Une rencontre.

marjo-laine

Sa carte de visite était collée avec un scotch sur le troisième bouton de l'interphone. Après le déclic, j'ouvre la porte sur un long couloir sombre et silencieux. J'entre dans une pièce où trois chaises sont disposées, je m'assieds, la gorge serrée. Quelques magazines sur une table dans un coin, des jeux pour enfants dans un autre. Malgré la chaleur, je n'ose pas enlever ma veste. J'ai très peu dormi. Je sursaute lorsque la porte s'ouvre. Un homme grand, jeune, s'avance vers moi. Je me lève, perplexe. Nous nous saluons en échangeant une poignée de mains. Il m'invite à le suivre dans un petit couloir, il ouvre une autre porte. J'hésite, je pense à un malentendu, avec un petit rire nerveux, je lui désigne la table d'auscultation que j'aperçois au fond de la pièce. « Allez-y, si, si, je vous assure que c'est bien ici » m'encourage-t-il, avec un grand sourire. Son bureau est une petite table, il y a déposé son téléphone, un petit agenda jaune, une feuille blanche, un stylo. Il s'assied et me désigne les deux chaises, en face de lui. Ainsi, nous nous parlerons en face à face. Comme il me l'avait dit au téléphone, la première séance est gratuite, pour voir. Il commence par se présenter. Il partage le cabinet avec un ostéopathe. Il me parle de ses études, ses expériences dans différentes institutions, son travail avec les enfants, son installation récente en libéral, les deux jours de la semaine où il consulte. Maladroitement, il m'explique comment il a déterminé son tarif, s'excuse presque, il ne peut pas descendre en dessous d'un euro par minute. Il parle de son métier avec passion, de ce qu'il est et de ce qu'il n'est pas. On sent un cheminement, les débats avec les confrères, comment lui se positionne, et que ça lui tient à cœur. Il se reprend parfois, hésite sur le choix d'un mot, se demande s'il n'a rien oublié. J'ai parfois du mal à me concentrer sur son discours : ce n'est pas comme ça que j'avais imaginé mon psy. Il a trente ans, peut-être un peu moins, j'ai quelques années de plus. Il a des cheveux blonds, les yeux bleus et un charme fou. "Voilà, je crois que c'est tout.. .… Ah oui, et puis si je vous dis quelque chose qui vous blesse ou si je suis complètement à côté de la plaque, il ne faut surtout pas hésiter à me le dire. " Il me donne ensuite la parole, à mon tour d'expliquer pourquoi je suis ici, ce que j'attends de lui. Je raconte un peu, en gros, les raisons, les derniers évènements, les questionnements sur mon enfance, mon souhait de tout mettre à plat. Il me dit qu'ici ce sera mon endroit, mon moment à moi. Il me parle déconstruction et reconstruction, de mettre du sens, il évoque l'image du cristal plein de fêlures, quand le cristal subit un choc, les fêlures craquent. Cette phrase, qu'il avait dû entendre mille fois, amorça notre deuxième entretien : "Je ne sais pas par quoi commencer, il y a tellement de choses". J'ai parlé longtemps des deuils non faits, des secrets, de la peur qui ne me quittait jamais. J'ai parlé sans le regarder, tendue, retenant mes larmes, me frottant le bras avec la main, pour me donner du courage. Parfois, je me taisais, il attendait. Son silence était doux. Je parlais, j'étais là, avec lui mais j'étais ailleurs, je me parlais à moi même, je déballais  tout en vrac, je ne le regardais pas, je me dédoublais. Et puis, il y avait ce stress, cette tension, omniprésente. "Depuis quand ?" Je ne savais pas, toujours peut être. Le sentiment d'être toujours ailleurs aussi, de ne jamais jouir du présent. Il me parla alors de survie. Depuis tout ce temps, j'avais survécu. Toute mon énergie y passait. Une course contre la mort. Son objectif, dit-il, même s'il n'aimait pas trop le mot, consisterait à me remettre dans la vie. A cet instant, je suis revenue dans la pièce, présente, devant lui. Je le regardai, droit dans ses yeux clairs. J'allais m'accrocher à lui.     

