Urgences Ascenseurs

Stéphane Rougeot

Un service des urgences d'un genre particulier, qui ne se prend pas au sérieux.

— On la perd ! On la perd !

L'ambulance des pompiers fonce à toute allure, gyrophares en action et sirène hurlante. La circulation est relativement fluide. La nuit, bien que peu avancée, enveloppe déjà de sa profonde obscurité la petite ville de province. Une fine pluie a rendu la chaussée légèrement glissante.

La couleur caractéristique du véhicule a perdu de sa superbe depuis la disparition de l'astre des jours, pourtant les reflets de l'éclairage public et des devantures illuminées de mille éclats scintillent sur chacune des gouttelettes parsemant la carrosserie.

Vous serez d'accord avec moi : comme le bolide est lancé à toute vitesse, ce genre de détail n'interpelle personne. Mais on m'a demandé de poser l'ambiance dès les premières lignes, alors je m'exécute du mieux que je peux, sans prendre de gants.

Devant lui, tout le monde tente de s'écarter précipitamment de sa trajectoire, non pour lui faciliter le passage, mais pour éviter une mort certaine. D'ailleurs, ça serait plus simple de le faire suivre par un corbillard qui ramasserait, à l'image d'une voiture-balai, les corps des vaincus au fur et à mesure qu'ils s'écroulent.

 

À l'intérieur, le personnel est au complet.

Un petit chauffeur trapu aux cheveux grisonnants manie d'une main experte le volant. Le crissement des pneus ponctue la course effrénée. Parfois, il grimace en percutant d'autres véhicules plus ou moins violemment, mais sans occasionner de dégâts critiques. Son silence n'a d'égal que la concentration dont il fait preuve, malgré l'échec de faire tomber toutes les quilles qui parsèment son chemin. Son regard est rapide, repérant chaque obstacle potentiel. Ses mains fermes tournent le volant à des moments et dans des amplitudes qui surprendraient la plupart des conducteurs amateurs. Ses pieds jouent des pédales avec la précision de Lars Ulrich. Il ne regrette qu'une chose : les services publics se contentent d'acheter les gros veaux de série sans y apporter la moindre amélioration pouvant accroître ne serait-ce que d'une infime once le plaisir de les piloter.

Mario, un pompier, grand brun à la carrure d'athlète comme vous pouvez l'imaginer dans vos fantasmes les plus fous, mesdames, spécialiste de ce type d'intervention, s'acharne sur des appareils émettant divers bruits, ainsi que des informations numériques qu'il semble être le seul à pouvoir interpréter. Ses gestes sont adroits, et font montre d'un savoir-faire et de nerfs à toute épreuve. Sa rapidité n'enlève rien à sa maîtrise. On pourrait croire qu'il actionne les boutons ou les interrupteurs au hasard, juste pour faire semblant, tel un acteur chevronné. D'ailleurs, je me demande si c'est pas le cas, tellement il le fait bien. Son visage sérieux ne laisse paraître aucun soupçon de ses sentiments ni du sort qu'il envisage pour ses clients. Bien qu'il se fasse un devoir de les sauver, il préfère garder un certain détachement et les considérer comme des clients – lui octroyant une obligation de résultat – plutôt que des anonymes dont il va bouleverser le destin, terrassant la faucheuse ou facilitant son œuvre, en fonction des cas. Il ne prend jamais le temps d'enfiler la blouse blanche ou les gants en latex qui font pourtant partie de la procédure officielle, aussi son uniforme noir ne laisse aucun doute sur son statut de combattant du feu et contribue bien malgré lui – mais à sa grande satisfaction – à s'attirer l'attention de la gent féminine.

