faisait tout, et y avait plus rien à faire, qu’à se laisser faire l’amour. Elle rêve, elle décroche.

    Et « Félix », il est où dans tout ça ? Avec un nom pareil, c’est forcément un héros qui ressemble à rien, « il s’appelait comme il pouvait », parce qu’elle pouvait décemment pas l’appeler Marc. Marc, lui, il avait une vie simple, très simple,  boire, manger, dormir, bosser, baiser, rire, bosser, dormir, boire. Il se posait pas la question du devenir. L’introspection, connait pas. Son présent tournait en boucle, Et elle, elle était dans sa boucle, un bout de son présent qui revient.

    Elle pose son stylo. Le jour se lève et elle a rien écrit, rien de rien, elle a passé sa nuit à rien glander, une nuit de paumée. Marc devrait pas tarder de toute façon, lui au moins, il fait quelque chose de ses nuits, il bosse, et il fait aussi quelque chose de ses jours à elle, puisqu’ils baisent.

    Peut-être que c’est sur Marc qu’elle devrait écrire, finalement, plutôt que sur ce con de Félix. Elle baille, s’allonge, elle s’endort sur les mots.

   

    Demain, demain est une autre nuit.

Signaler ce texte