Unique latitude
elcanardo
Le feu crépite plus calmement maintenant. Les braises se laissent doucement ranimées par le vent, imperturbable, qui se faufile joyeusement entre les pierres. De toutes petites flammes naissent, semblant pouvoir réchauffer ces instants indéfiniment. Si seulement… Les bras « entressés » comme il s’est toujours plu à le dire, nous voilà, allongés dans l’herbe, l’un contre l’autre, ou plutôt moi confortablement installée contre son vaste corps, large voûte protectrice dans laquelle j’ai tellement aimé me réfugier, me blottir. Devinant ses muscles délicieusement dessinés, j’ai aimé ressentir le moindre tressautement dans son sommeil, mon corps contre le sien.
La scène est digne d’un de ces romans à l’eau de rose que j’affectionne particulièrement. Cernée par une végétation exubérante, la pelouse, sur laquelle nous avons choisi de terminer la soirée, armées de boissons fruitées et savamment alcoolisées, est d’une texture douce. Les parfums du jardin des plantes d’une rare variété tout à côté envahissent l’air se présentant puis se retirant au gré de la brise. Seul manque peut-être un perroquet pour parfaire ce décor exotique. Dans cet océan d’effluves dans lequel nous baignons, une délicieuse et discrète odeur de pamplemousse se fait plus présente cette fois. Me chatouillant les narines, je me noie dans cette senteur gourmande me rappelant cette marmelade qu’il apprécie tant. Mon coeur doucement se serre. La nuit déjà bien avancée se fait plus fraîche.
Sans artifice, en douceur, il a toujours su susciter en moi le désir ou plutôt les désirs. Tout d’abord, le désir de mieux le connaître, lui, ce géant qui n’avait des yeux que pour moi dès notre première rencontre. Ensuite, vint le désir de m’ouvrir, l’envie de faire à nouveau confiance à un homme. Puis, survint l’incroyable (pour moi) besoin de le séduire, de le faire mien. Pour parvenir à mes fins, je me mis en tête de le conquérir, singeant maladroitement la femme fatale. Investissant tant bien que mal mes maigres trésors de séduction dans cette entreprise. Je devins pour quelques temps une vamp, femme fatale certes mais fatalement maladroite et mal à l’aise. Heureusement, un soir enfin, il mit fin à mon stratagème plus que gênant de la plus belle des manières. Armé d’un magnifique bouquet aux couleurs pastels du printemps qui fleurissait alors de toute part, il adopta une posture médiane brandissant timidement son « arme » vers moi. La joute florale à laquelle il m’invitait fut de courte durée et tourna rapidement à son avantage. Toujours dans sa position d’attente, tacitement, il acceptait passivement la prochaine offensive adverse. Son coup suivant fut un coup de maître. Alors que je me saisissais de son poignet droit, il en fit de même avec son autre main restée libre. Maintenant alors une pression constante, il m’attira tout contre lui. Encore surprise par la force subtile qu’il exerçait, je fus littéralement figé par le langoureux et profond baiser que nous échangeâmes. Stupéfaite, le souffle coupé, les bras ballants, un petit rire niais m’échappa. Sans avoir trousser le moindre compliment, il venait de me transformer de fatale prédatrice en une proie facile. J’étais dans les choux et, à ce moment-là, heureuse de l’être. L’émotion qui me saisit alors fut si forte que j’en perdis l’équilibre. Décontenancé à son tour, il me laissa échapper. Coincé dans un tapis de mousse écorné qu’on avait négligemment laissé traîner là, mon pied refusa de suivre le mouvement. Une violente douleur me fit perdre, cette fois, connaissance. « Fracture du tubercule postéro-latérale de l’astragale » furent les premiers mots que nous partageâmes lorsque je repris mes esprits. Je devais cette très rare rupture à mon pied qui n’avait pas supporter la flexion plantaire que lui avait imposé notre envolée labiale.
Mon insomnie à la belle étoile laisse voguer mes pensées. Avec les astres en toile de fond, je laisse tourner le tourbillon des évènements récents qui me hantent déjà. Leurs hologrammes m’apparaissent, suspendus dans les ténèbres, désormais terrible et unique lumière de mon désespoir. Certes, nous avions déjà connu des bas dans notre histoire. Mais depuis l’annonce du terrible diagnostic tardif, nous n’avons connu que peu de moments de vrai bonheur. Ses énormes coups de fatigue, ses quintes de toux interminables, les douleurs dans la poitrine, ses crachats parfois sanglants, il a enduré les pires épreuves avant de se décider à rendre visite à ce spécialiste à la tarification exagérée. Identifié trop tardivement, caché par ce mensonge qu’il n’avait cessé de se répéter à lui-même, il décida de ne pas soigner son cancer. Il souhaitait vivre sans contraintes ou souffrances supplémentaires que celles qu’il avait déjà provoqué lui-même. Au dernier carrefour de sa vie, il me permit d’emprunter pour encore quelques temps cette même route que nous partagions depuis de nombreuses années. Pour cela, je dus faire cette terrible promesse, à l’issue extrême et définitive. Il me laissa une seule latitude : celle du choix du moment. Du premier baiser fleuri à notre dernière étreinte d’il y a quelques instants à peine, je chéris chacun de ces instants irremplaçables que nous avons vécu. Ces vacances en terres lointaines ont été une oasis de paix après ces derniers mois noirs. Le revoyant enfin sourire et peut-être heureux, j’ai alors décidé à le laisser partir enfin apaisé.
La subtile senteur de l’amande amère émanant du verre à cocktail que je lui avais préparé un peu plus tôt me parvient maintenant. Je suis encore tout contre lui. Je creuse encore une dernière fois ce corps à peine enlaidi par la maladie mais déjà quelque peu raidi et froid. Nos respirations ne reprendront plus jamais en choeur dans l’abside de nos ébats passionnés. Le vent soulève une mèche longue de mes cheveux, elle se mêle aux siens en bataille. Mon coeur amoché se resserre à nouveau, une première larme explose. Dans le feu dépérissant, la dernière petite flamme s’éteint….