Une partie italienne.
maximmilian
1er décembre 2012. Jour 1.
Cela faisait vingt-six jours que la neige tombait sans discontinuer. Le vent glacial qui balayait les rues de Reims formait d’énormes congères par endroits. Dans certains quartiers, la circulation était devenue très difficile avec la neige. Partout, il y avait des voitures abandonnées ; leurs conducteurs, contraints de les laisser sur place, avaient dû terminer leur trajet à pieds. Sous le poids de la neige, des arbres s’étaient effondrés sur la chaussée, bloquant des rues entières. Les employés municipaux et les pompiers, malgré leurs efforts conjoints, étaient débordés. Et épuisés.
Comme dans la plupart des grandes villes, l’armée avait été appelée en renfort pour aider les autorités locales. Grâce à leurs efforts combinés, la plupart des grands axes restaient praticables.
Les chaînes de télévision étaient en boucle sur ces conditions climatiques rarement observées de mémoire d’Homme. Même si ce n’était pas le premier hiver violent qui se produisait, le phénomène était quand même remarquable en bien des points.
La périphérie de Reims était devenue impraticable. Dans les villages alentour, les gens étaient comme prisonniers. L'usage de la voiture étant impossible, les ravitaillements se faisaient, lorsque le vent se calmait, par hélicoptère. On se serait cru en temps de guerre.
Toute l’Europe occidentale était concernée par ces chutes de neige. Le phénomène était plus prononcé dans les pays du nord de l’Europe, mais les intempéries sévissaient à travers le monde.
La communauté scientifique était en ébullition. Les conférences se multipliaient. Les sommets succédaient aux réunions d’urgence. Quantité de théories étaient avancées, certaines sérieuses, d’autres plus farfelues. Sur internet, les blogs proliféraient, relayant les informations recueillies à droite et à gauche. Certains amateurs « éclairés » avançaient eux aussi leurs hypothèses. En manque de certitudes et ayant besoin de se rassurer, les membres de ces blogs fantaisistes croissaient de manière exponentielle.
L’Homme cherchait à comprendre et à se rassurer.
***
L’arrière de la voiture partit légèrement en tête à queue au moment où son conducteur ralentit. Promptement, l’homme relâcha le frein afin de récupérer le contrôle. La roue arrière droite tapa légèrement le trottoir.
— Putain de neige ! laissa-t-il échapper. Ça me gave !
La voiture s’immobilisa à quelques mètres du feu tricolore. Dans la rue, il n’y avait personne. D’ordinaire, Reims n’était pas réputée pour être une ville particulièrement vivante la nuit. Si on excluait quelques endroits bien spécifiques comme la Place d’Erlon où étaient concentrés la plupart des bars et des restaurants, le reste de la ville se vidait de ses promeneurs dès que la nuit approchait. Les conditions climatiques extrêmes et la neige qui recouvrait tout depuis des semaines n’arrangeaient rien.
Les cloches de l’Église St Thomas sonnèrent 23 heures. L’homme jeta un œil dans son rétroviseur. Réflexe de conducteur, mais inutile vu les circonstances. Il était le seul à avoir pris sa voiture ce soir-là. La météo avait lancé une nouvelle vigilance orange et avait déconseillé à quiconque de sortir. Rien à foutre ! s’était-il dit. J’ai trop envie de baiser. Je vais me trouver une pute. Je suis sûr qu’il y en a encore dans le coin de l’Avenue de Laon. Et comme les clients doivent être rares ,j’vais ptêt même avoir un prix !
Il prit son portefeuille d’où il sortit deux billets de cinquante euros. Il se retourna.
— Allez, descends, maintenant ! Il jeta les deux billets à la fille qui était silencieuse sur le siège arrière. Et fais gaffe de pas prendre froid, poursuivit-il. Vu la longueur de ta jupe, tu risques d’attraper un rhume !
Et il éclata d’un rire rauque caractéristique d’un gros fumeur.
— Ta gueule, pauvre naze. T’aurais quand même pu me ramener un peu plus près de chez moi.
— Tu déconnes ? Suis pas taxi !
— Ça m’étonne pas, de toute façon, t’es qu’un connard. Vu ta façon de baiser, j’aurai dû m’en douter !
Elle se saisit des deux billets, fit un doigt d’honneur à l’homme dont le rire moqueur s’était tu à sa remarque cinglante et sortit de la voiture en claquant violemment la porte.
— Pauvre connasse ! hurla le conducteur. T’es tout juste bonne à faire la pute, et encore !
Il redémarra sa voiture d’un geste rageur, oublia qu’il y avait plus de vingt centimètres de neige dans la rue et patina lamentablement pendant plusieurs secondes avant de caler après que sa roue arrière droite ait tapé de nouveau contre le trottoir. La fille éclata de rire. Elle serra son court manteau autour d’elle et avança prudemment sur le trottoir enneigé. Il a raison, en même temps ce con ! Qu’est-ce qu’il m’a pris de sortir avec une jupe si courte et des talons ?Lise, ma fille, t’es vraiment une cruche ! Vivement que j’ai un autre moyen de payer mes études. J’en ai marre de ma faire baiser pas des cons et d’être obligée de faire le tapin…
Après quelques secondes d’hésitation et plusieurs jurons lancés par son conducteur, la voiture reprit sa course et disparut aux yeux de Lise au bout d’une centaine de mètres. Le chauffeur avait continué tout droit dans l’avenue de Laon, grimpant tant bien que mal la légère pente qui montait vers la Place de la République. Très vite, la jeune femme se retrouva seule, sa veste de cuir plaquée contre son corps afin de couper le froid du mieux possible. Le vent ne s’était pas calmé. Et même si la neige tombait de manière un peu plus éparse, le froid tenaillait la jeune fille, qui tremblait de tous ses membres.
