une sirène dans la baignoire
Bernadette Dubus
Une sirène dans la baignoire
Amédée, plein de malice, prend un malin plaisir à rendre fou son voisin, un sot doublé d'un méchant homme, un misogyne maladif qui bacèle[1] sa femme comme un pouffre[2] chaque fois qu'il a un coup dans le nez.
Ce soir-là, les voisins écoutent Amédée, leur poète préféré, assis devant leur porte comme tous les soirs d'été lorsque la fraîcheur de la nuit pose sur leurs épaules brûlées de travailleurs des champs et de la vigne un voile humide venu de la mer. Amédée aime raconter des histoires. Il était une fois… Et toutes ces petites gens, croulant sous leur labeur, en oublient la famine qui les guette si l'État continue à leur interdire l'arrosage de leurs champs.
Il était une fois un homme, ni bon ni méchant, qui avait une femme muette. Cela l'attristait et son amour souffrait de cette absence de voix.
- Et qui est ce sot-là qui ne veut pas que sa femme soit muette ?
Un murmure de désapprobation circule dans la foule.
Le voisin grincheux ravale sa hargne et se tient coi.
- Non seulement, continue Amédée, elle n'avait pas de voix mais pas de jambes.
- Plût à Dieu que la mienne eût cette maladie ! Je me garderais bien de la vouloir guérir.
- Taisez-vous ! crie la foule, ou rentrez chez vous !
- Espèce de sale type ! dit un autre. Tout le village le sait que tu bats ta femme. On l'entend hurler tous les soirs.
- Messieurs, messieurs, dit le poète, je vous en prie, revenons à nos moutons.
- Il raconte des histoires de moutons ? demande le fada du village qui s'était endormi en ronflant.
- Chut ! gronde la foule.
Amédée reprend son récit.
- Elle n'avait pas de jambes, mais à la place, une magnifique queue de poisson. Elle vivait, à l'abri des regards, dans la baignoire car malgré son handicap, elle était d'une beauté à vous couper le souffle, avec des yeux noirs comme le charbon et une chevelure digne des princesses des « mille et une nuits ». De grands cheveux noirs descendaient dans son dos nu en cascade et ses seins auraient fait pâlir de jalousie Marylin.
Mais elle ne pouvait jamais mettre robe ou pantalon. L'hiver, il fallait chauffer la salle de bain et au prix où est l'électricité de nos jours… Enfin, passons. Elle était belle, elle était sage, mais triste.
L'homme aurait donné tous les trésors de la terre pour la voir sourire. Mais une femme qui ne parle pas ne peut pas dire ses désirs. Quelques mois plus tôt, l'homme l'avait trouvée sur la plage, où elle gisait agonisante et desséchée. Il l'avait ramenée à la maison, soignée et était tombé amoureux d'elle.
La voyant dépérir, il décida de la ramener à la mer. Il la mit dans sa charrette grinçante et cahotante, et fit le chemin en sens inverse.
Que c'était dur de se séparer d'une créature aussi belle ! Mais que ne ferait-on pas par amour ?
Sur la plage, il la prit dans ses bras, posa un baiser sur son front et rentra dans l'eau pour y déposer sa belle afin que les vagues l'emportent au plus profond de la Méditerranée, là où elle était née. A ce moment-là, la sirène se mit à chanter. Subjugué, l'homme l'écouta en pleurant son amour qui allait disparaître pour toujours. Mais soudain, à la place de ses jambes, il vit une queue frétillante, brillante, miroitant sous le soleil. Il était devenu un homme poisson, prêt à affronter la Grande Bleue.
Alors il prit la main de sa belle et ils nagèrent de concert jusqu'à ce qu'ils aient disparu à l'horizon.
On dit que, depuis lors, les amoureux qui vont sur la plage le jour de cet anniversaire seront heureux pour la vie.
La foule applaudit. Le voisin grincheux, commence à comprendre qu'il n'est qu'un imbécile, et que, s'il aimait mieux sa femme, elle pourrait chanter et devenir aussi belle que la sirène.
Tout le monde rentre chez soi avec, dans les yeux, des millions de gouttes d'eau brillantes comme des étoiles.
Moralité : on dit que l'amour donne des ailes, rend idiot ou fait rajeunir de vingt ans. Pourquoi ne ferait-il pas pousser une queue de poisson ?
Et qui est ce sot-là qui ne veut point que sa femme soit muette ? Plût à Dieu que la mienne eût cette maladie ! Je me garderais bien de la vouloir guérir. (Molière)
[1] Bacéler taper
[2] pouffre poulpe on bat le poulpe pour l'attendrir