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  Il fut convenu que nous ne nous verrions pas plus de deux fois par mois.  Du temps devait s'écouler entre chaque séance, attendre que les idées fassent leur chemin, laisser les paroles résonner. La thérapie avait débuté en mars, au mois de juillet, je pris trois semaines de vacances avec mon mari et ma fille. Nous partîmes vers le sud : nous devions aller voir ma famille. Nous avions trouvé une maison face à l'océan, à une dizaine de kilomètres de chez eux. Après le long voyage, nous avons passé la soirée tous les trois – pendant que ma fille prenait son biberon, nous avons bu plusieurs bières sur la terrasse. Le lendemain, on n'était pas pressé, on a pris notre temps. Ma fille jouait avec de l'eau à l'ombre des pins, mon mari souffrait de la chaleur, du soleil, ce n'était pas son climat. Deux, trois jours sont passés, on s'est décidé à leur rendre visite. On avait installé le lit médicalisé de ma mère dans le salon. Ils avaient baissé les stores de la baie vitrée. On ne pouvait pas voir les cosmos, le grand saule, les chats qui s'étiraient sur sol chaud de la terrasse. On avait dû allumer la lumière tranchante. Les néons, c'était économique.  Mon frère ainé avait pris une semaine de congé. Il était assis sur une petite chaise à la droite du lit, près du verre d'eau et des lunettes. Il passait des heures là, les mains posées sur ses genoux, attendant les ordres. Il y avait un grand chien. Il passait son temps à lécher nos doigts. Ma fille courait se cacher derrière son père. Mon frère cadet et mon frère aîné aboyaient le nom du chien, pour qu'il se tienne tranquille. Ils ne voulaient pas le faire sortir.  Ma mère lisait le journal local, les nouvelles du bourg, les kermesses, les naissances et puis les morts. Mon père vaquait à ses occupations quelque part en ville "Tu as vu comme il a envie de te voir ? " m'avait-on lâché, à notre arrivée. Nous partions souvent avant le déjeuner quand l'aide-soignante venait pour sa toilette. Elle me proposait d'assister à ses soins. Je déclinais toujours  l'invitation, nous sortions de la pièce, on attendait un peu dans la cuisine.

Nous mangions dans nos restos préférés, boudés par les touristes. Il faisait si chaud, on attendait le soir pour sortir sur la plage. Je me baignais  souvent, l'eau était encore tiède. Quand tout le monde faisait la sieste, je sortais une pelote de laine, un crochet. J'étais concentrée, j'essayais, défaisais puis recommençais. Je m'y remettais le soir, faire le nœud sur le crochet, les brides, les mailles coulées, tourner le travail, défaire, réessayer, encore et encore. Petit à petit, mon attention se fixait sur le fil, le crochet, mes doigts, c'était hypnotique. Je me sentais moins tendue, mes pensées se structuraient, devenaient plus rationnelles, les peurs s'éloignaient. Avant, je pensais que le tricot, le crochet, c'était bon pour les sans grades, les bas du front, les mémères à chats.  Trop ringard pour une intellectuelle comme moi. C'était avant ma rencontre avec Andrea. Tous les matins, dans le bus, cette fille m'intriguait avec son cliquetis d'aiguilles et son air épanoui. Un jour, alors que je n'avais jamais osé lui adressé la parole, elle m'offrit un magnifique écheveau. Un fil 100% alpaga, d'un bleu profond, une merveille :  elle avait décidé de m'apprendre.  J'arrêtai les anti-dépresseurs.