Justement, Élodie, une assistante, dont la fraîcheur de la jeunesse n'a d'égal que son ignorance et sa naïveté, tente de suivre aussi précisément que possible les protocoles en pareille circonstance. Elle non plus ne perd pas pied – du moins en apparence – pourtant le rythme imposé ne lui convient décidément pas. S'en suit un décalage flagrant entre les deux personnes qui se disputent le faible espace disponible à l'arrière. Sa blouse courte et étroite contient difficilement ses vêtements civils, au corsage largement échancré que vient encadrer une longue chevelure blonde, auquel personne ne prête la moindre attention pour l'instant, à son grand dam, car elle a fait énormément d'efforts pour le rendre attrayant. Ses mollets fins et galbés surplombent une paire de chaussettes de sports blanche ainsi que des baskets au confort sans égal, mais totalement dépareillées du reste de sa tenue. Cela ne l'empêche pas d'écraser les orteils de son partenaire à plusieurs reprises, sans qu'il n'en montre rien tellement la jeune femme est légère.

La patiente, quant à elle, repose sur le brancard, aussi inanimée qu'elle puisse l'être, en proie au tangage, au roulis ainsi qu'au lacet auxquels est soumis l'ensemble du véhicule. Quand un mouvement plus important que les autres menace de la faire basculer au sol, il se trouve toujours un bastingage ou bien une main, pour la retenir et lui faire retrouver sa position initiale. Sans réaction depuis qu'elle a été découverte par l'équipe, son état est au centre de toutes les préoccupations, à l'exception de quelques lecteurs qui ont déjà décroché, mais qui vont vite nous rattraper si je glisse le mot sexe dans une phrase.

 

— On est sur le point de la perdre ! Dépêchez-vous, bon sang !

Le pompier, loin de céder à la panique, tente néanmoins d'instaurer une atmosphère brûlante dans le but avoué de maintenir un niveau d'adrénaline élevé auprès de ses collègues. Il sait par expérience que le calme n'apporte que relâchement et dérapages – surtout à lui-même. Sous pression, les gens donnent plus aisément le meilleur. Avec l'absence de réflexion, la flemme est dans l'incapacité de s'installer, car seuls les réflexes interviennent. À condition d'en avoir de bons, bien sûr.

Depuis son siège, le chauffeur scrute le rétroviseur intérieur, puis crie, pour se faire entendre malgré le vacarme assourdissant de la sirène :

— Quoi ? Vous l'avez perdue ? Cherchez bien, elle a pas pu aller très loin. Mon ambulance est pas si grande !

— Mais non, bon sang ! On la perd ! Ça veut dire qu'elle est sur le point de nous claquer entre les pattes !

— Ah, OK. M'en voulez pas, je suis qu'un bête chauffeur de rallye, vous savez. J'ai pas l'habitude de votre vocabulaire spécifique.

Le conducteur ajoute, en cherchant la patiente dans le bout de miroir accroché au centre du pare-brise, tout en gardant malgré tout un œil sur la route :

— Tiens bon, ma p'tite dame ! T'en as plus pour très longtemps… Euh… Avant qu'on arrive…

— Dépêchez-vous ! Je vous dis qu'on la perd !

— Hé ! Ho ! Pas d'excitation, je fais de mon mieux. Mais j'ai pas eu le temps de réparer les freins avant de partir, alors je peux pas aller trop vite, sinon les autres voitures vont plus nous ralentir assez et on va perdre le peu d'adhérence qu'il nous reste.

Mario ouvre de grands yeux :

— Les autres voitures ?

— Oui, quand on les frotte ou qu'on les percute.

— Ah, c'est donc ça, les secousses ?

— Sûrement, sinon ça peut être les virages que je prends des fois un peu trop vite. C'est mouillé, ça glisse, par endroits.

— Dans ce cas, ralentissez, faudrait pas aggraver la situation de la patiente !

Suite à un appui prolongé sur la pédale du frein, le fourgon ralentit fortement. Lorsqu'il se rend compte de leur vitesse devenue exagérément faible, le pompier s'exclame :

— Mais faudrait quand même arriver avant l'an prochain…

 

En effet, ce soir a lieu le réveillon de la Saint-Sylvestre. Là, vous faites le rapprochement avec les devantures qui se reflètent sur la carrosserie, n'est-ce pas ? Réputé pour précéder généralement une nouvelle année, il l'est également pour constituer l'une des pires gardes de tous les services d'urgences du monde entier. Comme si tout un chacun attendait pile ce soir-là pour attraper des maladies, avoir des accidents ou faire des malaises. D'ailleurs, il serait risqué d'aborder le sujet des fausses alertes devant ces professionnels si l'on ne souhaite pas les énerver. Contentons-nous de les observer discrètement.