Après quelques mètres, elle quitta l’abri de l’Avenue et se retrouva sur la Place Saint Thomas. La vieille église se dressait vers le ciel, bravant les éléments. Des congères, dont certaines mesuraient plus de deux mètres, semblaient vouloir saisir le bâtiment pour l’entraîner sous terre. Le large clocher dominait tous les immeubles environnants. L'église semblait un havre de paix dans cette nuit glaciale.
Le vent redoubla de force, tourbillonnant. Privée de l’abri des bâtiments de l’avenue qu’elle venait de quitter, Lise fut prise dans une violente bourrasque, mélange de vent et de flocons de neige qui s’insinuèrent jusque sous ses vêtements. La jeune femme grelottait, et elle peinait à avancer dans la neige avec ses chaussures de Cendrillon. Elle se mit à sangloter tout en serrant les dents. Elle se promit alors que cette nuit serait la dernière où elle aurait à vendre son corps. Trop froid. Trop seule. Trop loin de chez elle. Cet enfoiré, après avoir tiré son coup, n’avait même pas eu la décence de la ramener jusque chez elle. Elle serra les dents en repensant aux assauts brutaux de son client et eut une nouvelle montée de larmes.
La jeune femme regarda à droite et à gauche, cherchant de ses yeux un éventuel véhicule qui passerait. La ligne de tramway était hors service depuis plusieurs semaines et les bus ne pouvaient plus circuler. Les taxis, dont certains avaient gagné beaucoup d’argent les premiers temps avaient pour la plupart renoncé. Seuls quelques-uns étaient encore en service, et rarement aussi tard le soir. Elle chercha son téléphone portable dans son sac et l’alluma : pas de réseau. La plupart des relais étaient soit tombés soit congelés par le froid. Mon Dieu, que vais-je faire ? Gémit intérieurement la jeune femme, serrant au plus près de son corps transi sa veste en cuir.
Dieu ? Elle tourna la tête vers l’église. L’énorme bâtisse trônait, tel un géant de pierre invulnérable, insensible aux ravages des intempéries. Lise réfléchit quelques secondes. Elle se dirigea d’un pas décidé vers l’entrée de l’église, s’arc-boutant contre les rafales qui balayaient la place de part en part. Une prostituée dans une église ? Cette pensée la fit sourire malgré le froid. Elle se demanda quelle serait la réaction de sa mère (qui ignorait comment sa fille finançait ses études) si elle lui racontait qu’elle avait vu une prostituée se réfugier dans une église. « La maison de Dieu est la maison de tous. » Voilà sans doute ce que lui aurait répondu sa maman. La jeune femme releva la tête. La couche de neige était moins importante sur les quatre marches qui menaient à l’entrée de l’église. Lise pressa le pas, impatiente de se protéger de la tenaille glacée du vent et de la neige. Elle faillit chuter à plusieurs reprises, mais serra les dents. Elle ne sentait plus ses pieds. Le froid et l’humidité de la neige avaient pénétré ses petites chaussures de ville et elle ressentait une vive douleur à chaque pas. Ses jambes tremblaient sans qu’elle ne puisse rien contrôler. Les jointures de ses mains étaient douloureuses. Quant à sa veste en cuir, la neige qui s’était collée dessus la rendait craquante et très inconfortable.
La jeune femme atteignit les marches. Elle fit claquer ses pieds sur la pierre – ce qui lui arracha une grimace de douleur – pour faire tomber la neige qui lui montait jusqu’aux mollets. Elle grimpa les quatre marches et arriva sur le perron de l’église.
Une ouverture à taille humaine avait été dessinée dans l’énorme portail qui menait à l’intérieur de la bâtisse. Lise remarqua que la porte était entr’ouverte. Hésitante, elle s’approcha et glissa la tête par l’ouverture.
Elle fut saisie par le calme qui régnait. Encouragée, elle franchit entièrement le battant de la porte. L’église était plongée dans la pénombre. La lumière des éclairages publics avait du mal à pénétrer. La neige accumulée sur les vitraux les obscurcissait. Il n’y avait donc qu’une lueur diffuse pour éclairer l’immensité de l’église.
— Ohé ? Il y a quelqu’un ? s’enquit la jeune fille refermant doucement le battant de bois derrière elle.
Le « clac » du loquet qui s’engage la fit sursauter. La bise glaciale avait fait place à une atmosphère un peu plus douce, quoiqu’emprunte d’humidité. Personne ne répondit à son appel.
— Mon Père ? insista-t-elle. Idiote ! Quel cliché ! Pourquoi y aurait-il un prêtre à cette heure ?
Ses yeux s’habituaient doucement à la semi-obscurité. Lise distinguait maintenant les rangées de bancs alignés à droite et à gauche qui remontaient doucement le cœur de l’église jusqu’à ce qu’elle supposait être l’autel. Un peu plus loin à sa gauche, elle aperçut les lueurs vacillantes de plusieurs grosses bougies allumées au pied d’une statue de femme.
Sa voix résonnait étrangement. Elle n’avait toujours pas bougé, impressionnée par la majesté de l’endroit. Pour elle qui n’avait même pas été baptisée, se retrouver pour la première fois dans une église à vingt-quatre ans avait quelque chose de très impressionnant. Elle se sentait mal à l’aise, comme si elle n’avait pas sa place ici. Elle ne croyait pas en l’existence d’une entité supérieure qui régirait un peu toute chose sur Terre, et elle n’avait jamais imaginé se retrouver obligée de se réfugier dans une église, surtout vêtue comme elle l'était. Elle était gênée.