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Deuxième semaine des vacances : nous fûmes priés de venir pour le dîner. Mon père nous ouvrit la  porte, il me serra la main. On mangeait toujours dans la cuisine, l'imposante table étouffait dans cette petite pièce. Cette table ronde, un vieux rêve de ma mère, "Comme ça, je peux vous voir, tous." C'était un jeudi, le jour des crêpes. Bloquée dans son fauteuil roulant, elle pilotait tout le monde. Mon père mettait le couvert, mon frère aîné faisait la pâte, mon frère cadet faisait sauter les crêpes. Trop de grumeaux, trop cuites, pas assez, trop épaisses, tu as encore oublié les serviettes. Vers la fin du repas,  ma mère reçut un coup de fil, on lui apporta le combiné. C'était l'une de ses sœurs. "Non, bien sûr que tu ne me déranges pas.". Répondre au téléphone était toujours une priorité. Peu importait ce qu'on était en train de faire, il fallait prendre l'appel. Elle parla longtemps,  nous écoutions docilement le détail de ses examens, ses douleurs, sa constipation. Le chien, très excité, tournait autour de la table, nous frôlait.

Avant de partir, on s'organisa une escapade à trois à l'intérieur des terres. Un petit village en altitude, un château préservé. On s'autorisa quelques fous rires. Le soir, le cœur léger, on put aller faire nos adieux. Les derniers mots de ma mère : "Il n'y a que la fin de triste."

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De retour à la maison, je laissais passer quelques jours avant de reprendre contact. J'avais besoin de soirées alcoolisées, d'une tête vide. Nous nous revîmes fin août. Dans le couloir, je croisai un homme qui sortait. Il ne voyait pas que moi. Je comptais les minutes entre ses deux rendez-vous. Je l'imaginais, consultant ses messages, relisant ses notes, prenant l'air, fumant une cigarette peut-être… Cinq, dix minutes sont passées. J'attendais, le cœur battant. Surprise par son « bonsoir madame », je lui répondis dans un souffle. Il portait un tee-shirt noir, qui lui allait bien. Porterait-il des chemises, des gros pullovers quand il ferait froid ? Nous allions traverser plusieurs saisons ensemble. Je m'imaginais déjà l'appeler pour annuler un ou deux rendez-vous cet hiver à cause des routes enneigées. Nous échangerions quelques phrases sur le temps, il me conseillerait d'être prudente. Au fil des mois, une complicité se créerait peut-être. Il était tard, je devais être la dernière. J'ai raconté mes vacances, les visites, la peur, le sens nouveau que j'avais trouvé à mon passé. Qu'est-ce que j'allais faire de tout ce glauque ? "On va le sublimer", répondait-il. Je parlais vite, je devais parfois reprendre mon souffle, je ne voulais rien oublier. Il y avait ce que j'avais prévu de lui dire et puis ce qui venait comme ça, au fil des souvenirs ou par association d'idées. Je lui parlais du médecin de famille. Quand j'étais petite, il venait parfois chez nous pour une visite. J'aimais sa voix grave, son odeur de tabac froid et ses longues moustaches recourbées. Un jour, je lui avais demandé s'il voulait bien être mon papa.

Il prit la parole. « Maintenant, je vais vous parler de mon expérience avec des jeunes filles qui ont subi un inceste, vous me direz si ça vous parle." Le sentiment de distance, disait-il, d'un train qui passe, mais on n'est pas dedans, l'exclusion, le fait de croire que ce qu'on avait vécu, c'était normal". Il a ensuite analysé ce que je venais de lui dire, mis en lumière le mode de fonctionnement  d'une famille comme la mienne. Je le laissais me délivrer son interprétation. Sa parole était douce, les mots choisis avec rigueur. Il parlait de "pulsions", "satisfaction des désirs".  Je l'imaginais en première année de psycho, lorsqu'il ne maîtrisait pas encore les concepts, quand il ne savait pas encore trop ce qu'il allait faire de sa vie. C'était théorique au début, puis il avait dû les potasser au fil des années pour finalement les intégrer dans sa boîte à outils de psy. Je réussissais à m'évader, à tenir mes émotions à distance, je l'imaginais plus jeune, dans ses années facs, j'étais curieuse de lui, de sa discipline.  J'admirais aussi la façon dont il structurait son discours, dont il amenait les choses. Son ton changea lorsqu'il parla de mes parents. Il laissa tomber le jargon, ils auraient dû me protéger, où étaient-ils  ? Ils ne pouvaient pas ne pas avoir vu. Son visage était grave, ses paroles dures. J'étais ébranlée par cette colère contenue. Il me ramenait vers ma réalité mais il y allait avec moi. Lui, au moins, il ne minimisait pas. Il me parlait d'un climat, où personne n'est à sa place, où on ne peut pas vivre.  Je me laissais doucement portée par sa voix. « Au moins, je lui disais, maintenant, je vais arrêter de me mentir ». Il me répondait que la vérité n'est pas toujours facile, qu'on fait ce qu'on peut.                                                                     

