Une vie de star
Mireille Roques
Peut-être était-ce la tante Lydia qui avait tout déclenché avec sa manie des ressemblances : Karine était la copie conforme de la défunte Georgette, François le portrait craché de son grand-père, et Anna la réplique de Paule, la grande Paule, la sœur du cousin Machin…
Lydia ou alors Jeanne. Jeanne et sa passion du cinéma - ciné option série B, mélos sirupeux, bluettes défraîchies, peplums boursoufflés, nanars improbables qui, plus tard, éveilleraient les nostalgies des habitués de La dernière séance. Je l’imagine bien, Jeanne, me découvrant dans ma robe de princesse et, compressant sa grosse poitrine de ses mains pleines de bagues :
- Mais on dirait Romy !
Et, devant la probable perplexité de ma mère - qui , comme sa sœur Lydia, trouvait que j’étais le clone de leur pauvre mère – elle avait dû préciser l’opus du Sissi de référence car, pour elle, la carrière de la sublime Autrichienne se résumait aux quatre épisodes de la vie de la divine impératrice.
Qui de Lydia ou Jeanne mit le ver dans le fruit ? Je ne m’en souviens pas mais je suis certaine que tout commença à l’occasion du mariage de mon cousin Georges. Pour la première fois de ma vie, donc, je portais une robe longue et la coiffeuse avait piqué de petites fleurs artificielles dans mes cheveux relevés en un chignon bouclé. Un soupçon de rose sur les lèvres, de mascara sur les cils :
- Une vraie princesse !
J’avais quinze ans, ni frère, ni sœur, ni proches cousins. Je m’ennuyais à l’école et plus encore à la maison. Mon père n’aimait pas me voir « traîner dehors » et ma mère , toujours occupée, « m’avoir dans les pattes. » Je passais de longs moments devant la glace mais rien ne me donnait à espérer : trop petite, trop ronde, un visage régulier, certes, mais insignifiant, des cheveux nattés serrés et puis des jupes écossaises plissées, des pulls tricotés main, socquettes blanches et cols en piqué. Les garçons ne me voyaient même pas et j’avais d’ailleurs peu d’occasion d’en croiser : collège de filles, patronage, sorties en famille. Le reste du temps, je m’enfermais dans ma chambre avec mes livres et mes disques ; les premiers me tombaient vite des mains et les seconds, passés en boucle plusieurs jours de suite, connaissaient un désintérêt aussi rapide que l’avait été leur promotion. Je m’ennuyais. Rien ne m’accrochait, rien ne m’était plaisir, envie, désir.
Et puis, le mariage du cousin Georges. La robe longue volantée, les cheveux passés au petit fer, le fard et :
- Mais on dirait Romy !
Et tout à coup les nuées qui se déchirent, l’horizon qui s’illumine, : les seins se mettent à pousser, la taille s’affine, les jambes se galbent; le regard se constelle d’étoiles, les lèvres se purpurinent et le garçon d’honneur me considère en rougissant
- C’est vrai qu’on dirait Romy. Même que vous avez son sourire.
Oui, tout a sans-doute commencé ce jour-là , même si le lendemain je retrouvais mes nattes et ma blouse de collégienne. Personne ne semblait s’être aperçu de ma transformation mais, à l’insu de mes parents , je me mis à modifier quelques détails dans ma tenue : passé le coin de la rue, j’ôtais les infamantes socquettes, dégrafais le col en piqué, rentrais le pull dans la jupe. Mon reflet saisi dans la glace du Monoprix me révélait jeune fille en fleur et, lorsque j’eus le courage de dénouer mes cheveux, la ressemblance avec Romy me sembla être bel et bien acquise. Ces fantaisies ne purent échapper longtemps aux parents qui y virent toutefois une occasion de lâcher du lest à moindres frais. Naïfs qu’ils étaient : un processus s’était enclenché, qui allait avoir des conséquences sur une bonne partie de ma vie. Un avenir en technicolor s’ouvrait devant moi et les yeux des garçons, enfin, allaient se déciller.