Le chauffeur s'éclate tout seul dans son coin :

— C'est trop marrant, on se croirait sur un circuit ! J'adore faire du kart, je vous ai jamais raconté ? C'est un peu différent du rallye, mais c'est bien plus…

Lorsqu'il jette un coup d'œil à l'arrière, il se rend compte qu'il ne reconnaît pas ses partenaires d'une balade :

— Ah, non, je crois pas qu'on a déjà fait équipe ensemble, jusque là. Des fois, on se lance des défis, comme jamais freiner, jamais lâcher l'accélérateur, toujours doubler du même côté, ce genre de trucs débiles. Ça apprend beaucoup plus de choses qu'on imagine. On s'améliore, on découvre des techniques efficaces en fonction des circonstances. Et surtout ça met du piment dans les courses.

La fille étant plongée dans une concentration intense pour ne pas se laisser submerger, c'est le pompier qui participe à la conversation :

— Vous faites des courses avec des ambulances ?

— Hé ! Non ! Enfin, sauf quand je suis en plein boulot et que je tombe sur un féru de conduite sportive qui essaie de rivaliser avec moi…

— Et si je vous lançais le défi qu'on arrive tous en vie, en un seul morceau, et autant que possible indemnes ? Y compris celle du brancard ?

— Ça serait une première pour moi cette semaine, je vous le cache pas. Mais j'accepte le challenge ! On met quoi en jeu ?

Le pompier ne voit pas où le conducteur veut en venir :

— En jeu ?

— Ben oui, faut motiver les participants. Une récompense, un gage, ce que vous voulez.

 

Après une courte réflexion, l'homme à l'uniforme noir lance :

— Tant que c'est pas fini, je vous parle technique.

Cette fois, c'est au tour du pilote de ne pas comprendre :

— C'est-à-dire ?

— Tension faible. Perte des réflexes myotatiques. Aucune réaction suite à…

— OK, c'est bon, j'ai compris.

— D'accord, alors c'est parti. Aucune réaction suite à l'injection de 5 cc de HETG 46. Faible sursaut de l'activité…

Le pompier est interrompu par l'assistante, figée comme si elle essayait de réfléchir pour une fois – ce n'est pas de l'humour primaire anti-blondes, si elle avait été brune ou rousse, j'aurais eu la même remarque – le regard plongé sur la patiente :

— Mais qu'est-ce qui lui a pris de faire ça ? En plus, elle était bourrée !

— C'est peut-être la cause, non ?

La fille observe des marques flagrantes de liens à plusieurs endroits. Sa main vient couvrir ses narines tellement les vapeurs d'alcool l'écœurent.

 

Mario continue :

— Elle a mis toutes les chances de son côté pour pas se louper.

— Oui, c'est pas la première fois, d'ailleurs. Regardez ici.

Elle pointe du doigt d'autres traces, plus anciennes, avant de demander :

— C'était quoi, à votre avis ?

— Sûrement une section de l'alimentation des organes vitraux.

— Vitraux ?

Le pompier ignore la remarque et poursuit :

— Elle a déjà été sauvée de justesse l'autre fois, c'est une méthode habituellement très efficace. Elle a un bol inouï d'être encore en vie. Enfin, si on arrive bientôt, parce que nos moyens sont limités, ici.

— Aujourd'hui encore, c'était moins une. Heureusement qu'on nous a appelés à temps.

— J'aurais pas ton optimisme, ma petite. Elle n'est pas encore tirée d'affaire ! Tu voudrais pas reprendre tes soins, s'il te plaît ? Juste histoire d'augmenter un peu ses chances ?