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Je continuai à faire travailler mes mains. J'avais investi dans du matériel coûteux, de très beaux crochets japonais dans un étui gris pailleté. L'ergonomie était impressionnante, une bonne tenue en main, un fil qui glissait bien. Je passais des heures sur internet, sur les blogs, les forums. Je découvrais des tutoriels sur you tube : des tas de filles filmaient leurs mains en gros plan, les ongles souvent assortis au fil. Le point d'écrevisse, la demi-bride, le point coquille, j'apprenais vite. Mes progrès me redonnaient confiance. Je n'aimais pas trop suivre un patron, je préférais rêver à la forme d'un sac ou d'un béret, fantasmer sur des associations de matières, de couleurs. J'élaborais ensuite mon propre patron, réfléchissais aux points nécessaires pour y arriver. Je voyais de plus en plus Andrea. Cette femme toute fine aux yeux rieurs m'invitait chez elle pour l'après-midi, elle me servait un thé au parfum léger, subtil. Elle préparait quelquefois un gâteau pour accompagner, peu sucré, un mélange de miel et de cannelle.  J'aimais beaucoup son salon silencieux, bien rangé, on ne s'y sentait jamais oppressé.

C'était devenu mon rituel, un vendredi après-midi sur deux, une heure de crochet et mon rendez-vous chez le psy. Une fois, en attendant mon tour, j'entendis sa voix chaleureuse, un rire, il parlait avec un homme, le même que celui de la fois dernière peut-être ? La poignée de main puis l'entrée dans le cabinet. Ces murs bleus, aux finitions imparfaites, je ne les avais jamais remarqués avant. Peut-être avait-il demandé cette couleur, qu'il estimait apaisante ? Sur son bureau, des feuilles blanches, deux stylos, mais il ne notait jamais rien pendant la séance, il ne détournait pas le regard. Il remarquait mes traits plus détendus qu'à la séance précédente, mon expression quand je parlais de mon frère aîné.                                          

