Une occasion à saisir

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UNE OCCASION A SAISIR

1

            La Présidente de l'Ordre Mondial (POM) scrutait le ciel du haut de la terrasse panoramique du 228ème étage de la tour Zanigoïde, lorsqu'elle aperçut la soucoupe.

            «  Mon Dieu, pensa-t-elle ébahie. Qu'est-ce que c'est que ça encore ? »

            La soucoupe était exactement comme dans les vieux films de série B : Ronde, plate, et tournant sur elle-même en émettant des pulsations lumineuses tout au long de sa circonférence. Sa taille, cependant, dépassait de cent coudées celle des maquettes des studios.

            Le concept était tellement éculé qu'elle crut pendant un instant à un gag, du moins jusqu'à ce que la soucoupe s'arrête exactement devant elle, planant gracieusement dans le vide sous lequel ifs et séquoias apparaissaient comme des tâches colorées, barbouillant le sol de motifs patchworkés.

            La planète bleue comptait parmi le règne végétal de magnifiques fleurons. Brisant le charme, une voix sèche retentit.

            «  Etes-vous le chef de cette planète ? »

            Abasourdie, la POM réalisa – au bout de quelques secondes – que ce qui avait parlé s'était adressé à elle, dans sa langue, et qu'on attendait une réponse.

            « Ou.. oui, parvint-elle à chevroter d'une voix de fausset. Je suis la.. POM.

            - Définissez : POM ! Intima la voix métallique.

            - Eh bien, continua-t-elle d'une voix plus assurée, je dirige de fait la Terre, notre planète. Je prends les décisions.

            - Oui, vous êtes la personne que nous cherchions, conclut la voix. Attendez ! »

            Un sabord s'ouvrit, livrant passage à un…. Poisson ?! Un poisson qui aurait eu des jambes, coiffé d'un casque empli d'eau, à tout le moins d'un liquide, dont la fonction devait être de lui permettre de respirer. Le casque était orné d'une stupéfiante plume indigo d'origine indéterminée plantée crânement sur le côté.

            « Nous sommes les Piscipodes, mais appelez-nous Pipos, affirma la créature. Nous avons fait un long.. très long voyage pour vous rencontrer. Nous venons vous proposer un marché.

            - Un marché ? balbutia stupidement la POM.

            - Oui. Vous possédez quelque chose que nous désirons, dont nous avons un besoin vital : L'eau ! »

            La POM tressaillit. « Et.. vos besoins se quantifient dans quelles proportions ? 1 000 litres ? 100 000 ?

            - Tout, répondit le Pipo sans s'émouvoir.

            - Tout !! s'exclama la POM. Mais.. mais, ce n'est pas possible ! Comment vivrions-nous sans eau ? Nous ne vous laisserons pas faire ! Si c'est la guerre que vous voulez....

            - Calmez-vous, reprit le pipo. Nous n'avons pas pour habitude de voler, même si nous avons les moyens de vous obliger à nous céder cette eau.

Que je vous explique, dit-il.. Hmm.. Nous sommes un peuple pacifique, qui a trouvé à une époque reculée un moyen d'échapper aux féroces prédateurs de son océan natal, en accédant à la terre ferme et à la station debout. Malheureusement, le processus n'a pas été achevé, et nous sommes toujours soumis à la respiration aquatique, contrairement à vous. Dans un souci d'équité cosmique, et considérant que nous avions été lésés sans contrepartie par les Dieux Rieurs, nous avons développé une drogue assez simple à synthétiser, qui nous rend virtuellement immortels et nous immunise contre toute forme de maladie. Un jour, pris de la fièvre des voyages, nous avons eu l'idée de construire cette soucoupe, embarqué toute l'eau de notre planète, et avons voyagé de-ci de-là, en.. touristes, pourrait-on dire. Le voyage a duré longtemps. Très longtemps. » Le pipo fit une pause songeuse, comme s'il repassait dans son esprit toutes les étapes de ce périple. La POM commençait à montrer des signes d'impatience quand il consentit à poursuivre son récit.

« Nous étions presque à court d'eau quand nous avons découvert votre système solaire. Et votre belle planète bleue a immédiatement attiré nos regards : Le bleu, c'est l'eau ! Ô, combien de planètes rouges, brunes, jaunes ou vertes n'avons-nous pas croisées.. aux mers de soufre, de méthane, d'ammoniaque ou encore d'huile ; des substances nocives qui ne pouvaient nous servir à rien ! » tempêta-t-il. « Mais l'eau.. ça c'est quelque chose !

 

            - Alors.. vous n'allez pas vous emparer de notre eau ? souffla la POM qui ne voyait pas tout à fait où le piscipode voulait en venir.

            - Non, ha ha ! Bien sûr que non » se rengorgea l'être marin d'une voix grinçante. « Les Pipos vous proposent un accord commercial. Comme je vous l'ai déjà dit, nous sommes des commerçants et, comme tels, nous traitons ici une affaire purement commerciale.. qui sera bénéfique pour les deux parties. Nous concevons le sacrifice que la perte de votre cadre de vie bien-aimé doit représenter pour vous. Mais songez à tout ce que nous vous offrons en échange : Les clés de l'Univers ! Toutes les découvertes scientifiques, les réalisations artistiques, philosophiques de races multi-millénaires parmi les dix trilliards de planètes que nous avons visitées, ainsi que la propulsion ultraluminique pour les atteindre, et leur localisation galactique précise.

