Uniquement vôtre
Etienne Bou
Tous les mêmes, et pourtant aucun n'est pareil. Le détail sublime, signe la différence.
Un, deux, trois, quatre, cinq, six.. Il n'est jours sans que je cherche la coquille dans les méandres de cette société. On m'a attribué un poste au tri de l'humanité. Au début on se prend au jeu, puis on se rend compte qu'il n'y a que peu d'erreurs. Certes, les marginaux, extrémistes, anarcho, libertaires ne se fondent pas dans le moule, mais il est simple de les repérer et d'initier une quelconque raison pour les faire évacuer. Hop, une seule pression sur un bouton et puis.. hop, une benne, on évacue ! Moralement, on aura fait mieux, mais c'est la philosophie de notre temps, point d'accordance des mouvants, juste une régularité substantielle de l'humanité.
Un, deux, trois, ah ? Etrange, une nouvelle déviance ? Déjà ? Elle ne m'est pas familière, je ne comprends pas, ce petit garçon semblait normal, et puis, il a eu un éclat dans le regard, cela n'est pas commun. Que faire ? Point de mystère, à la benne ! Un, deux, mais ! Encore ? Cette vieille femme semble rire de rien, on ne rit pas madame, on compte, on analyse, on perfectionne, mais pas de flânerie, pas de fainéantise, pas de trivialité ! Hop à la benne..Reprenons.. Un.. Ah non !! Que se passe-t-il, il n'y a que des coquilles !!! Celle-là transpire, rêvasse, parle et hurle des je l'aime à tout va, pouah ! Je n'aime pas ça ! Supprimer, supprimer, supprimer !!!
Je ne comprends pas, ils avaient pourtant l'air tous humains, tous rigidement identiques, droits, carrés, ordonnés, structurés. Les cheveux, les yeux, les pieds, tout semblait s'accorder.. Certes les nuances du corps étaient présentes mais.. Mais non c'est autre chose.. Une sorte de maladie interne.. Une dissonance sur la portée.. Qu'ont-ils tous ?? Ils vont me rendre fou !!
Et puis, il m'est apparu, ce vieil homme, les traits tirés, le regard vide, l'allure vacillante, le souffle court.. Normalement je n'aurais eu qu'à le laisser passer mais pas cette fois.. Il me rappelait étrangement quelqu'un.. Il me lança un regard, et son sourire édenté recouvrit son visage tel un croissant de lune.. Il se mit à pleurer, je n'ai pas compris les premiers instants jusqu'à ce qu'il prononce mon nom
« Alex » ?
Comment diable cet individu, ce numéro sur ma liste, pouvait-il me connaitre. Je n'ai pas d'amis, pas de femme, pas d'enfant. Pas d'attache qui m'empêcherait d'être impartiale au tri de l'humain.
« Mon fils, cela fait si longtemps »
Ses pommettes étaient rouges comme un crépuscule, ses bras levés tremblaient de toute leur envergure comme une horloge détraquée. Il s'approcha de moi et me prit dans ses bras, tendrement, calmement mais passionnément. J'aurais eu pour habitude de réagir avec antipathie, mais pas cette fois-ci.. Il sentait bon la lessive et l'odeur de cave, son cœur crépitait à travers sa poitrine tel un feu de fin de nuit, ses lobes d'oreilles pendant chatouillaient ma nuque et sa voix glissait sur mes épaules. Cet instant se gravait dans l'éternalité de notre subconscient. On se retrouvait la paix dans l'âme, l'un à l'autre, l'autre pour l'un. Je l'avais perdu, je m'en souvenais plus, je l'ai retrouvé par ses détails d'homme nu. J'ai chassé toute ma vie ces instants, j'ai fuis le singulier, abandonné l'unique, craché sur l'inimitable. J'ai fait de ces hommes des nombres dont nul ne se soucierait plus.. J'ai vendu mon âme pour quelques dollars.. Et maintenant, maintenant je suis au creux de la réalité, dans sa juste irrégularité, celle qui fait de nous des êtres unique, sublime..
Mais maintenant, il me reste à vivre.. Vivre la perfection de nos imperfections. Vivre à la déraison..