Une terrasse de café

Jack Andersson

« Tu me harcèles là… » Tout le désespoir à la fois pathétique et dégoûtant que cela évoque. Je vois le pauvre bougre pendu au bout du fil jouant son va-tout de dernière minute.


« Tu me harcèles là...

Arrête. »

Silence. Puis elle reprend.

« Arrête... Oui, tu m'as fait beaucoup de mal. »

« Non, non... Non, je ne viendrai pas. »

« Arrête. »

 

Un dialogue tellement merdique qu'aucun scénariste n'aurait osé l'imaginer. Pourtant il a bien existé, là derrière moi à cette terrasse. Une femme a décroché son téléphone et l'a reposé trente secondes plus tard. Entre les deux une vie s'était écoulée.

 

La torpeur ambiante de juillet endort peu à peu l'asphalte parisien, aspirant le long râle plaintif des klaxons. Les pierres Haussmanniennes soupirent et tentent, elles aussi, de tuer l'ennui. De long cheveux bruns et une odeur de cigarette flottent dans l'air. Que fait cette femme un jeudi après-midi à ce café ? La cinquantaine avenante, elle semble avoir de l'argent. Tout, son port de tête, sa façon de tenir sa clope, de recracher la fumée, trahissent ses habitudes. Mais rien n'est pour autant détestable chez elle. Chacun de ses gestes ne sert pas à épater la galerie mais à attendrir, envouter, câliner. J'imagine qu'elle ne travaille pas et qu'elle doit passer des vacances infinies voguant de capitale en capitale. J'ai peut-être affaire à une ancienne actrice, une rentière ou bien une voyante pour starlettes. Non elle ne travaille pas c'est sûr. Elle n'a pas non plus d'enfants et vit au crochet d'hommes de passage. Le ton qu'elle avait donné à ces quelques phrases respirait à la fois la fermeté d'une femme exaspérée et la froideur que seule l'expérience avait pu façonner.

 

« Tu me harcèles là… » Tout le désespoir à la fois pathétique et dégoûtant que cela évoque. Je vois le pauvre bougre pendu au bout du fil jouant son va-tout de dernière minute. Ramant à contre courant, encaissant chaque phrase comme autant de remous imprévus.

 

« Je ne viendrai pas » à ta villa de Saint-Tropez... non ça ne colle pas, trop brillant. À ton appartement rue Quincampoix... non plus, trop près. À ta maison dans les Landes... là, on y est. J'imagine Biscarosse, Mimizan... Capbreton. C'est très bien ça ! Va pour Capbreton. Le pauvre bougre donc, regarde l'âtre vide de sa cheminée taillée dans la pierre surmontée d'une poutre en pin. Je le vois un peu boudiné dans ses vêtements de golf, jeter de rage le téléphone dans le sofa. Non, le laisser tomber sur la peau de bête clouée au sol, de dépit. Cela semble plus plausible.

On dirait une maison de famille à la déco approximative. La demeure est devenue au fil des années une garçonnière ayant vu défiler des aventures aux atterrissages plus ou moins réussis. Plusieurs parties de jambes en l'air, deux-trois psychanalyses de comptoir, quelques ruptures lâchement menées mais un coup de téléphone comme celui-là, jamais. Arriver en si peu de mots à conclure une histoire relevait de la chirurgie fine.

 

« Non, non… non » le rythme est calculé. Cela aurait pu être l'ouverture d'une symphonie, mais ça ne durera pas plus qu'une nocturne posthume. Un truc inachevé, il cherchera une autre compositrice pour la terminer mais on n'aura de cesse de dire que la première partie était bien la meilleure, qu'on voit la différence, tout ça.