            Bien sûr, une fois privée d'eau, la Terre deviendra un désert, mais avec toutes ces planètes à disposition, ce n'est pas un problème. De plus, les Pipos vous donneront les ressources biologiques du contrôle génétique pour opérer les mutations nécessaires, si vous désirez demeurer sur votre monde natal, ce que nous comprenons fort bien : Il nous arrive à nous aussi de ressentir une certaine nostalgie à la pensée de notre planète d'origine.. surtout à chaque fois que les réserves d'eau s'amenuisent, ajouta-t-il in petto. Les organismes modifiés devront se nourrir de sable et de roches, mais vous verrez que ce n'est pas si désagréable, et qu'on s'y fait même très bien. Les vies animales et végétales non modifiées disparaîtront évidemment de la planète.

Ah ! J'allais oublier : Un effet secondaire de la drogue est que vous n'aurez plus la possibilité d'enfanter. Comme vous le voyez, nous ne vous cachons rien. Mais songez ! En échange de cette eau, les hommes seront libres de parcourir l'Univers et ses trillions de planètes. Vous serez immortels ! Les enfants quand à eux atteindront leur taille adulte, puis se stabiliseront. Après ça, bien sûr, il n'y aura plus d'enfants. »

Le posso prit une pose avantageuse et attendit les inévitables questions: les mêmes que tout le monde posait, à chaque fois. Quel ennui !

C'était toujours pareil, avec ces demeurés : Ils ne voyaient pas plus loin que le bout de leur nageoire, euh.. de leur nez !

 

- Si je vous comprends bien.. nous pouvons choisir de ne pas être modifiés ? demanda la POM qui était visiblement paumée.

- Evidemment, évidemment.. reprit le pipo d'une voix évasive. Mais rappelez-vous ! » entonna-t-il comme une leçon mille fois répétée, ce qu'elle était en fait, que « La modification entraîne automatiquement l'immunité à toutes sortes de maladies et, bien sûr.. l'immortalité !

- Oui.. bien sûr. C'est un programme alléchant. » La POM se leva.

« Je vous donnerai ma réponse très bientôt. »

 

2

 

            La POM soumit la proposition des piscipodes au Conseil Planétaire des Nations Unifiées. A l'issue du conciliabule, les dirigeants jugèrent que le prix n'était pas excessif, en regard des avantages certains : La maladie et la mort seraient tenues en échec ; les ressources de l'Univers leurs étaient offertes.

            A l'annonce mondio-télévisée de leur décision, les femmes, les mères, s'insurgèrent en masse contre ce déni de leur fonction biologique. Plus d'enfants ? C'est ce qu'on allait voir ! La suite leur montra toute la clémence et la compréhension qu'elles pouvaient attendre d'un gouvernement mondial unifié. Suite aux émeutes contestataires du lendemain, les opposantes furent impitoyablement massacrées, au nom de l'intérêt général, sur toute la surface du globe.

Nulle parole de réconfort ne vint adoucir le désespoir des survivantes : On pouvait très bien se passer d'elles désormais.

            Les femmes se le tinrent pour dit, remâchant leur rancœur et cherchant désespérément un nouveau sens à leur vie, un autre rôle à tenir.

 

3

 

« …. Alors, c'est entendu, déclara la POM en s'adressant au porte-parole des Pipos. Mais avant de procéder à l'échange convenu, pouvons-nous avoir un avant-goût de ces miracles que vous annoncez ?

- Non, POM. Les Pipos sont au regret de vous refuser ce plaisir, car à la base de la proposition unique que nous vous apportons, il y a une offre commerciale aux clauses très strictes. Ne vous y trompez pas : Nous sommes une race marchande, et les termes du contrat serons respectés. Votre eau d'abord. L'Univers après !

- Eh bien.. j'aurais essayé, ânonna la POM. Bah, qu'importe : Nous sommes impatients de partir à la découverte de l'Univers. C'est un rêve que nous caressons depuis tellement d'années ! » Elle marqua un temps et demanda, d'un air qui se voulait rusé, et grâce auquel elle avait remporté les dernières élections : « Et vous, où irez-vous ?

            - Oh ! Nous ? Nous partons incessamment pour un autre Univers. Un jeune Univers. Celui-ci est usé jusqu'à la corde, et ne durera plus que quelques milliards d'années.

            Mais même dans l'état où il se trouve, c'est encore une affaire. Alors.. Vous le prenez ? Hein ! Dites, vous le prenez ? »

 

            Ils le prirent : Ils n'avaient pas le choix. Les avantages étaient incontestables, les inconvénients.. négligeables.

            Les Pipos se mirent aussitôt à l'œuvre, de façon éminemment efficace, comme ils en avaient l'habitude : Ils extrairent l'eau des montagnes, des rivières, des lacs, des fleuves, des mers et océans.