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Je ne devais rien préparer avant de venir en séance. Ne pas anticiper ce qu'on allait dire, c'était, selon lui, un gage d'authenticité. Parfois, alors que les jours précédents il m'était arrivé quelque chose de marquant -le truc qu'on se dit "ah, ça, il faut absolument que je le raconte à mon psy"- je pouvais en faire malgré tout complètement l'impasse. Mes mots entrainaient le cours de mes idées, convoquaient mes souvenirs, j'étais libre de mon cheminement. C'est ainsi  que Paul, mon copain thésard fit son apparition dans notre conversation. "On partageait le même bureau à la fac.  J'habitais la grande ville à l'époque, une vraie citadine. Paul habitait un appartement dans l'hyper centre. Mon studio à moi était dans un quartier un peu loin, je dormais côté cour, c'était calme, comme j'aime. Lui, il  disait que les bruits de la ville, ça le rassurait. Il me faisait souvent rire. Avec des petits trucs tout bêtes. Par exemple, il avait hérité de sa grand-mère une grande armoire bourgeoise à une porte. Il l'appelait sa bonnetière. Sa bo-nne-tiè-re. Il le disait comme ça en détachant toutes les syllabes et en prenant un accent du sud, c'était vraiment très drôle. Il passait beaucoup de temps dans un bistrot rue des Carmélites, pas très loin du château.  Il lisait les journaux, Politis, le Monde Diplo, passait des coups de fils. Il planifiait des réunions. Il pensait qu'un autre monde était possible. C'était lui qui m'avait emmenée à ma première manif. Le jeudi, on allait boire des coups dans un café près de chez moi, de l'autre côté de la rivière. Comme ça, je pouvais rentrer à pied. C'était beau quand il faisait nuit, le reflet du pont dans l'eau, avec les lumières. Le patron était sympa, il nous laissait  nous gaver de cacahuètes. Parfois, on dinait après. Il choisissait toujours le resto, mais me laissait choisir ma place, "côté salle ou côté fenêtre?  la banquette ou bien la chaise? " Il faisait souvent la même blague, en dessert, il prendrait bien un supplément chantilly, 50 centimes d'euros, c'est vraiment pas cher. On parlait souvent de sa thèse, il vénérait des gens comme Searle, Austin, vous connaissez ?  les philosophes du langage, les actes performatifs… -Quand dire, c'est faire ? -Exactement. Quand le curé dit "Je te baptise", par exemple. Juste le fait d'énoncer la phrase produit l'action de baptiser. Mais le truc de Paul, c'était la promesse, quand on dit "je  promets que…" vient-on de faire une promesse alors que l'on a pas l'intention de la tenir  ? -Sujet de recherche intéressant.. -Ça se discute… enfin, c'est bien, je vois que vous connaissez vos classiques. Paul avait ce don précieux de réussir à illuminer mes journées. Je me rappelle une fois, je trainais mon cafard, rue du Calvaire. Non, je plaisante pas, c'était vraiment la rue du Calvaire ! Et là, mon téléphone sonne, à l'époque, on  n'avait pas beaucoup de choix de sonneries, c'était un morceau de classique, Le Trouvère de Verdi, le chœur des gitans, plus précisément je crois, vous connaissez?  Non, dommage… Enfin, bref, quand j'entends ce morceau, maintenant, je pense à lui. Enfin, bref, Verdi me tire de mes ruminations. J'ouvre le clapet (oui, c'était un clapet !) et c'était lui. "Retourne toi", il me dit tout en douceur "Non.. encore un quart de cercle. Sur ta gauche. Non, l'autre gauche!! Voilà… Voilà, oui, lève ta main et agites là maintenant, oui, bonjour,  tu me vois maintenant, non ?" Il était là, radieux, à la terrasse du Zinc, ce café sous les arbres. Et voilà, il avait sauvé ma journée. Finalement, il a abandonné sa thèse, il voulait bosser dans l'économie solidaire. Je ne sais plus comment c'est arrivé, mais on s'est perdu de vue. Moi non plus, je n'ai jamais soutenu. "                                                               

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C'était le début de l'hiver, avec son vent et ses ciels bas, son brouillard quotidien. Mes mains étaient constamment gelées. Dans la salle d'attente, je n'avais pas ouvert un magazine. Je l'avais attendu, le regard fixé sur la porte, tétanisée. Cela faisait quelque temps que je sursautai en prenant l'ascenseur, quand la voix de synthèse se déclenchait, mais aussi quand ma fille se mettait à chanter, quand mon mari faisait tomber sa fourchette sur la table, pour un plancher qui craque, une porte qui grince. Je me demandai dans quel état j'allais sortir de la séance. J'avais des choses à révéler, c'était le lieu, non ? Il y aurait ma vie, où je tenterais d'oublier, d'avancer et puis il aurait ici, où je replongerai dans le passé, creuserai, déterrerai. Lui, il examinerait, soufflerait un peu dessus, délivrerait sa bonne parole d'expert. ça me ferait un mal de chien, mais il fallait en passer par là. Le dentiste, lui, au moins, il avait la décence d'anesthésier. Et puis, ce serait facile, je correspondais au profil type. Suffit de savoir surfer, tapez "inceste" dans "google", et vous y êtes. Victimisation, anxiété, problèmes de sommeil, moi j'avais utilisé la stratégie "hyper mature" pour m'en sortir, version 1ère de la classe, l'intellect pour armure. Bref, j'étais du pain béni pour psy, quarante euros facilement gagnés. Cette fois- là, il me parla longuement, dès le début. Il avait remarqué le tremblement de mes mains. Pourquoi étais-je dans un état pareil ? Pour qui est-ce que je le prenais ? Il ne voulait pas être celui qui m'arracherait des secrets et qui m' abandonnerait, désemparée. On n'était pas sur un ring de boxe. Il tapotait avec son index en différents points de la table, autour d'un cercle invisible, comme les tours d'un château fort. Des défenses, dit-il, il fallait peut- être que je m'en crée avant d'aller plus loin. Ici, c'était mon endroit, mon moment à moi. Il serait respectueux et bienveillant. Qu'est-ce que j'avais imaginé ? Notre relation n'était pas à sens unique, il n'était pas là pour délivrer la bonne parole, c'était plus compliqué que ça, c'était une rencontre. Je décidais alors de garder mes noirs secrets pour plus tard. On avait tout notre temps.                                                                   