Elle grelottait à nouveau. Il faisait pourtant nettement moins froid que dehors. La neige prisonnière de ses cheveux commençait à fondre et s'égouttait dans son cou. L’eau glaciale coulait le long de sa nuque et s’insinuait entre ses omoplates, la faisant frissonner. Ses pieds la piquaient au fur et à mesure que le sang recommençait à circuler normalement. Sa veste en cuir semblait peser une tonne, détrempée par la neige fondue. Lise s’avança vers les bancs les plus proches. Ses talons résonnèrent sur la pierre brute de l’église. Elle s’interrompit, écoutant l’écho de ses pas. Enhardie et un peu rassurée, elle ôta sa veste qu’elle posa délicatement sur le dossier d’un banc, évitant de faire du bruit. Ses frissons s’estompèrent. Sa chemise en jean n’était pas trop mouillée. Elle avait un peu moins froid. Serrant ses bras autour d'elle, elle s’engagea dans l’allée principale de la nef, tirant au maximum sur sa jupe courte afin de dissimuler ses cuisses. Son sentiment de gêne ne la quittait pas.
Le bruit régulier de ses pas rythmait sa progression. Bientôt, elle dépassa le centre de la nef. L’autel se détachait nettement. Majestueux autant que sobre, il correspondait à l’idée qu’elle se faisait de ce genre d’endroit. Le silence n’était perturbé que par le bruit de ses talons sur la pierre. Lise se sentait à nouveau oppressée. Prise de panique, elle voulut faire demi-tour et quitter l’église. Mais dehors il n’y avait que le vent et la neige. Essayer de rentrer chez elle cette nuit, à pied, relevait de la folie, et elle le savait. Elle essaya de se raisonner, se convainquant qu’il n’y avait pas d’endroits plus sûrs que cette église pour se protéger. Personne ne lui reprocherait de s’être réfugiée là. Même si elle ressemblait à une prostituée – ce qu’elle était d’ailleurs occasionnellement -. « La maison de Dieu est la maison de tous ». Les supposées paroles de sa maman lui revenaient à l’esprit et la réconfortaient.
La jeune femme ferma les yeux et prit une profonde inspiration. Elle se concentra sur les battements affolés de son cœur. Lentement, leur rythme redevint normal. Elle ouvrit les yeux et reprit sa marche vers l’autel, presque décontractée cette fois. Un léger sourire se dessinait même sur ses lèvres. Elle se sentit soudainement calme et sereine.
La forme massive d’une croix sur laquelle un Christ crucifié regardait vers les hommes finit de rassurer la jeune femme. Située à quelques pas derrière l’autel, la représentation du sacrifice du fils de Dieu avait une vertu infiniment apaisante sur elle. Elle se surprit à chercher les yeux de la statue du regard comme pour y confesser ses péchés. Lise continua d’approcher. Elle n’était maintenant plus qu’à quelques pas de l’autel. Tout était propre et bien ordonné. Il lui semblait qu’une messe pouvait avoir lieu à tout moment. Elle se demanda si toutes les églises étaient toujours aussi prêtes. La jeune femme s’avança et posa les yeux sur l’autel. Sa main effleura la pierre douce et lisse. Le contact l’apaisa. Elle laissa courir ses doigts le long de la pierre alors que son regard parcourait la silhouette décharnée du Christ qui semblait l’observer avec bienveillance.
Un frisson lui étreint les reins, la tirant de sa rêverie. Elle fit volte-face. À quelques mètres derrière, debout au niveau des premiers bancs de prière, un homme de grande taille observait la jeune étudiante. Il était vêtu d’un large manteau ample pourvu d’une capuche qui lui dissimulait le visage. Lise ouvrit la bouche, pour crier, pour le saluer ou pour elle ne sut plus quoi. Aucun son n’en sortit. Elle avait l’impression que le manteau de l’homme frissonnait, ses pans remuants comme chahutés par le vent. Il n’y avait pourtant aucun courant d’air dans l’église. La porte était toujours fermée.
Paniquée, Lise ouvrit la bouche pour crier. L’homme leva une main vers elle. Elle sentit sa vue se troubler au fur et à mesure qu’il resserrait les doigts, comme si il l'étranglait. La jeune femme recula, titubant. Ses jambes ne la portaient plus. Des étoiles brillèrent devant ses yeux et elle s’effondra.
2 décembre 2012. Jour 2.
La clinique était surchargée depuis plusieurs semaines. On ne comptait plus les membres cassés dus à une chute sur un sol rendu glissant par la neige et le verglas. Les urgences ne désemplissaient pas. Les médecins et les infirmiers étaient épuisés.
Derrière son comptoir d’accueil, Alice essayait tant bien que mal de remplir tous les dossiers en retard des nouveaux patients tout en répondant au téléphone. La jeune femme, qui était en seconde année de médecine, avait été réquisitionnée - comme un grand nombre de ses camarades de promotion - par la polyclinique Courlancy pour pallier au manque de personnel. C’était un procédé totalement inhabituel, mais « à circonstances exceptionnelles, moyens exceptionnels » lui avait répondu le doyen de la faculté.
Elle avait un peu fait la moue lorsqu’on lui avait dit qu’elle serait à l’accueil. Elle se serait sentie plus utile à aider les blessés légers, ou alors à seconder un chirurgien lors d’une intervention délicate. Mais elle savait bien qu’entre la théorie et la pratique, il y avait un énorme fossé. Surtout qu'étant en seconde année, elle n'avait pas les compétences requises pour ce genre de travail. Alors, elle avait fait contre mauvaise fortune bon cœur et avait pris sur elle pour s’acquitter du mieux qu’elle le pouvait de ces tâches administratives. Elle était en train de remplir un dossier sur son ordinateur tout en essayant de calmer un père en colère au téléphone qui ne comprenait pas que son fils ne soit pas encore sorti, alors qu’il n’avait qu’une cheville cassée et que la pose d'un plâtre ne devait pas nécessiter cinq jours. Avec des trésors de patience et de nombreux « oui monsieur, parfaitement monsieur, vous avez raison, monsieur » Alice finit par raccrocher le combiné et retourna à son dossier.
— Pardon, mademoiselle, est-ce que vous pourriez…
— Une seconde ! coupa Alice, sans même relever la tête. Vous ne voyez pas que je suis occupée ? C’est dingue ça…
Un badge de police vint s’intercaler entre ses yeux et l’écran de son PC.
— Si je peux me permettre d’insister ? s’enquit une voix masculine de l’autre côté du comptoir.
