Une vie à interpréter

bey

Je les croise peu de temps après être sortie de la boulangerie. Deux jeunes adolescents, environ quatorze ou quinze ans. Je m'attarde un moment sur le crâne tatoué dans le cou de l'un, puis sur le point d'exclamation tatoué sur l'épaule de l'autre. Après un moment d'hésitation, je confirme. Alex et Bastien. Mon neveu m'avait montré leurs vidéos, une fois. Ça parle du quotidien, des sujets de la vie. Avec humour, naturellement.

Les autres artistes m'ont toujours un peu fascinée. En tant que musicienne, j'ai eu l'occasion de croiser des acteurs, des scénaristes, des danseurs, des peintres. À chaque fois, la même curiosité se manifeste. Je m'amuse à me questionner. À imaginer le contenu de leur imaginaire. Car lorsque la passion des arts nous anime, une certaine connexion d'esprits s'établit avec nos partenaires de créations. Qu'ils soient diamétralement opposés à nous dans leur approche ou pas, il reste que, toujours, ne serait-ce qu'un tout petit peu, on ressent cette connexion. Parce qu'untel à beau filmer des scènes de massacre à la tronçonneuse, pendant que moi je laisse résonner Arabesque de Debussy dans une soirée mondaine, tous les deux, nous gardons ce point commun essentiel : nous sommes passionnés par nos sentiments. Passionnés par la création. Par le laisser-aller de l'âme humaine. 

En même temps, bien que nous nous sommes tous laissés emporter par le courant, ce dernier nous fait passer par des rivières différentes. Par des réalités complètement différentes. Si je ne dis mot de tout un concert, que je n'exprime ma personnalité qu'à travers l'interprétation du travail d'un autre, ces deux adolescents, là, verbalisent purement et simplement ce qu'ils sont et ce qu'ils pensent. Si eux mettent tout leurs efforts pour faire et refaire un produit final, qui demeurera figé et servira de preuve de tout le labeur accompli, moi, je laisse aller le fruit de mes efforts dans l'éphémère, dans l'ici et maintenant d'une prestation, qui ne gardera écho que dans les souvenirs du public. Évidemment, je peux aussi m'enregistrer en train de jouer. Mais ce n'est pas pareil. Bien que je ne puisse expliquer pourquoi.

De toute façon, je dois mettre fin à cette dissertation introspective. Sans que je m'en aperçoive, je viens de traverser la distance qui me séparait de ma demeure. Ma maison jumelée me fait face. D'ailleurs, j'observe mon voisin sortir de sa voiture avec sa mallette. Je comprends à ce moment qu'il sera chez lui au moins pour les prochaines heures.  Ça m'énerve toujours, ça, quand je le sais.

Je pénètre dans mon logis. L'odeur de lavande, moins naturelle que j'aimerais me l'avouer, en écrase presque celle des bagels chauds. Je dépose mon déjeuner sur la table, je vais me verser un verre de jus d'orange, puis je contemple le résultat, debout dans la cuisine. J'ai faim, c'est indéniable. Mais le goût irrésistible de pratiquer mon instrument me vient à l'instant. Et cela, il ne faut jamais le laisser passer.

Surtout que c'est la raison même de mon levé aux petites heures du matin. À peine huit heures sur l'horloge, pourtant je suis lavée, habillée et mon repas m'attend. Aujourd'hui est jour de concert, et si j'ai accepté de dépanner Jasmine, ma collègue chanteuse au pianiste atteint de mononucléose, il reste que je ne maîtrise toujours pas les partitions de son spectacle. 

Je m'installe donc devant le piano, au salon, et la vision des deux vidéastes, et de tous les autres artistes, me revient aussitôt à l'esprit. Un autre exemple de nos différences. Je suis pianiste. Non pas interprète ou musicienne. Pianiste. On définit ma profession, mon titre et mes aptitudes par l'instrument que j'utilise. Je l'ai choisi très jeune, un peu par défaut — le piano n'est-il pas, avec la guitare, l'instrument typique pour qui veut s'initier à l'art de la mélodie ? —  et j'y ai voué le reste de ma vie. C'est très logique qu'on parle de moi comme pianiste et non musicienne. Comme la place d'un basson ne pourrait être comblée par ma personne et comme un percussionniste ne pourrait remplacer mon rôle, un musicien occupe la place que son instrument lui dicte. Mais c'est tellement unique à cet art. J'aurais bien aimé voir un photographe défini par le type de lentille qu'il utilise, ou un écrivain par son crayon HB ou son stylo bille. Cette clause n'est écrite que dans le contrat de l'interprète.

Je souris devant cette nostalgie pour des vies hypothétiques qui n'ont jamais été les miennes. Je cherche à travers les partitions devant moi. Je trouve enfin une pièce appropriée à un tel sentiment, et je laisse glisser toute cette chaleur du cœur et ce serrement de gorge jusqu'à mes mains. J'enchaîne les noirs et les croches avec un naturel travaillé. Je rentre dans cet état étrange où la mémoire tactile pilote mes doigts et le rythme musical guide ma tête. Jusqu'à ce qu'une suite d'accords complexes ait raison de mon élan. 

Ce sont pour ces moments précis que je déteste savoir si mon voisin se trouve chez lui. Car l'insonorisation de nos murs n'est pas parfaite. Mon art a beau être personnel, intime, comme bien des autres, il reste qu'il ne peut être complètement passé sous silence. Toutes premières lectures à vue, toutes pratiques de gammes, toutes improvisations ne peuvent être effectuées sans qu'elles viennent aux oreilles environnantes. Bien entendu, j'ai plus de confiance qu'à mes débuts, et mes vingt ans de carrière ont de beaucoup calmé mes incertitudes. Mais on ne passe jamais complètement par-dessus. Même lorsqu'elles sont tout à fait légitimes, on préfère tous garder nos erreurs pour nous-mêmes. Avec la musique, c'est plus que difficile.

Lorsque je juge que je maîtrise assez ces portées, je me permets une petite gâterie. Je me penche sur le sac que je garde toujours près de mon instrument. Je cherche un instant, et j'en ressors mon classique. Ma pièce préférée. Celle que, toute petite, alors que je luttais pour réussir un simple enchaînement de tierce, j'écoutais sur le CD de maman avec admiration. La pièce que j'ai entendue mainte et mainte fois en spectacle. La pièce qui m'a donnée la piqure pour mon métier.

Je me lance à travers ses modulations et ses quintes. Je dévale ses triolets.  Je sautille sur ses croches pointées. Je sens littéralement mon émotion du moment se matérialiser à mes oreilles. Le chef d'œuvre qui m'avait été offert par un pianiste d'autrefois ressuscite dans mon salon à moi. À travers mes mains à moi. Je m'approprie les merveilles d'un autre par mon interprétation personnelle. Je deviens créatrice de mon œuvre préférée. Une joie typique de mon art, qu'aucun scénariste, qu'aucun poète, qu'aucun peintre ne pourrait connaître. La musique est  vraiment un art unique. Comme tout les autres, d'ailleurs. Et si c'est un peu  le destin qui nous amène à plonger dans l'un ou l'autre, je me dis, dans un sourire, que j'ai une chance inouïe d'être tombée sur celui-là.

  • très agréable à lire. il y a un vrai don, une vraie transcription de soi, merci.
    ai bien aimé "je m'amuse à me questionner"

    · Il y a environ 7 ans ·
    Default user

    Hi Wen

    • Wow ! Merci pour ce commentaire... et cette lecture !

      · Il y a environ 7 ans ·
      The truth!

      bey

Signaler ce texte