Une vie d'Antonin Bonhomme

Christine Bruyere

« Monsieur le Maire, Monsieur le Maire, vite ! Venez ! Vite ! »

La cloche de la grille d'entrée continuait d'être agitée frénétiquement par M. Grégoire, le garde-champêtre. Monsieur le Maire se leva pesamment de son fauteuil : c'était un samedi après-midi d'une froide journée de décembre 1955. Il pensait avoir mérité sa sieste. Qu'est-ce qu'il se passait encore ?

Après quelques mots lâchés par M. Grégoire, Monsieur le Maire pris son chapeau, sa gabardine doublée et ses clés de voiture. Son devoir l'appelait sur le plateau, non loin du fort, là où les taillis encombraient les bois de Boulis. Une fois sa voiture garée, il suivit M. Grégoire. Des plaques de ciment restaient ça et là en souvenir des débuts de l'aviation, là où Blériot avait voulu faire un aérodrome. Ils s'enfonçaient dans le fouillis de la végétation tandis que M. Grégoire racontait avec forces gestes les circonstances de la macabre découverte : un chasseur s'était heurté à des chaussures pendant à hauteur de sa tête. Les chaussures éculées étaient l'aboutissement d'un corps quelconque accroché à la branche d'un arbre. M. le Maire, qui avait fait la Résistance, avait pensé immédiatement à un aviateur anglais accroché par son parachute aux branches dénudées d'un chêne ; mais la guerre était loin : ce n'était qu'un pauvre homme qui avait mis fin à ses jours.

Après les constats d'usage, on attendit l'arrivée de la gendarmerie. « Pas bien beau, tout ça » se dit M. le Maire. « Et dire que je vais perdre mon samedi avec cette histoire et qu'il faut que cela arrive dans ma commune : deux mille habitants et un pendu ! Surtout, ne pas ébruiter l'affaire ».

La gendarmerie fit son travail, proprement, efficacement. M. le Maire était content. L'identité de l'homme fut retrouvée : un homme simple, presque simplet, célibataire ou presque, 45 ans, qui travaillait sur le chantier de l'entreprise Norbert, à quelques kilomètres de là. L'homme avait eu des mots avec le chef de chantier ; juste des mots, même pas un renvoi : des mots.

Le pendu s'appelait Antonin Bonhomme, fils de Germain Bonhomme et de Marcelline, son épouse. Les vieux du village se rappelaient encore de la naissance d'Antonin. Marcelline avait été en travail pendant trois jours. Il paraît qu'on l'entendait hurler dix maisons plus loin. Elle travaillait à la blanchisserie, Marcelline, et jusqu'au bout elle avait travaillé. A l'époque, pas d'allocations, pas de congés de maternité. De toutes façons, elle pensait que ce n'était pas encore son moment pour accoucher. Oui, cette naissance était restée gravée dans la tête des vieilles Boulisaines. La sage-femme avait hoché la tête d'un air entendu : « dans quel état on va l'trouver, l'petiot, ou la p'tiote !» L'Antonin avait fini par sortir, le cordon autour du cou : un peu violet, un peu rouge, un peu gris. Il en avait mis du temps à crier, l'Antonin. Les vieux disaient maintenant en hochant la tête : « et voilà où ça l'a m'né ! »

Pourtant la Marcelline avait bien commencé sa romance avec le Germain. Ils s'étaient rencontrés à un bal du 14 juillet, à Versailles, au bal des Pompiers. Parce que, justement, le Germain, il était pompier Et la Marcelline, elle était bien avenante avec sa fossette qui se creusait dans sa joue quand elle souriait ; elle n'en avait qu'une, à la joue droite. Elle avait facilement les yeux qui riaient aux plaisanteries du Germain. L'affaire n'avait pas été longue à être conclue. En septembre, ils avaient eu leur noce.

Quand l'Antonin a eu ses vingt ans, le Germain et la Marcelline sont décédés. D'abord le Germain : un accident de tracteur à la ferme des Grands Fossés où il travaillait à ses moments perdus. La Marcelline n'avait pas supporté, fragile depuis la naissance d'Antonin, elle avait souvent le bourdon, justement à cause du fils. Non, il n'avait pas la tête fêlée, il était juste pas vraiment comme les autres, d'ailleurs il ne se mélangeait pas, toujours tout seul, dans son coin, ou à courir les bois, sur le plateau.