Alice releva la tête et se sentit devenir rouge pivoine. Ses joues chauffaient. Elle gigota sur son siège.
— P… pardon, monsieur, balbutia-t-elle. Je me prie de vous excuser… Je vous prie de m’excuser, corrigea-t-elle, honteuse.
Sa maladresse fit sourire l’homme. Âgé d’une cinquantaine d’années, le large sourire qui lui barrait le visage à cet instant donnait à ce policier un air plus goguenard qu’énervé par la remarque maladroite de la jeune femme. Alice se détendit et lui sourit à son tour.
— Désolé, monsieur, mais c’est un peu la folie, ici. En quoi puis-je vous aider, inspecteur ?
— Je ne suis pas inspecteur, mais, peu importe, jeune dame, lui répondit le policier avec un clin d’œil amical. Je suis ici pour voir une femme du nom de Lise Lange. Il se saisit d’un petit calepin qu’il avait fourré dans une des poches de sa veste à carreaux. Si j’en crois mes informations, elle a été amenée ici cette nuit vers quatre heures du matin. Vous pourriez jeter un œil dans vos dossiers, s'il vous plaît ?
— Oui, bien sûr. Mais si elle est arrivée cette nuit, je n’ai encore rien rentré à son sujet. Je n’en suis qu’aux patients d’il y a trois jours. Le reste est dans cette pile de papiers.
Elle fit pivoter son siège et se saisit d’une énorme liasse de documents administratifs à l’en-tête de la clinique. Elle termina son tour complet et se retrouva de nouveau face au policier.
— Et voilà, lui lança-t-elle joyeusement ! C’est là-dedans.
Le policier haussa les sourcils d’un air désabusé et passa une main dans ses cheveux grisonnants.
— Ne vous inquiétez pas, lui dit-elle, souriante. Tout est classé par ordre alphabétique. Je n’en ai que pour quelques secondes.
Joignant le geste à la parole, elle scinda l’énorme pile de dossiers en deux tas de taille quasi équivalente et se saisit du second.
— Alors Ildam, Janson, Juillet, Lacard… Lange ! Lise lange, la voilà !
Elle tendit le dossier au policier.
— Merci, mademoiselle, mais je n’en ai pas besoin. J’ai juste besoin de savoir dans quelle chambre elle a été emmenée, lui répondit le policier avec un sourire toujours aussi franc. Ah, et tenez.
Il sortit de sa poche un papier qu'il déplia et qu'il tendit à la jeune femme. Elle s'en saisit, le regard interrogateur.
— C'est une commission rogatoire, mademoiselle. Sachez que tout policier que je suis, je n'ai pas le droit de consulter quoi que ce soit sans ce papier.
Devant l'embarras de la jeune femme, l'homme prit un air rassurant.
— Ne vous inquiétez pas, poursuivit-il. Je sais quelles sont les conditions pour tout le monde en ce moment.
— Pardon ! Alice reprit le dossier et le feuilleta rapidement. Chambre C 454, au 4ème étage, donc.
— Merci de votre efficacité, jeune dame, lui répondit l’homme.
Il la salua de la tête et prit la direction des ascenseurs situés à sa droite. Alors que les portes se refermaient sur lui, le policier se disait que s’il avait eu vingt ans de moins et que les circonstances avaient été différentes, il aurait bien courtisé la jeune Alice…
***
Après quelques secondes qui parurent une éternité au policier claustrophobe, les portes de l’ascenseur s’ouvrirent enfin. Gillard se précipita hors de la cabine. Il poussa un soupir de soulagement. L’agitation était moindre à cet étage. On retrouvait presque la quiétude d’une clinique en temps ordinaire. Repérant les indications des numéros de chambre, Gillard s’engagea sur sa droite. Au bout de quelques mètres, il prit un large couloir sur sa gauche après avoir pris soin de vérifier qu’il se dirigeait vers la bonne chambre. À une cinquantaine de pas devant lui, il vit un policier en faction devant une porte. Il avança d’un air décidé. Le policier en faction le salua.
— Elle est consciente ? s’enquit Gillard.
— Il semblerait, Monsieur. Deux médecins sont avec elle pour le moment et ont donné ordre de ne laisser entrer personne.
— Elle a dit quelque chose ?
— Je ne sais pas Monsieur.
— Merci.
Bousculant légèrement le policier, Gillard ouvrit la porte. Devant le lit, deux médecins étaient penchés au chevet d’une jeune femme. Elle hochait lentement la tête, acquiesçant silencieusement aux conseils qui lui étaient donnés. Gillard s’avança. Un des deux médecins releva la tête et lui fit signe de ressortir. Gillard sortit son badge. Le médecin s’approcha de lui.
— Elle est encore trop faible et en état de choc pour répondre à des questions, lui dit-il fermement. Sortez, s'il vous plaît. Si vous voulez des informations, nous allons vous en donner d’ici quelques minutes. Mais laissez-la se reposer.
À contrecœur, Gillard rebroussa chemin et referma doucement la porte derrière lui. Il s’assit sur une chaise en face de la chambre et consulta son petit carnet de notes, tournant les pages rapidement sans les lire, fort énervé de ce contretemps. Quelques minutes plus tard, les deux médecins sortirent de la chambre. L’un d’eux se présenta devant le policier, lui tendant la main. L’autre se dirigea vers une autre chambre.
— Docteur Hardy. Je peux vous aider ?
Gillard se leva et serra fermement la main du médecin.
— Paul Gillard. Oui, en effet, docteur, j’aurai besoin de quelques informations au sujet de la jeune Lange.
— Si vous voulez bien me suivre, allons dans mon bureau, et je répondrai à toutes les questions que vous voudrez.
Il invita le policier à passer devant lui tout en lui montrant le chemin. Gillard se dirigea vers la porte que le médecin lui avait indiquée.