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Elle m'avait laissé un message sur mon répondeur. Elle annulait son rendez-vous, elle ne pourrait pas car ce jour-là, à cette heure là, c'était l'enterrement de sa mère. Elle avait parlé vite, manquait de souffle à la fin de son message. Je ne l'ai pas rappelée, j'optais pour un texto où je lui présentais mes condoléances et lui proposais un autre rendez-vous. Même si je savais sa mère malade, je ne pensais pas que ça irait si vite. Je dormais peu, souvent réveillé par ma femme qui vivait une grossesse difficile. Elle allait accoucher dans trois mois, j'allais devoir annoncer une longue absence à mes patients. Comment est-ce que j'allais leur présenter les choses ? J'allais la chercher dans la salle d'attente. Je la faisais passer devant moi pour entrer dans mon bureau. Je la sentais souvent tendue, égarée, semblant toujours hésiter entre la porte du bureau et celle des toilettes. A son premier rendez-vous, elle osait même à peine avancer dans la pièce, s'excusait presque d'être là. Je sentais la peur en elle. Elle me serra la main avec un grand sourire. Elle me raconta rapidement la mort de sa mère, insista sur les détails amusants. Elle était souvent drôle mais cette fois, je n'avais pas envie de rire, je n'arrivais pas à me détendre. A la fin de l'entretien, je lui demandais si ça allait. "Mais oui, me répondit-elle, pourquoi est-ce que ça n'irait pas? "                                      

