Une visite hermétique.

Jean François Lucido

"Ayant mis dans ta pensée qu’il n’est pour toi rien d’impossible, estime-toi immortel et capable de tout comprendre."


 

 

La phrase d'un livre abandonné sur un banc fut insolite pour un jardin public automnale. Je m'assis et feuilleta les quelques feuilles de l'antique bouquin.

"Qui ose braver l'instant, pour écouter l'étrange histoire d'un livre maudit écrit par un rêveur anonyme ?" 

Mes yeux s'engourdirent. Je m'assoupis. "...écrit par un rêveur anonyme ?"...

Un homme d'allure très maigre, s'approcha de moi. Un moine usé par sa quête de dieu, le visage travaillé par les épreuves. Il tenait un livre à demi rongé par de longues et éprouvantes méditations; visiblement les nourriture spirituelles le retenait sur notre pauvre planète. J'étais frappé par cette vision de la Mater Dolorosa, du moins la prime impression que j'éprouvai de sa piteuse relique, au bord de l'agonie, fut qu'il paraissait anachronique dans un monde où la technologie remplace désormais la pensée critique. Cet homme, homme de foi portait les stigmates d'une vie de renoncement aux plaisirs éphémères qu'offrait une vie terrestre absurde.

Renoncement! Par quel mystère peut-on renoncer à la joie, à l'émotion, au rire, à l'amour! Cet abandon de la vie m'échappait. Certes, la vie dans sa tourmente géographique et temporelle est vide de sens. Vide de sens! Le moine me fixa des yeux comme pour juger ma pensée, des yeux chargés de grandes lumières. Il vint à moi d'une démarche qui se fit rassurante, il ouvrit le livre et lut un extrait d'un chapitre énigmatique :

"Les mots – le mystère du Mot privé d'R- vivent, respirent, dorment, souffrent et meurent. Les mots sont comme des vitraux laissant filtrer la douce et musicale lumière. Lumière aux mille feux, aux notes célestes, lumière philosophale. Dans le ventre du mot sommeille le gardien de l'arcane. L'intimité du mot se dévoile gracieusement, pudiquement. Les consonnes constituent l'armature de plomb, épaisse et protectrice, soutenant la magie des voyelles, la couleur des voyelles.

La consonne est une terre, la voyelle est une eau.

Le mot mérite d'être caressé, une confession d'amour dans le mot s'écrie. Connaître le secret du mot c'est respirer le souffle divin, c'est écouter le vent siffler une musique des anges, c'est s'approcher du créateur.

Les mots voyagent, les mots prennent leur envol et s'amusent avec le temps.

L'air que nous respirons est peuplé de ces resplendissants habitants des livres. Tout est mot. Mot pour l'entendre, mot pour dormir, mot pour s'éveiller. Monde horizontal croisant les cités verticales.

Écoutons la course du mot, nul ne peut savoir d'où il vient et où il va. Le langage vagabonde avec l'onde, l'onde du temps, le sel miraculeux qui relie l'homme à son désert. L'écrit est une cabale précieuse, une science avec une conscience tel un cheval aux ailes d'or nous guidant vers la quête du son, de la voix, d'un cerveau, d'une présence, d'une vie…La musique du mot harmonise l'esprit ainsi l'âme s'édifie, l'architecture de l'alphabet scelle le mystère de l'homme. Le mot défie la mo(R)t. "

Le moine referma son livre et repartit vers un nulle part défiant ma pauvre raison. J'ai vu un Gardien de l'alphabet mutant. Le silence et le des dunes du désert l'accompagnèrent. Le silence du savoir disparut emportant avec lui l'énigme de l'écriture....

Un rire d'enfant me ramena à la réalité. J'étais toujours dans ce jardin public. L'antique bouquin avait disparu du banc.

 Nous rêvons à l'envers de l'endroit où les rêves fuient.




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