***
Alice repoussa le clavier en soupirant. Elle en avait définitivement assez. Elle avait bien avancé dans les dossiers en retard. Elle regarda le cadran de sa montre : 11h28. Elle se leva, fit jouer son cou douloureux et se saisit de son sac à main. Elle en extirpa son téléphone portable et un paquet de cigarettes. Elle enfila son gros manteau, passa de l’autre côté du comptoir, posa le petit panneau indiquant « DE RETOUR DANS QUELQUES MINUTES » et franchit les doubles portes de la clinique.
La neige s’était arrêtée de tomber depuis plusieurs heures. De gros nuages gris menaçaient toujours, mais le vent était moins mordant ce matin. Après s’être mise à l’abri à quelques pas de l’entrée, Alice s’alluma une cigarette et consulta son portable. Il y avait du réseau et elle en profita pour envoyer quelques SMS. Dans l’avenue voisine, elle entendait le ballet incessant des chasse-neige et des camions de pompiers, toujours à pied d’œuvre pour dégager les rues. La fumée de sa cigarette s’envolait en volutes blanches à chacune de ses expirations.
Malgré son manteau, la jeune femme se mit à frissonner violemment. Pourtant, il n’y avait plus de vent et elle était à l’abri. Elle leva la tête. Les portes de la clinique s’étaient ouvertes d’elles-mêmes, sans que quiconque en ait franchi le seuil. Fronçant les sourcils, la jeune femme attendit pour voir si le phénomène se reproduisait. Rien. Haussant les épaules, elle retourna à ses textos.
***
Gillard avait pris place sur la chaise que lui avait indiquée le docteur Hardy.
— Je vous écoute, lui dit le médecin.
— Comment va-t-elle ?
— Aussi bien qu’on puisse aller après avoir passé une partie de la nuit sur le sol froid d’une église et qu’on ait essayé de vous étrangler.
— Évidemment. Elle aura des séquelles ?
— A priori, non. Les premiers examens montrent que sa trachée est intacte et qu’à part quelques grosses ecchymoses, il n’y aura aucune suite. Elle a surtout eu peur.
— Elle vous a raconté quelque chose ? s’enquit Gillard qui s’était saisi de son calepin, prêt à noter.
— Oui, vaguement. Mais bon, elle a une grosse fièvre, elle est choquée, en hypotension et elle n’a pas grand-chose dans le ventre. Ça peut s’apparenter à un délire passager, d’autant que son discours n’est pas très rationnel.
— C’est-à-dire ? demanda Gillard en fronçant les sourcils.
— Elle nous a parlé d’un homme vêtu comme un clochard qui n’avait pas de visage, répondit le docteur d’un air évasif. Un mendiant entré dans l’église sans ouvrir la porte et qui flottait dans les airs. Vous voyez le genre…
— Et c’est lui qui l’aurait agressé ?
— D’après elle, oui. Et sans la toucher qui plus est ! Bref. Le médecin balaya ces propos fantaisistes d’un geste de la main. Elle va rester au repos encore quelque temps. Je l’ai mise sous sédatif. Elle va dormir, se réchauffer. Je pense que quand son corps sera reposé, son esprit sera plus clair.
— Hum… Ça veut dire que je pourrais lui parler quand ?
— Écoutez monsieur… Gillard, c’est ça, pardon, j’ai du mal avec les noms en ce moment.
Gillard eut un sourire poli.
— Si son état s’améliore – comme cela devrait logiquement être le cas – elle sera en mesure de répondre à certaines de vos questions demain. Les visites ont lieu à partir de 10h.
Le médecin se leva de son fauteuil et tendit la main au policier.
— À demain, donc ?
Gillard se leva à son tour, et serra la main du médecin sans le regarder.
— Demain 10 heures. Je serai là. En vous souhaitant une bonne journée, docteur.
Et sans autre forme de politesse, il tourna les talons et sortit du bureau. Arrivé au rez-de-chaussée (il était redescendu en empruntant les escaliers, cette fois) il se dirigea vers le comptoir d’accueil afin de saluer la jeune Alice. Il s’arrête à quelques mètres d’elle et son sourire s’estompa. La jeune femme semblait soucieuse, les yeux rivés sur son écran. Gillard décida qu’il aurait été impoli de la déranger et sortit sans se faire remarquer.
***
Le portable vibra sur la table de chevet. Sur l’écran, étaient indiqués plusieurs appels en absence. Sur le lit défait, l’homme se tourna en grognant dans son sommeil. Il s’était couché sur les draps, sans prendre la peine de défaire son lit ou de retirer ses vêtements. Au sol, une bouteille de vin bon marché, à moitié vide, et un verre. Le téléphone vibra à nouveau, faisant tressauter le petit radio-réveil qui finit par tomber au sol. L’homme s’agita, fronçant les sourcils. Il se retourna, et se saisit de l’appareil qu’il colla à son oreille.
— Julien Lejeune, prononça-t-il d’une vois pâteuse.
Une voix agitée à l’autre bout du fil. Vincent se redressa d’un bond dans son lit.