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Elle commençait à le connaître un peu. D'abord, elle savait qu'il habitait le même quartier. Elle l'avait croisé une fois. Elle était à la boulangerie, on lui préparait un sandwich. Derrière elle, les gens attendaient. Au bout de la file, il était là, il ne la voyait pas. Il était vraiment grand, il semblait différent, une décontraction, comme de la nonchalance, sa façon de se tenir sans doute, la tête un peu penchée. Il portait un sweet shirt impossible, il était si jeune. Impatient, il n'avait pas voulu attendre son tour, il était parti sans la voir. Soulagement. Elle avait annulé une fois, pour aller à l'enterrement de sa mère – c'était bon ça, ça faisait rebondissement, de la matière pour des années, vu la génitrice. Elle lui avait laissé un message sur son répondeur, elle s'était concentrée sur sa voix, tranquille, posée. Il lui avait répondu d'un sms. Pas la trace d'une abréviation et pas un mot ne manquait dans ses phrases, il avait même poussé le vice jusqu'à ajouter les points et les virgules. Il avait terminé par "Respectueusement". Dommage qu'on ne puisse pas imprimer les textos. Il lui avait demandé de lui raconter ses rêves. Vu la qualité de ses nuits, il allait se régaler. Au début, elle ne sélectionnait que ceux où il apparaissait. Et ça faisait déjà beaucoup. Peu importait le scénario, il lui faisait systématiquement faux bond. Sans doute son éternel problème de confiance. D'ailleurs, elle était chaque fois étonnée quand il venait la chercher dans la salle d'attente, il fallait se rendre à l'évidence, il tenait ses engagements, ce garçon. A la fin des entretiens, il y avait toujours ces moments maladroits, des paroles forcément banales après les instants intimes. Pendant qu'elle faisait son chèque, il sortait son petit agenda jaune, fixait leur prochaine rencontre. Dans une ou deux semaines ? Un jour, il lui proposa un rendez vous le mois d'après… «Vous comprenez euh, pour moi les prochaines semaines, ça va être compliqué professionnellement, euh… Je vais être papa. » Boum, splash, coup de théâtre. Elle n'avait sans doute jamais autant bafouillé. Et elle qui lui parlait fausse couche, accouchement, et lui avec son air de rien. C'est beau le professionnalisme. Pendant un mois, ça avait mouliné sec. Elle se torturait : la paternité ça vous changeait un homme, et si ça allait changer son psy ? La tête ailleurs, la fatigue, un peu de déprime, ou alors, pire, la révélation, il trouverait un nouveau sens à son existence, il opterait pour le congé parental. C'était fini, elle ne le reverrait jamais. Il ne changea pas de vie. Ses yeux étaient cernés, il avait oublié son agenda, mais il était encore capable de lui rappeler ce qu'elle lui avait dit il y a six mois. Au taquet, il était. A la fin, quand elle le félicita, il lui confia que les nuits étaient difficiles. Elle voulut dire un truc pour le rassurer mais elle se retint. Chacun son métier. Son chauffage était mal réglé, ça faisait un bruit de fond. Ça la perturbait quand il s'arrêtait, ce silence qui envahissait soudain la pièce. Pour la première fois, elle entendit la sonnerie de son téléphone, il n'arrivait pas à l'éteindre, il venait d'en changer et même s'il était tout juste trentenaire, la technologie c'était visiblement pas son truc. Voilà, déjà, il lui pourrissait son grand jour. « J'ai l'impression que vous allez pleurer. » Monsieur était perspicace. Elle restait silencieuse, on entendait bien la chaudière qui se remettait en route. Elle n'avait plus son éloquence pour la protéger, elle fixait sa lampe, un point sur le mur, derrière lui. « A quoi pensez-vous ? » Il devait sentir qu'il y avait du lourd, il la jouait en douceur. Il attendait. Cette phrase qui tournait en boucle, dans sa tête, « ce qu'on n'est pas censé vivre, on n'est pas censé l'exprimer ; le crime parfait. » Elle lui raconta, tout, les souvenirs, les détails, les images. Elle le vit déglutir, sentit son émotion. Elle pouvait ressentir, enfin. Il lui parla longuement. Finalement, ils se regardèrent sans rien dire. Combien de temps sont-ils restés comme ça ? Aucune idée. Elle commençait sa reconstruction, elle lui sourit, désarmée, mais en sécurité. Elle était bien.                                                       *****

Petit à petit, au fil des rendez-vous, je sentais qu'elle allait mieux. Elle parlait de sa passion pour les travaux d'aiguilles. Elle avait monté un café-tricot avec son amie Andrea. Elles se retrouvaient une fois par mois dans un resto en ville, entre copines. Ces filles étaient passionnées, elle les décrivait avec beaucoup d'humour, elles semblaient plus fantasques les unes que les autres. Il y avait l'accro au point mousse, qui avait décrété que le jersey était trop brutal, un côté rayure qui rendait moins bien les couleurs. Celle qui pouvait suivre quelqu'un dans la rue, pour peu qu'il porte un pull original, avec un point inconnu. Et puis la perfectionniste qui passait un temps fou à détricoter, pour une maille plus lâche, une coupe pas assez ajustée. Tout ça formait une petite bande joyeuse et bienveillante. Elle semblait s'y sentir à l'aise. J'ai repensé à cette séance un peu avant Noël. Elle était restée emmitouflée dans une large doudoune, ses mains avaient disparu, cachées dans ses manches. La tuyauterie émettait une succession de sons étranges, cela faisait des jours que ça durait, j'avais fini par trouver ça beau, une mystérieuse mélodie. Elle, ce bruit l'importunait, elle aimait ce silence qui nous enveloppait. Elle avait laissé ses émotions la submerger, les larmes avaient coulé. Souvent, les patients regardent ailleurs dans ces moments là, fixent la lampe ou bien le mur derrière moi. Mais elle non, les premières larmes lui ont fait relever la tête. C'était la première fois qu'elle me regardait comme ça. Je ne sais plus qui parle de l'instant présent en thérapie, ces quelques secondes où tout bascule. On était en plein dedans, je me disais, si tu baisses les yeux même juste un peu, c'est foutu, tu dois être là, présent pour elle, complètement. De longues minutes sont passées, comme ça, ensemble.                                                      