Le processus prit un jour entier. Lorsqu'ils en eurent fini, leurs énormes cuves emplies à ras bord du précieux liquide, la Terre présentait un tout autre aspect : Balafré, toutes les cicatrices de sa croûte terrestre apparentes, sec, étranger. Les nuages eux-mêmes avaient disparu, et l'oxygène n'allait pas tarder à se raréfier. La POM proposa aux Pipos de se joindre à eux afin qu'ils montrent aux terriens les merveilles de la Galaxie, comme un guide l'aurait fait à des excursionnistes inexpérimentés, en toute amitié. Les Pipos, inflexibles, rétorquèrent que les cartes galactiques fournies leur donneraient toutes les informations voulus, et que l'assistance exploratoire n'était pas prévue dans les clauses du marché. Les terriens, déconfits, n'insistèrent pas, se disant avec philosophie qu'après tout, ces Pipos étaient par bien des côtés de tristes sires rébarbatifs, et constitueraient de piètres compagnons de voyage.

Bizarrement, aucun terrien n'eut le moindre soupçon. Même cette qualité traditionnellement dévolue à la gent féminine, l'intuition, fit défaut au moment où l'on avait le plus besoin d'elle. Il est vrai qu'elles avaient d'autres chats à fouetter.

Après un dernier adieu qui manquait de panache, les Pipos s'élancèrent dans les dimensions, laissant les terriens livrés à eux-mêmes.

 

3

 

            Forts de la science héritée des Pipos, les hommes se lancèrent bientôt à leur tour dans de rutilants et spacieux vaisseaux à l'assaut de la galaxie pour y découvrir un.. désert. Tour à tour, les planètes sur lesquelles ils se posaient avec tant d'espoir se révélèrent stériles, sèches comme un coup de trique. L'évidence les frappa comme un fouet implacable : Les Pipos avaient pillé la galaxie, puisant l'eau au fur et à mesure de leur avancée vers la Terre. C'était là leur dernier réservoir, le dernier Eden et, face à la pénurie, ils avaient pris la décision logique d'aller vandaliser d'autres Univers. Car c'était un peuple froid et sans émotions.

Et qui pourrait bien les en empêcher ? Le nombre d'Univers compossibles était virtuellement infini.

Le Temps – peut-être – se chargerait d'eux, mais ils étaient hors d'atteinte de l'idée même d'une vengeance, pour les terriens et la multitude d'espèces qui les avaient précédés.

Les terriens, accablés de désespoir et d'impuissance, se résolurent à ce qu'ils avaient évité jusqu'à présent ; l'ultime transformation afin de survivre dans cet enfer. La race humaine avait vécu. Les monstres immortels qui virent le jour étaient seuls dans cet univers, car il devint vite évident au fur et à mesure des explorations ultérieures que les autres races avaient succombé à quelque mal mystérieux, peut-être tout simplement un accès de mélancolie. Sur les planètes qu'ils visitèrent, les cadavres d'êtres étranges gisaient à même le sol, pathétiques ossements témoins de l'ultime arnaque. Les terriens se résignèrent à survivre dans ce paradis perdu : Ils n'avaient guère le choix.

 

            Sur la Terre, cependant, quelques humains avaient refusé de partir et d'être modifiés. Pierre en faisait partie, comme bien peu de terriens. Il était assis sur un rocher, tout au bout de la digue de St Cyprien, dans le sud de la France. C'était sa place favorite, et il était venu y pêcher de nombreuses fois tout au long de ces quarante ans qui ne seraient jamais quarante et un. Aujourd'hui, il contemplait le sable qui s'étendait au loin, sur ce qui avait été autrefois le fond de la mer. Ca et là, des poissons tressautaient encore en une lente agonie, soudain privés de l'élément vital : L'eau ! La plage était vide de baigneurs, de touristes. Elle ne les verrait plus fouler sa peau. Jamais ! Le sel de la vie s'en était allé avec l'eau. Pierre regardait fixement ce fantôme de mer. Il sourit à travers l'image qui s'était soudain mise à trembloter. Toute eau n'avait pas disparu de ce décor : Ses yeux étaient humides.

 

            Au bout de quatre heures, les picidés les plus résistants cessèrent de gigoter, et Pierre rentra lentement chez lui, ahanant, car l'air commençait déjà à se raréfier. En chemin, il jeta ses cannes à pêche; La maison était en vue.

            Il franchit la porte d'entrée, qu'il referma. L'habitude.

            Parvenu à la terrasse, il secoua le chef en fixant la piscine, vide, ainsi que la fresque murale que l'un de ses fils avait un jour peinte pour lui. C'était le seul endroit où il restait de l'eau.

            Pierre demeura un moment debout, face aux dauphins plats qui s'ébattaient dans une mer tourmentée aux vagues écumeuses. Comme il était fatigué, il décida de s'asseoir face à la peinture sur une des chaises longues, afin de graver dans sa mémoire le moindre détail de l'œuvre. L'horloge murale, imperturbable, égrenait les derniers instants de sa vie.

 

Il n'eut pas longtemps à attendre.


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