— Oh putain ! Oh putain ! Oh putain ! Quelle heure, tu dis ? Presque midi ? Oh bordel de merde ! Oui, oui je me magne, j’arrive. Préviens le patron et excuse-moi auprès de lui. Il s’était levé et s’était précipité dans la salle de bains, renversant au passage la bouteille de vin dont une partie du contenu se répandit sur le sol. « Quoi ? Une sanction disciplinaire ? Merde ! Pas maintenant, quoi ! J’étais sur le point d’avoir une promotion. » Son correspondant continuait de le sermonner. « Oui, je suis sorti tard hier. Enfin, pas très tard, mais avec cette neige de merde, j’ai mis trois plombes à rentrer chez moi. Ou j’étais ? Mais je t’en pose, moi des questions ?... … Ok, ok… Oui, encore une fois, j’avoue, je suis allé me chercher une pute »… Il tenait le téléphone plaqué à son oreille avec son épaule et il se passait du gel dans les cheveux. « Oh ça va, hein, je fais ce que je veux de mon pognon ! Et puis merde, t’es pas mon père ni ma mère, alors du balai ! »
Il raccrocha et jeta le téléphone sur la tablette devant lui. Marre des sermons ! Il se passa les mains dans les cheveux pour vérifier que sa coiffure était à peu près correcte. Il avisa sa chemise froissée. J’peux pas aller bosser comme ça ! Déjà que je vais me faire allumer, il faut que je sois présentable. Il retourna dans sa chambre. Une faible lumière filtrait à travers le store clos. Il appuya sur un bouton et le volet s’ouvrit lentement, baignant la pièce d'une lumière grise. Il se précipita vers son armoire, enjamba la bouteille renversée en jurant entre ses dents et sortit une chemise blanche. Il jeta un œil rapide par la fenêtre de son appartement. Situé au troisième étage, il surplombait une bonne partie de l’Avenue de Paris. Encore de la neige, toujours de la neige. Ça va être coton pour aller Place d’Erlon en moins de 30mn ! La route semblait assez dégagée, mais il voyait les voitures avancer lentement. Allez, Jul' ! T’es un winner, alors tu vas y arriver. Quant à l’autre vieux con, tu vas bien trouver un bobard à lui raconter. Et c’est même avec un léger sourire aux lèvres qu’il retourna dans la salle de bains. Il enfila la chemise blanche en faisant rouler sur son torse les muscles qu’il n’avait pas et pris des poses de séducteur tout en finissant de boutonner ses manches. Il s’approcha de la glace, découvrit ses dents. Il fronça les sourcils, prit la brosse à dents dans le verre posé sur la tablette, ouvrit l’armoire et se saisit du tube de pâte dentifrice. Il referma la porte et se figea.
Derrière lui, une silhouette indistincte se tenait. Il n’eut que le temps de remarquer deux pupilles noires qui le fixaient dans la glace avant que son crâne ne vînt s’exploser dans la glace en face de lui. Le sang lui brouilla la vue. Il s’affaissa lentement, son regard cherchant à distinguer son agresseur à travers les morceaux de glace brisée. Il glissa encore. Ses jambes ne le portaient plus. Son menton heurta le lavabo. Un crac se fit entendre et il s’effondra à genoux, la main droite crispée sur le tube de pâte dentifrice dont le contenu se vidait lentement…
3 décembre 2012. Jour 3.
Gillard n’avait pas beaucoup dormi. Il s’était levé de mauvaise humeur et trois longs cafés serrés n’avaient pas arrangé l’affaire. Depuis qu’il avait arrêté de fumer quatre ans plus tôt, le café était devenu sa nouvelle drogue. Mais il avait plus souvent qu’avant les nerfs à fleur de peau. Il était parti de chez lui alors que le soleil se levait à peine. À cette heure matinale, la circulation était beaucoup plus facile, d’autant que la neige avait laissé la place à de la pluie – qui tombait de façon ininterrompue depuis le milieu de la nuit – . Les pompiers n’avaient pas beaucoup de répit, car les rues étaient gorgées d’un mélange de boue neigeuse et d’eau que les égouts avaient du mal à absorber. Il était arrivé au commissariat central un peu avant sept heures du matin et déjà le téléphone sonnait à répétition. Entre les caves inondées et les rues bloquées, les gens appelaient le 17 sans arrêt, le 18 étant saturé. Ça ne finira donc jamais ?C’est donc la fin du monde qui arrive ? Cette pensée lui arracha un sourire. Lui qui était d’un pragmatisme sans borne il s’amusait beaucoup des débats soi-disant sérieux qui pullulaient à l'heure actuelle sur les chaînes de TV pour expliquer le dérèglement climatique mondial.
Il salua ses collègues à l’entrée du grand bâtiment. Le nouveau commissariat était quand même beaucoup plus grand et agréable que l'ancien. De grandes baies vitrées qui laissaient passer la lumière, de larges plafonds, de grands espaces. On se sentait beaucoup moins oppressé que dans l’ancienne structure qui, même si elle avait plus de cachet de par son prestigieux emplacement – situé à quelques mètres du parvis de la Cathédrale des Sacres quand même – ressemblait plus à l'antichambre d’une prison qu’à un commissariat de police.
Après s’être pris un quatrième café au distributeur, Gillard monta – par les escaliers – au 3èeme étage, là où se trouvait son service. L’équipe de nuit était en train de briefer la relève sur les urgences immédiates. Gillard salua tout le monde d’un geste de la main et s’engouffra dans son bureau. Il sortit son carnet et compulsa ses notes sur la jeune Lange. Sa montre indiquait 7h30. Il lui faudrait compter trente minutes pour aller jusqu’à Courlancy. Les voies longeant le canal étant inondés, il devrait passer par le centre-ville. Il avait donc deux heures devant lui pour préparer les questions. Il alluma son ordinateur, plus par habitude qu’autre chose. Sans se considérer réfractaire aux nouvelles technologies (il possédait même un Smartphone dernière génération) il préférait amplement son bloc et son crayon plutôt que l’outil informatique.
Il y avait plein de zones d’ombre dans la déposition faite par l’aumônier qui avait trouvé la jeune Lise Lange évanouie sur le sol de l’église la veille au matin. Paul ne remit pas en doute l’honnêteté de l’homme d’Église, mais misa sur une grande confusion d’esprit lors de la découverte du corps. C’est la raison pour laquelle il fallait impérativement interroger la jeune étudiante pour avoir sa version des faits.
Pendant plus d’une heure, il écrivit et ratura les questions qu’il voulait lui poser durant leur entrevue. Il fallait que les questions soient le plus claires possible de façon à éviter les réponses évasives ou approximatives. Il savait par expérience que les principaux témoins d’une enquête avaient tendance à déformer la vérité, soit pas peur, soit par confusion ou pour enjoliver les faits à leur avantage. Et il n’avait pas de temps à perdre en conjectures et autres fausses pistes. Ses hommes étaient débordés. Les exactions et les petits larcins se multipliaient dans les quartiers un peu chauds de Reims ces dernières semaines, et le travail des policiers s’en trouvait d’autant plus compliqué que les conditions météo étaient difficiles. Bref, il fallait aller à l’essentiel.