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Nos rendez-vous avaient lieu dans une ville voisine. Une petite route qui descend, découvrant une belle campagne. Un chemin apprécié des cyclistes et des tracteurs. J'essayais toujours de partir une demi-heure avant, histoire de prendre un peu de marge. Les trois feux, au rond point à droite, le parking près de l'église, là où il y a toujours de la place. Le même trottoir, la vitrine de la boutique de vêtements pour dames d'un certain âge, le centre de bien-être, l'opticien, la troisième porte : l'immeuble où se situait le cabinet. Parfois, je me trompais au rond point ou alors je dépassais sa porte, allait jusqu'à la place avant de me rendre compte de mon erreur, mon esprit était souvent ailleurs. C'est ce que je lui racontai ce jour de fin d'été, le deuxième de la thérapie. Parce que cette fois, je ne m'étais pas garée sur le parking près de l'église, parce que je n'avais pas pris de marge. Parce que j'avais choisi un autre chemin qui m'avait fait découvrir  l'existence d'un primeur et que j'avais pris le temps de m'acheter quelques fruits avant la séance. Je me rendais à l'évidence, mes neurones avaient laissé tomber leur routine habituelle, leurs vieux schémas : ils se connectaient autrement. C'était arrivé comme ça, progressivement, sans que je m'en rende vraiment compte : j'avais changé. Jamais je n'aurai pas crû ça possible : j'anticipais moins, je ne vivais plus dans la peur, je voyais les opportunités. Enfin, et c'était la clé de tout, j'avais confiance en moi.  Un champ immense de possibilités s'ouvraient désormais à moi.                                                     ***

Deux mois depuis notre dernier rendez-vous. J'avais pris trois semaines de vacances en août, avec ma femme et ma fille. Une villa en montagne, un rallye vtt avec le club. Le sport, ça me faisait toujours du bien. Et puis, une longue période sans voir de patients, je pouvais un peu laisser reposer mon psychisme. Certains profitent de l'été pour arrêter la thérapie, qui va continuer, qui va rester, je ne sais jamais trop. Un sourire illuminait son visage ce jour-là, ses traits étaient reposés, sa démarche était plus sûre. Je crois même qu'elle avait perdu un peu de poids.  Elle avait laissé pousser ses cheveux, je découvrais de belles boucles. Elle parlait avec assurance, allait au bout de ses phrases, prenait le temps de laisser cheminer ses idées. A la fin de la séance, je lui dis "au fond, qui vous connait le mieux? "   - C'est vous, non? " Elle éclata de rire et me répondit : " C'est moi, bien sûr!    Nos derniers instants ensemble. Elle sort son chéquier, comme d'habitude, elle me demande si elle peut m'emprunter un stylo. Pendant ce temps, je rédige mon reçu. Elle le prend, le plie en quatre et le glisse distraitement dans une poche. Elle frotte son index, un peu noir. Mon stylo a dû baver. "Ah, un peu d'encre?  "Ce n'est rien, vraiment." En partant, je lui souhaite une bonne continuation. Elle me répond, radieuse "A vous aussi". Elle ne reviendra plus.                                         

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