Il faut pourtant bien reconnaître que ces aménagements eurent des effets limités et, dans les deux années qui suivirent, je fus à peu près la seule à penser que Romy et moi étions sœurs jumelles, comme Deneuve et Dorléac dans Les Demoiselles de Cherbourg. Mais cette conviction me donnait de l’assurance, une façon de porter haut la tête, de marcher en imaginant les regards posés sur moi. Je devenais « un peu snob, » disait ma mère et « tu t’y crois, » ricanait mon père. Et puis, il me fallait voir la réalité en face : la petite jeune fille laissait place à une grande bringue un peu trop maigre dont, il est vrai, les beaux yeux – c’est à peu près tout ce que l’on me reconnaissait depuis ma tendre enfance – paraissaient plus grands encore dans le visage émacié. Mon idole d’alors était Bardot et je sentais bien que toute tentative pour lui ressembler serait vouée à l’échec. C’est alors, qu’en plein marasme, la Révélation me tomba dessus
- Savez-vous que vous me faîtes penser à Audrey Hepburn : même grâce, même visage triangulaire, mêmes yeux de biche… ?
Il avait le charme de la cinquantaine, un faux air de Gary Grant , beaucoup d’assurance et proposait des jus de fruits aux invités de sa fille. Qu’un tel homme puisse s’intéresser à moi et me trouver du charme regonfla d’un coup mon ego. J’étais arrivée à la fête en adolescente montée en graine, j’en ressortais créature de rêve. J’acceptai un rendez-vous, assurée que, Fair Lady, j’avais trouvé mon Pygmalion. Et Pygmalion il fut, du moins sexuellement, et quand il me quitta six mois plus tard –« je ne peux pas accepter le sacrifice de ta jeunesse » - j’étais devenue une jeune femme prête à toutes les aventures, « une starlette » - dixit mon père - que les garçons désormais ne se contentaient pas de regarder. Je souffris atrocement de cette rupture, un long mois, le temps de remplacer Gary Grant par un bel Italien avec lequel je partis pour d’inoubliables vacances romaines.
A notre retour, sous le pâle soleil parisien d’un début d’ octobre, il me parut que mon Mastroianni ressemblait en fin de compte au voisin de palier : je rompis, un peu lassée des rôles de princesses . J’avais dix-huit ans, mon bac en poche et la fac m’ouvrait ses portes. L’heure était venue de la mue, venu le temps d’enfiler une nouvelle peau : étudiante , féministe, sexy, celle-là même que nous donnait à envier Jean Seberg . Je sacrifiai donc ma chevelure, jetai aux orties robes et escarpins et, en jeans et pull rayé, ballerines aux pieds, je débarquai sur le campus. Peut-être étais-je allé trop loin dans la métamorphose car à cette même époque un vide s’insinua en moi, une interrogation permanente que je ne mis pas longtemps à partager avec un Belmondo de troisième année de socio . Nous eûmes une relation un peu chaotique et existentialle pendant une année universitaire, au terme de laquelle, About de souffle - lui ayant décidé d’intégrer un ashram en Inde et moi ayant laissé repousser mes cheveux - nous nous séparâmes avec soulagement.
L’été fut plutôt morose, malgré quelques dragueurs prompts à m’assurer que je ressemblais à telle ou telle actrice – je changeais sans cesse de couleur de cheveux - mais je n’avais pas le cœur à la bagatelle, préférant la fréquentation assidue des salles obscures. J’avalais tout ce qui passait : nouveautés, reprises, vieux noirs et blancs, VO serbo croates, James Bond et Franju, dans une boulimie cinématographique qui me laissa blanche comme un navet et les yeux rougis par Les lumières de la ville ou plutôt celle des écrans. J’eus un début d’aventure avec un fan de Bergman que j’avais rencontré pendant la rétrospective et qui me trouvait quelque chose d’Ingrid Thulin dans Le silence. De fait, le dit silence eut tôt fait de s’installer entre nous et puis, je ne sentais pas mon personnage : notre histoire fit long feu. Il y eut aussi un ersatz de Trintignant qui m’emmena à Deauville rejouer la célèbre scène de la plage, et un succédané de Delon qui manqua me noyer dans sa piscine. Bref, je ne rencontrais que des seconds rôles ou, pire, des figurants et, comme mes études m’intéressaient de moins en moins, je repris le chemin des salles obscures, dans une boulimie de plus en plus exigeante. Ce fut une période assez étrange où je perdis un peu pied avec la réalité. Comme dans La rose pourpre du Caire, il m’arrivait de franchir l’écran et de de m’embarquer dans des scénarios dont je ne maîtrisais pas l’issue.
