Une vie à raconter

bey

Attention au québecois, ça peut piquer les yeux de certains !

« L'avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt. » 

C'est ce que je m'étais dit, hier, en mettant mon cadran à sept heure du matin. Alors à sept heures dix, me voilà levé et déjà à l'extérieur. Avec un peu de difficulté à me tenir debout, un corps pas encore capable de s'habituer à la température et des rayons du soleil qui m'explose la rétine. Clairement, l'auteur de cette maxime n'a jamais été adolescent.

En général, je déjeune jamais avant d'aller à mes cours. C'est la routine : cadran à 7h50, enfilage de jeans en panique, quelque brassage de cheveux pour le style, puis course jusqu'à l'école. Mais pour ce matin, j'ai décidé que de me lever tôt, de prendre le temps de faire les choses comme du monde, me donnerait l'énergie qu'il me fallait. Alors nous voici, mon frère et moi, à nous traîner sur le boulevard Ernest en direction de l'épicerie, avec le soleil qui me fait bouillir le reflux. Un mélange de crasse matinale et de sueur m'huile la nuque et la raie du cul. Le frottement des vêtements m'irrite la peau alors que, il y a quelque minute, elle se réfugiait dans mes draps moelleux pendant que je rêvais à des artichauts géants qui jouent aux échecs. Et c'est la première fois que je regrette autant de porter du noir. 

En fait, c'est assez simple : ma journée commence à peine et je suis déjà à bout. Tout m'énerve: le soleil, la routine, le regard des passants. Comme celle-là, juste là, qui nous croise sur la rue avec son sac à bagel. Vous savez, la désapprobation de matante à la vue du tatou morbide sur mon cou ? Un très beau crâne en feu pourtant, j'ai soigneusement choisi mon artiste. Mais le pire c'est quand, juste au moment où je dépose le premier pied dans le stationnement du Super Vigo, j'entends :

—   Aye ! M-mais c'est Alex et B-Bastien ! 

Un fan vient de nous reconnaître.

Mon visage encore plongé dans le coma, je laisse mon frère affronter l'obstacle. Pas que je considère nos fans comme des obstacles. Je les aime, en temps normal. Sauf qu'en matinée, comme ça, je les préfère à distance. Le gars en question doit bien avoir notre âge, fin secondaire environ, les cheveux beaucoup trop longs, les lunettes rondes, les dents croches. Si c'était un billet de loterie, ça serait pas le premier à être vendu, mettons. Et il bégaye en plus… Jackpot.

Alors il nous sert le classique. Nous dit qu'il écoute tous nos podcasts en boucle, qu'il est un fan fini, que son moment préféré reste quand Bastien se met de la sauce piquante dans le nez. Il va même jusqu'à me tourner le couteau dans la plaie, en demandant quand le prochain vidéo va sortir. Ça fait un mois, quand même. Qu'est-ce qu'il se passe ? Pourquoi on ne sort plus rien ? Le frérot s'en charge comme un pro, il lui répond poliment qu'on préfère prendre notre temps pour créer quelque chose de qualité que de lancer un truc vite fait bon marché. Il ne ment pas tout à fait. La vraie vérité, cependant, c'est qu'il y a rien qui sort. Une panne d'inspiration. Totale. C'est moi qui trouve les idées, c'est mon rôle. J'écris le script et Bastien ajoute un peu de ses improvisations du moment. Sauf que là, j'écris plus rien.

L'hystérique mord à l'hameçon et, Dieu sait par quelle chance inouïe, ne nous demande pas notre autographe. On peut finalement entrer dans l'épicerie en toute quiétude et aller chercher notre foutu déjeuner. Comme j'ai l'habitude de le faire, je me mets alors en mode observation. Je me suis levé tôt pour stimuler ma créativité, alors autant profiter de ce calvaire matinal pour me donner des idées. Je laisse le cadet s'occuper du panier, saliver sur les chocolatines et les beignets aux sucres, et je scrute les environs. Les gros néons « jaunes soin palliatif », la dame en tailleur qui s'obstine avec le boucher pour avoir une viande « vraiment vraiment plus mince que ça », le vieux monsieur, là-bas, qui vient d'éternuer dans le présentoir à pomme. Voilà ma méthode pour avoir des idées.  J'absorbe, ça mijote, puis je recrache.  Depuis le début, l'observation demeure l'étape la plus importante de ma création. Pourtant, depuis quatre semaines… y'a rien qui se passe. Les idées viennent, oui. Un éditorial sur les néons, une fausse capsule mode sur les tailleurs, un sketch sur la propreté. Mais ça reste des idées, justement. Comme on trouve des idées pour une dissertation de français. Des sujets, comme ça, qui m'écœurent déjà. J'ai pas cette espèce d'excitation sortie de nulle part, cet enchaînement d'idées folles, ce besoin de mettre sur papier ce qu'il me passe par la tête avant que je le perde. Je dois continuer de chercher jusqu'à ce que j'accouche d'une vraie idée. Que je creuse jusqu'à ce que je trouve quelque chose qui vient de moi. Qui vient de mes tripes. Qui donnerait un vidéo que je pourrais regarder et me dire : voilà, ça, c'est moi. 

Bastien me donne un coup sur l'épaule et je relève la tête en sursaut. Il a acheté ses muffins triples chocolats. On peut disposer. Défait, je suis mon frère à travers les rayons. L'inspiration ne me venait pas avant et c'est pas à moitié mort de fatigue que ça va revenir. 

Juste pour me remonter le moral, une fois aux caisses, les roues de notre panier bloquent comme des roues de panier d'épicerie savent si bien le faire. Une autre matante permanentée manque de nous foncer dedans avec, au passage, le traditionnel jugement moral sur notre art corporel. Et je peux pas m'empêcher de constater, en ce moment, qu'elle a tous les droits du monde de nous mépriser. De juger notre incapacité de manipuler un simple carrosse. De se dire que des « p'tit voyous tatoués » comme nous n'arriveront jamais à rien dans notre vie. Car le seul foutu projet où on s'est impliqué, où on a vraiment mis du nôtre, où on a littéralement sué de la raie cul pour garder en vie, eh ben, il est en train de mourir de lui-même ! Parce que ma maudite tête pleine d'eau est pas capable de vomir une seule bonne idée ! Parce que j'ai pas d'inspiration ! Du vide ! C'est tout ce qui me vient, en ce moment ! C'est tout ce que j'ai dans les tripes ! Si on en faisait…

Si on en faisait une vidéo, je pourrais même me regarder et me dire : voilà, ça, c'est moi. 

Je saisis le bras de Bastien, le visage contracté sous la révélation.
—   Voyons, Alex, es-tu après chier dans tes culottes ?

—   Faut retourner à la maison.

—   Quoi ? Non. C'est à l'école qu'il faut aller. Nos cours commencent dans dix minutes.

—   Oublie l'école. On a des fans qui attendent.

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