L’horloge murale indiquait 8h52. Paul se leva pour aller se chercher un nouveau café. On frappa à sa porte.
— Entrez !
Un de ses adjoints ouvrit la porte. C’était un homme d’une trentaine d’années, grand et athlétique, au crâne rasé et au regard vif et inquisiteur. Il salua son supérieur avec respect.
— Chef, on aurait besoin de vous sur une scène Avenue de Paris.
— Hum ? Gillard haussa un sourcil interrogateur. Et pourquoi moi ?
— Aucune idée, chef, mais l’info vient de la Div’. Elle tient absolument que ça soit vous qui vous vous en chargiez.
— Il n’y a personne d’autre qui puisse couvrir ça ? C’est que j’ai une visite à faire dans pas longtemps, moi !
— Je ne sais pas monsieur. Je ne fais que vous transmettre l’info.
Gillard réfléchit quelques instants tout en faisant les cent pas dans son bureau, les mains dans les poches.
— Bien, finit-il par dire, résigné. Il se tourna vers le jeune policier, toujours au garde-à-vous. « Allez transmettre à madame la commissaire divisionnaire que je prends en charge la scène, mais que j’irai plus tard dans la journée ou éventuellement demain. Ça dépendra de mon entrevue de tout à l’heure. »
Le policier salua son supérieur et s’apprêtait à sortir.
— Et transmettez à Larsen de faire les procédures d’usage sur la scène. Qu’il boucle tout et que la scientifique soit prudente, pour une fois. Ça changera.
— Bien monsieur. L’homme hésita. Ce sera tout, monsieur ? Il connaissait suffisamment Gillard pour savoir que son patron était méticuleux, mais quelquefois assez désordonné dans ses pensées. Il lui arrivait fréquemment d’enchaîner les consignes de dernière minute.
— Oui, ce sera tout. Enfin, non. Ayez la gentillesse d’aller me cherche un café.
Gillard sortit une pièce de sa poche qu’il lança en direction de son collègue. L’autre la capta au vol.
— Ce sera fait, monsieur, lui répondit-il avec un clin d’œil et une révérence grandiloquente.
Et il sortit, refermant doucement la porte derrière lui. Gillard regarda sa montre : 9h12. Il enfourna son calepin dans la poche de sa veste et sortit à son tour de son bureau. Tant pis pour le café. Il passa dans les lavabos pour homme afin de se recoiffer un peu et de remettre correctement chemise et cravate. Après avoir vérifié qu’il était parfaitement présentable, il se dirigea vers les ascenseurs. Il refusa poliment la porte ouverte qu’on maintenait pour lui et dit qu’il allait descendre à pied, qu’il avait besoin d’un peu d’exercice. Une fois au rez-de-chaussée, il sortit par les portes coulissantes qui s’ouvrirent sur son passage. La pluie tombait toujours dru. Gillard releva son col de veste et accéléra le pas. Il fit jouer la télécommande de ses clefs et s’engouffra dans sa voiture. Après s’être engagé vers le centre-ville, Paul relâcha son attention sur sa conduite. Il était déjà concentré sur sa future entrevue. Et, dans un coin de sa tête, il espérait secrètement que la jeune Alice soit encore à la réception…
***
L’avenue de Paris avait été bloquée à la circulation dans les deux sens :au niveau du pont de chemin de fer, déjà, et une centaine de mètres plus loin dans l’autre sens. Deux voitures de police étaient en travers de la route et des agents dirigeaient les automobilistes vers d’autres itinéraires. Devant l’entrée du 127, étaient garés une ambulance, un camion de pompiers et un troisième véhicule. Malgré la pluie battante et les rafales de vent, il y avait une camionnette de France 3 Champagne-Ardenne qui s’apprêtait à émettre. Un peu plus haut dans la rue, au volant d'une voiture du journal "l’Union", un photographe essayait de voler quelques clichés grâce à un téléobjectif.
Larsen raccrocha et remit son portable dans sa poche. Il sortit de la voiture banalisée garée juste devant l’entrée du 127 et s’adressa au groupe d’homme circulant entre les différents véhicules. Ce jeune policier d’une trentaine d’années aux traits fins et aux cheveux rares était l’équipier de Gillard depuis longtemps. Si la Div’ avait chargé son patron de prendre la scène, c’est qu’il devait y avoir une raison.
— Bon ! J’ai les infos de la base. C’est bien Paul qui va prendre la scène. Mais pas tout de suite. On a consigne de sécuriser la zone et de veiller à ce que la scientifique ne salope pas trop notre travail. Alors, on y va tout de suite et on fait attention. Le patron n’aime pas quand ses ordres ne sont pas suivis à la lettre. La journée a déjà assez mal commencé comme ça. Je ne tiens pas à me prendre un Gillard énervé en pleine figure parce que l’un d’entre nous aura mal fait son job ! Donc on se concentre et on fait ce pour quoi on est payés !
Les hommes autour de lui acquiescèrent silencieusement. Tous connaissaient Larsen et Gillard depuis plusieurs années. Ils respectaient l’efficacité de ce duo de policiers. Et ils savaient aussi combien ils étaient exigeants ; envers eux-mêmes déjà, puis envers ceux avec lesquels ils travaillaient. C’était une règle implicite pour tous ceux qui rejoignaient l’équipe : en accepter la rigueur et les exigences. Et malgré les contraintes que cela pouvait représenter, les demandes d’intégration étaient nombreuses. Trop, même, pour Gillard et Larsen qui refusaient de voir leur équipe croître au-delà du raisonnable et risquer ainsi de perdre en efficacité ou pire encore d’en perdre le contrôle. Ça faisait des années que les deux hommes se connaissaient et qu’ils travaillaient ensemble. Tout le monde savait qu’une profonde amitié les liait depuis longtemps.