- Arrête de te faire du cinéma, m’enjoignaient mes proches
Mais il était trop tard et bientôt des Paul Newman aux petits pieds et de Robert Redfort de pacotille profitèrent de mon égarement pour me mettre dans leur lit. Je me déconnectais de plus en plus de la réalité quand un projectionniste fit miraculeusement irruption dans ma vie. Il travaillait à La Huchette et m’avait remarquée dans le faisceau de son appareil. Il n’était déjà plus question pour moi de promenades dans les parcs et de limonade aux terrasses et il me fit sa cour en m’offrant hors séances des chutes de péllicule, des inédits, des censurés, cadeaux somptueux qui me convainquirent d’il était l’homme de ma vie . Notre idylle dura une année entière et puis il se lassa, convaincu que je ne retrouverais jamais la lumière du jour et les vrais gens. Une Marilyn péroxydée passait : il la suivit.
Ce fut un rude coup pour moi. Je me mis à manger n’importe quoi : des bonbons, des esquimaux, du pop corn et à grossir, prendre des formes. Je me maquillais violemment et ce n’étaient plus les mêmes hommes qui se retournaient sur mon passage. Certains m’entraînèrent dans des salles et vers des pratiques inconnues jusqu’ alors. Le porno fut ma descente aux enfers et la fin d’une certaine exigence dans le choix des films et de mes partenaires. Tout devenait bon pour satisfaire ma dépendance. Ma famille m’avait rejetée, je n’avais ni boulot, ni vie sociale et je me bourrais de médicaments pour tenir les yeux ouverts le jour et arriver à les fermer la nuit. L’argent se faisait rare et, peu à peu, la télé remplaça le ciné. D’ailleurs, Je n’arrivais plus vraiment à me concentrer et zappait, un paquet de biscuits à portée de main.
Un soir, comme ça, en zappant, je tombe sur des images un peu défraîchies : une jeune fille en robe longue qui court dans la forêt. Ses beaux cheveux bouclés sont piqués de fleurs des champs ; l’air a rosi ses joues. Elle court, le pied léger, et la caméra se rapproche, la cadre de plus près et, soudain :
- Sissi !
C’est bien elle, que je n’ai pas revue depuis mon enfance, elle qui pointe un doigt vers moi, moi vautrée dans le fauteuil, dans ma vielle robe de chambre, avec le rimmel qui bave et mes cheveux qui n’ont pas vu le peigne. Elle, toute jeune, rieuse, pleine de promesses et de vie mais qui s’efface pour laisser la place au présentateur des informations. Je monte le son
- … ainsi, celle qui a si bien incarné la jeunesse et la beauté est morte cette nuit, vaincue par les épreuves et la douleur.
Je suis restée un moment le doigt sur la télécommande et puis j’ai appuyé sur stop. Je me suis levée, dirigée vers la salle de bain et je me suis regardée, longuement. J’ai ôté mon maquillage, pris une douche, lavé mes cheveux. Enfilé une robe. Elle me boudinait affreusement et je faisais un peu peur à voir avec mon visage bouffi , mon teint blême, et mes bourrelets. J’ai pris un sac poubelle et j’ai jeté les médicaments, les sucreries et les gâteaux.
Je me suis dit qu’il allait y avoir du boulot pour tout remettre en état mais j’étais décidée et Romy, de Là-haut, m’aiderait. J’ai ouvert les volets : la lumière du jour m’a fait cligner des yeux.