 

« Oui, tu m'as fait beaucoup de mal ». Son interlocuteur admet donc ses torts. Le calme avec lequel elle a prononcé ces mots laisse présager de la suite, mais donne également quelques indices sur ce qui a précédé. Cet homme au final ne l'intéresse pas, sinon la colère l'aurait emporté. Elle lui a parlé comme une maîtresse à son élève. « Tu vois, c'est pas bien on ne traite pas une femme comme ça. Quand tu passeras en classe supérieure, tu auras de grosses lacunes, mais personnellement je jette l'éponge. » Il est passé de pauvre bougre à cancre à la vitesse de l'éclair. Il a dû la tromper, je ne vois pas autre chose... Mais encore une fois j'ai un doute. Une femme trompée, ça crie. Fort. Si cet homme avait représenté quelconque intérêt pour elle, elle aurait marqué le coup. Là non, c'est méthodique, sans esclandre, sans cheveux hérissés aux accents bordéliques. Rien. Ça ne devait pas être si grave, juste un prétexte. Je pense que le pauvre gars est un jaloux. De ceux qui étouffent, qui aspirent. Pas un jaloux romantique au duel facile et à la verve bourgeonnante. Non. Un jaloux pernicieux, un voyou du psyché, un terroriste du sex appeal. C'est du grand art pour amateur de mano a mano. Je pense que le coup de grâce a été donné le week-end dernier lorsque monsieur a voulu amener madame au casino de Biarritz. Un cliché peut-être, je me trompe surement. Voyons voir... Les retournements de situations se produisent rarement au moment où l'on s'y attend et dans le lieu auquel on pense. Le lendemain du casino donc, après une soirée sans encombre, la maîtresse, aussi désirable que jamais, se pavanait toute de blanc vêtue dans les allées du marché de Saint-Jean-de-Luz. Une chape de béton s'écoulant sur le brave homme à chaque fois qu'un regard trop insistant bifurquait entre les jambons pour se poser sur sa compagne. L'envie d'en découdre avec ses nouveaux ennemis pointait par moment le bout de son nez mais, comme je viens de l'exposer, ce n'est pas un jaloux romantique. Son regard à lui virait à chaque reprise pour s'enfoncer un peu plus dans le béton coulant à ses pieds, encore frais. Le coup de grâce s'appelait Marc, les muscles saillants sous un polo orange et les dents aussi blanches que la robe de la dame. Une connaissance certainement. La joie des retrouvailles aidant, le côté tactile des gens du Sud acheva notre pauvre homme qui préféra tourner les talons avant de se lancer, quelques minutes plus tard, dans une scène de jalousie misérable.

 

« Je ne viendrai pas » le week-end prochain à Capbreton, n'insiste pas. Ça se tient. Elle partit le dimanche soir pour la capitale retrouver son pied-à-terre rue de Courcelles.

 

Trois fois « arrête » répondant aux trois « non » n'ont laissé aucune chance à notre homme. Bien seul dans sa maison landaise aux boiseries lasurées. La peau de bête aux senteurs d'oubli soutenant toute sa peine et le téléphone agonisant sur le sol. Il se sert un whisky avec quelques glaçons dans la pénombre des volets à demi clos. La chaleur passe sur lui comme l'eau sous les ponts. Il trouvera bien une autre paire de manches dans quelques temps, après quelques soirées comptoir et parties fines. Cet homme finalement tombe amoureux comme on tombe sur un os.

 

Elle pose le téléphone sans un soupir, sans une remarque à haute voix. Alors qu'elle termine son café au détour d'une élégante dernière gorgée, un homme s'arrête à sa hauteur portant un énorme bouquet de fleurs. Il interpelle un autre gars derrière nous. « Il te plait ? » arborant un sourire rayonnant. « Je le pose sur ton bureau ». La femme explose d'un rire bruyant et me dit « J'ai cru que c'était pour moi ». Elle se lève alors, attrape son sac, et disparait dans les vapeurs de cette après-midi de juillet.

 

J'aimerais retrouver cette femme et savoir si mon histoire est vraie. Si tout ce que je me suis imaginé se rapprochait de la réalité. Je pense qu'elle rigolerait et comme pour le bouquet de fleur dirait que ce n'est pas pour elle.


D'un ton calme,

méthodique,

comme une maîtresse à son élève.

 

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