Larsen regarda ses hommes disparaître dans l’entrée du 127. Il savait qu’il pouvait les laisser agir en toute confiance. Il ne lui restait qu’à attendre la scientifique et à les suivre comme leur ombre. Ceux-là avaient quand même la fâcheuse habitude à se prendre pour les rois du monde et Paul tenait absolument à ce qu’il soit là pour les surveiller. Larsen s’alluma une cigarette, insensible à la pluie battante qui détrempait son blouson. Il repensa à ce qu’ils avaient découvert dans l’appartement du troisième étage. Ce n’était pas joli quand même. Il était impatient de savoir ce que Paul en penserait. Une sirène de police le tira de sa rêverie. Il releva la tête et vit la voiture de la scientifique franchir le cordon. Larsen écrasa sa cigarette et avança, un sourire de circonstances aux lèvres…
***
Paul se fraya tant bien que mal un chemin dans les rues encombrées du centre-ville. Il regardait fréquemment sa montre, détestant être en retard. Il aimait Reims autant qu’il détestait son centre-ville impraticable en voiture. Les voies piétonnes, les sens uniques, les rails du tramway, autant de difficultés pour un automobiliste. Il pestait contre les intempéries qui avaient rendu les voies le long du canal impraticables. Il franchit enfin le pont qui enjambait l’autoroute et longea le nouveau stade Auguste Delaune, fierté sportive de la ville depuis son récent passage en Ligue 1. L'avenue était à peu près praticable à cet endroit et il ne lui fallut que quelques minutes pour garer sa voiture sur le parking de la clinique. 9h53 : il était à l’heure.
Il franchit en courant les quelques mètres qui le séparaient des portes coulissantes de la clinique afin d’éviter d’arriver trempé. Il poussa un soupir d’aise une fois à l’abri, et passa une main dans ses cheveux pour se recoiffer. Son regard se porta vers l’accueil. Alice était là, comme il l’avait secrètement espéré. Elle était aussi jolie que la veille – si ce n’est plus -. Elle avait une beauté naturelle, de celles qui n’ont pas besoin des artifices du maquillage pour se mettre en valeur. Ses cheveux bruns étaient coiffés en queue de cheval, mettant en avant l’ovale parfait de son visage. Quant à ses yeux verts rieurs, ils avaient marqué l’esprit du policier depuis la veille.
Il s’approcha.
— Bonjour mademoiselle !
— Bonjour monsieur, lui répondit-elle d’une voix polie, sans quitter des yeux l’écran de l’ordinateur devant elle. Un renseignement ?
— Non, mais je voulais simplement vous saluer, répondit Paul d’une voix hésitante.
Alice leva les yeux, ne semblant pas le reconnaître. Elle lui adressa un sourire poli. « Et bien c’est très gentil de votre part. »
— Bonne journée à vous ! finit par répondre Paul après quelques instants d’un silence embarrassé.
— Vous de même, renchérit la jeune femme, avant de retourner à son écran d’ordinateur.
Alors qu’il prenait le chemin des escaliers, Paul secoua la tête, chassant de son esprit le joli visage d’Alice pour se concentrer sur l’entretien avec la jeune Lange.
Il poussa la porte qui menait au 4ème étage et s’arrêta quelques instants pour reprendre son souffle. Il pesta contre sa phobie qui l’obligeait à des efforts supplémentaires. Il regarda à droite et à gauche, cherchant du regard un policier en faction devant une chambre. Personne. Il regarda les numéros de chambre sur les portes proches de lui : 408C, 410C, 412C. Il interpella une infirmière pour lui demander la direction de la 454. Il parcourut un long couloir et prit sur sa droite comme lui avait indiqué l’infirmière. Il reconnut le couloir dans lequel il se trouvait la veille et les portes de l’ascenseur qu’il avait alors négligemment emprunté. Paul se racla la gorge et sortit son calepin, compulsant une dernière fois ses notes. Il tourna à gauche et s’interrompit. Il ne vit pas de policier en faction devant la chambre de Lange. Il pressa le pas, fronçant les sourcils, prêt à sermonner le négligent qui avait quitté son poste. Il ouvrit la porte de la 454C d’un geste sec : personne. La chambre était vide et le lit refait. La pièce avait été nettoyée, prête à accueillir un nouveau patient. Il sortit de la chambre en claquant la porte derrière lui. Il se dirigea d’un pas rapide vers la porte du bureau du docteur Hardy. Il toqua une première fois. Pas de réponse. Il frappa plus fort, impatient. Aucune réponse. Il ouvrit la porte sans ménagement : le bureau était vide. Il asséna un coup de poing énervé dans le battant de la porte et repartit en courant, vers les escaliers. Passant devant les portes de l’ascenseur, il s’arrêta. Il poussa un soupir et appuya sur le bouton. Quelques secondes plus tard, les portes s’ouvraient. Sans aucune hésitation, Gillard, hors de lui, s’engouffrait dans la cabine.
Il se précipita hors de l’ascenseur une fois arrivé rez-de-chaussée et se dirigea d’un pas – très – rapide vers l’accueil. Alice le vit arriver et lui adressa un sourire chaleureux.
— Bonne journée à vous, monsieur ! lui dit-elle, convaincue qu’il allait partir.
— Lise Lange. Elle n’est plus dans sa chambre. Ou est-elle ?
— Pardon ?
— Je vous demande de regarder dans votre ordinateur pourquoi mademoiselle Lange n’est PLUS dans la chambre dans laquelle elle devrait se trouver, répondit Paul d’un air plus agressif qu’il n’aurait souhaité.
— Bien monsieur. Tout sourire avait disparu du visage de la jeune femme. C’est d’un air renfermé qu’elle consulta ses notes. « Elle a signé une décharge cette nuit à 4h05 ». Elle est partie.
Paul resta interdit.