La fille se remet à l'ouvrage, mais maintenant qu'elle est lancée, elle ne s'arrête plus de parler :

— Oui, mais bon. Ça doit cacher quelque chose de grave. Elle sait comment faire pour pas se louper, elle recommence… Un mal-être ? De la maltraitance ? Voire pire ?

— Tu veux dire qu'elle va recommencer jusqu'à réussir ? Il y a des chances, oui. C'est loin d'être une ado qui ne cherche qu'à attirer l'attention sur elle.

— Mais alors… À quoi ça sert qu'on s'évertue à la sauver ? On ferait pas mieux de lui accorder sa victoire ?

— Je suis pompier, moi, pas psy ou politicien. Mon boulot c'est pas de réfléchir, mais de sauver. Euh… De sauver sans trop réfléchir à autre chose que sauver, parce que faut quand même un peu réfléchir pour pas aggraver la situation. Alors j'essaie de pas réfléchir, comme d'habitude, comme je sais le faire. Je fais ce que je peux pour la sauver. Et tu ferais mieux de m'aider un peu mieux que ça et de pas réfléchir, toi non plus ! Sinon t'auras pas une bonne appréciation pour l'intervention et ça risque de porter préjudice à ton stage.

Si même ce Mario qui n'est pas du tout un complice, je le jure, se met à chambrer la blonde, je n'ai plus de raison de me justifier.

 

Bientôt, les sirènes résonnent fortement avant d'être brutalement coupées, lorsque le fourgon entre dans le box de stationnement situé devant l'entrée des urgences.

Le pompier ouvre les portes arrière d'un geste vigoureux sans chercher à les retenir. Elles se bloquent automatiquement une fois en bout de course. Il saute lestement sur le ciment, puis commence à tirer le brancard en s'assurant que les pieds à roulettes se mettent bien en place.

L'assistante porte un appareil relié à la patiente ainsi que quelques instruments, ce qui la contraint à suivre le cortège de très près dans une position inconfortable, bras tendus et trottinant aussi vite que ses mollets le lui permettent.

Cette attitude n'est pas très sensuelle, j'en conviens, mais je ne fais que raconter. Si vous cherchez du sexe à toutes les pages, je peux vous conseiller d'autres lectures, c'est pas du tout le genre de la maison, même si parfois ça rendrait mon boulot moins monotone.

Le sas s'ouvre automatiquement à leur passage, et ils débouchent alors dans une grande salle en pleine effervescence.

 

Tout de suite à gauche, le bureau d'accueil est occupé par une femme entre deux âges, les cheveux roux et bouclés. Sa corpulence témoigne de longues années de sédentarité, lui octroyant une expérience bien moins remplaçable que sa minceur à jamais perdue. Elle regarde distraitement le cortège qui débarque. Il est difficile de dire si elle parle machinalement en sourdine dans le micro-casque téléphonique accroché sur sa tête ou bien si elle mâche un chewing-gum au goût de menthe depuis longtemps disparu. À moins que ce ne soit les deux en même temps. Sur le guichet, un petit aquarium en forme de boule contient un unique poisson rouge qui, heureusement pour lui, ne dispose pas de suffisamment de mémoire pour s'ennuyer des deux brins de plantes vertes qui ondulent au rythme de ses nageoires.

Sur la droite, un emplacement de lit vide semble attendre la prochaine âme en détresse dont le corps est sur le point de lâcher. Un rideau permettant de s'isoler à des fins de consultation est grand ouvert, et du matériel technique, constitué d'appareils autant que d'outils inquiétants, traîne sur une paillasse.

Pour être totalement honnête, les outils n'ont absolument rien d'inquiétant, mais l'ambiance générale qu'on me demande de retranscrire impose cette petite digression.

Un peu plus loin, un autre rideau dissimule cette fois ce qui se passe derrière. Une certaine agitation, combinée à des bruits de métal et de liquide, semble indiquer une situation critique. Parfois, un coude ou une autre partie du corps d'un des membres du personnel vient marquer de manière tout à fait éphémère une bosse sur la toile de plastique.