Après la mort de ses parents, l'Antonin est parti on ne sait trop où. Quand il est revenu, un an après, il racontait qu'il avait été « en errance ». On ne savait pas trop où il avait attrapé ce mot incongru dans sa bouche simple. Il avait ensuite trouvé un travail simple : les fermiers des Grands Fossés l'employaient à la tâche.

Et la guerre était arrivée. Il avait trente ans. L'uniforme lui avait donné un prestige tout neuf. Dans la petite ville où il était cantonné, il avait rencontré une fille, tout jeune, toute fraiche. Elle lui avait donné un rendez-vous. C'était son premier rendez-vous. Avant il n'avait jamais osé. Mais la guerre, ça vous donne une urgence et l'uniforme, de l'assurance. Ce n'était pas lui qui l'avait embrassé, c'était elle. Enfin si, il l'avait embrassée sur se joue fraiche de jeune fille. Mais elle ... Bon, enfin ! Çà ne lui avait pas suffi. Il l'avait quittée avec un sourire béat, pas un sourire de niais, enfin presque pas !

Ensuite, il n'avait jamais vraiment su comment ça s'était passé, mais il avait été fait prisonnier. Finalement pas de grands changements dans sa vie : il avait travaillé dans une ferme en Allemagne. Il n'avait pas bien compris comment on peut être prisonnier et en même temps presque libre. Finalement, il avait trouvé que ça avait été bien tranquille la guerre. Des guerres comme celle-là, il était prêt à en refaire : ça fait voir du pays.

Au mois de mai 1945, il avait été ré-expédié à la capitale. Il n'avait personne pour venir le chercher à la gare et s'était laissé entraîner par ses copains de train vers un de ces bistrots mal famés qui pullulaient autour de la gare. Les suivre n'avait pas été bien difficile. Dans cette taverne, une femme seule était attablée devant une limonade-fraise. Comme il n'y avait pas assez de place, il avait été obligé de s'assoir en face d'elle. : il lui avait demandé la permission avec un petit sourire gêné. C'est vrai ! Il ne la connaissait pas !

Elle s'appelait Josette. Elle avait des cheveux courts bouclés avec une frange. Pour se donner une contenance, elle lisait un roman policier aux pages écornées. Histoire de lui faire un peu la conversation, il lui avait lancé un regard interrogateur. Elle lui a dit le titre : « La Peste et le Choléra ». Sans qu'il le demande, elle lui a raconté que c'était l'histoire de malfrats nommés ainsi par leurs compagnons, « comme Bonny et Clyde » avait-elle ajouté. Il avait pris un air entendu, mais il ne savait pas qui c'était.

De fil en aiguille, elle l'avait accompagné à la gare Montparnasse parce qu'il ne connaissait pas le chemin, il n'avait jamais été à Paris. Sans même l'avoir fait exprès, Josette était montée dans le train avec lui, son roman policier bien rangé dans son sac à main. Il n'avait pas été étonné : il l'aimait bien, Josette, avec ses cheveux courts qui la faisait ressembler à un garçon. Mais il n'y avait que ses cheveux courts qui lui faisait penser à ça parce qu'elle n'était pas du tout un garçon, tant s'en fallait.

Arrivés à la gare des Chantiers, à Versailles, ils avaient pris le car. Il avait retrouvé le petit deux-pièces de ses parents. Ça sentait un peu le sale, le renfermé. Elle avait nettoyé, tout naturellement. Elle parlait beaucoup, Josette, mais Antonin ne disait rien. Il sentait monter en lui une peur panique. Qu'est-ce qu'elle lui voulait ? Lui, il ne savait pas grand chose des femmes biens. Les putes, oui, il connaissait .... enfin, un peu. Il n'avait pas eu à décider.

Dans la rue, les gens le reconnaissaient, lui disaient bonjour. Mais elle, il voyait bien qu'on la regardait d'un drôle d'air, qu'on ne lui causait pas. Comment aurait-il pu savoir ? A la libération de Paris, il était encore dans sa ferme, en Allemagne. Comment aurait-il compris que Josette avait été tondue ?

Dix ans après, Josette était partie, sans rien lui dire. Le lendemain, il avait eu des mots avec le chef de chantier.

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