Au centre, des employés travaillent dans un petit open-space, ignorant totalement les nouveaux venus, habitués qu'ils doivent être à une agitation permanente. Ils ont depuis longtemps appris à relativiser les urgences, laissant à ceux dont c'est la tâche, le soin de s'en occuper.

Pour terminer, tout au fond, plusieurs bureaux sont alignés contre le mur, décoré de quelques photos personnelles ou dessins d'enfants, côtoyant des calendriers pour adultes. Des tonnes de paperasse y sont entassées, dissimulant à la vue les quelques personnes qui y travaillent, que ce soit pour répondre aux appels de détresse ou remplir des dossiers.

De longs néons traversent le plafond assez haut, jetant une lumière bleutée et scintillante sur la scène et empêchant de distinguer des tôles ondulées du plus mauvais effet.

 

Il semblerait que de l'aide soit requise à l'entrée.

Mario lance à la cantonade :

— On a besoin d'aide, par ici !

Ah, c'est exactement ce que je viens de dire. Je sens qu'un climat de confiance s'instaure entre nous.

Josiane, une jeune femme préposée à la réception des ambulances, débouche de nulle part et s'approche du cortège en trottinant :

— Qu'est-ce qu'on a ?

Tout en poussant le brancard dans la direction du box disponible que la nouvelle venue lui indique, il procède à un rapide résumé :

— Tentative de suicide par pendaison.

— Combien de temps elle est restée pendue ?

Le pompier hésite :

— D'après le peu de signes de réactivité, sûrement trop longtemps.

— Et qu'est-ce que vous lui avez injecté ?

— Un peu de produits aqueux et lipidiques, beaucoup de courant par impulsions, mais sans grand résultat, et un calmant en comprimé à avaler sans eau.

Josiane fronce les sourcils, visiblement surprise :

— Un calmant ? Pourquoi pas en intra ? Elle a été consciente durant le transport ?

— Consciente, non. Mais complètement bourrée, ça oui !

Élodie reste en retrait, comme intimidée par le lieu. C'est la première fois qu'elle se trouve là. D'habitude, elle va dans le centre de la grande ville plus au nord, bien mieux équipé et nettement plus fréquenté. Elle aurait presque l'impression de déranger un service de bureaucrates, si ce n'était le réveillon, je vous le rappelle.

 

Josiane demande de l'aide en haussant la voix :

— Quentin ? Tu peux venir, s'il te plaît ? On a sérieusement besoin de tes compétences à l'entrée !

En attendant, elle branche d'autres appareils sur la patiente.

Un grand gaillard assez mince, les cheveux en bataille et une barbiche entourant le menton et la bouche, se lève de sa chaise, au fond de la salle, faisant dépasser sa tête au-dessus d'une énorme pile de dossiers. Il observe attentivement les nouveaux arrivés avant de s'approcher, d'un pas nonchalant. Sa voix est assez haut perchée :

— Vous avez dit bourrée ?

Alors que le pompier acquiesce d'un hochement de tête, le grand cogne sur la paroi d'une phalange, provoquant un son sourd.

Immédiatement, quelqu'un lui répond à l'identique.

— Ah, oui, elle a bien l'air bourrée.

— C'est pour ça que j'ai glissé le comprimé par une fente, j'avais pas d'autre moyen. L'intraveineuse, c'était hors de question.

Cette fois, c'est Quentin qui hausse le ton :

— J'ai besoin d'un coup de main pour une ouverture forcée, les gars !

Une voix surgit de partout à la fois, résonnant sur tous les murs :

— Tu veux qui ?

— C'est un gros modèle, venez tous les deux, ça sera pas du luxe !

 

L'assistante blonde et décolletée sort de sa léthargie :

— Vous… Vous allez pas essayer de la sauver ?

Quentin prend un sourire condescendant :

— Les humains passent avant tout, ma petite. Si on peut, on la sauvera, mais uniquement dans un second temps.

— Si elle a tenté de mettre fin à ses jours, ça doit être grave, non ?

Le grand mince secoue la tête :

— Pour l'aspect psychologique, c'est pas de notre ressort, je regrette. On passera la relève à un autre service, si besoin.

Deux hommes, le premier de taille moyenne, et le second relativement ras du sol, se placent à côté de Quentin, façon frères Dalton, ce qui fait sourire le pompier malgré la gravité de la situation.

Celui du milieu croise les bras :

— Alors c'est ça ?

Le petit enfile ses mains dans ses poches :

— Tu veux qu'on procède selon quelle méthode ?

Quentin fait le tour du brancard en contrôlant plusieurs points, puis revient vers ses collègues :

— On va tenter en « T » !

 

Tandis qu'Élodie et son esprit juvénile s'imagine un fantôme sortant de la cabine, le pompier est curieux :

— C'est quoi ? Vous prenez des feuilles de thé ? C'est pour la méthode ou pour le jeu de mots ? Ou bien vous voulez boire avant de commencer ?

Quentin secoue la tête :

— Non. « T » comme toit. On va ouvrir le toit, c'est la paroi la plus fragile sur ce type de cabine. Et faut pas qu'on traîne si on veut pouvoir sauver tout le monde. Ils ont déjà pas mal morflé.

Avec des gestes calmes, il fait signe à ses hommes d'empoigner des pieds de biche, tandis qu'il attrape et enfile une paire de gants au cuir fatigué, témoignage d'une longue et intense carrière.

Ils mettent moins d'une minute pour forcer la fine cloison qui occupe l'extrémité haute de la patiente. Pourtant, l'opération est délicate, en raison de fils électriques, de lampes, d'un haut-parleur diffusant une musique d'ambiance en sourdine – ressemblant étrangement à du Maître Gims, une véritable torture pour les tympans, vous pouvez pas imaginer – enfermés dans la paroi, ainsi que divers petits objets qui ont dû tomber dans la gaine depuis un certain temps et qui sont coincés dans l'armature : un briquet, un reste de kebab moisi, mais encore croustillant, un billet de 150 € froissé, un squelette d'orteil humain que personne n'a jamais réclamé ainsi qu'un caniche squelettique, mais vivant.

 

Dès que c'est chose faite, des acclamations de soulagement fusent de l'intérieur, alors que des mains dépassent de l'ouverture en s'agitant.

Trois personnes sont extraites.

Un homme porte un costume de Tigrou et saute de joie autour du brancard.

Ensuite vient une femme en CatWoman qui ronronne de bonheur.

Pour terminer, une fillette d'une dizaine d'années est habillée en princesse toute en blanc et en dorures. Collée à sa mère, elle reste calme, certainement impressionnée par l'expérience qu'elle vient de vivre, mais également par tout ce monde.

Le premier prend la parole :

— Ah, merci beaucoup ! On étouffait, là-dedans.

En effet, ils transpirent tous abondamment, et leurs costumes humides ont perdu de leur superbe. Ils dégagent également une odeur âcre désagréable – quoiqu'un tantinet excitante – mais personne ne le leur reproche.

— On partait à une fête déguisée.

Remarque totalement inutile de la part de la mère qui n'a rien trouvé de mieux pour manifester son retour à l'air libre.

Quentin, le visage barré par un sourire satisfait de celui qui a fait son taf, l'écoute avec condescendance :

— Ah bon ? On n'avait pas deviné.

La fillette observe la cabine éventrée de la tête :

— Qu'est-ce qui lui est arrivé ? Elle avait une migraine ?

L'homme de taille moyenne s'approche d'elle, s'accroupit et prononce délicatement :

— La gentille cabine a tenté de mettre fin à ses jours, vraisemblablement suite à une dépression. Elle travaillait sûrement beaucoup trop de la tête.

— Tu veux dire quoi, monsieur ? Qu'elle a voulu se faire sauter la cervelle ?

— Euh… Oui, on peut le formuler comme ça. Même si techniquement c'est pas trop sa cervelle qu'elle visait.

La gamine, vraisemblablement très éveillée, demande :

— Et nous avec ?

— Ce n'était sûrement pas prémédité, mais oui, vous avec. Désolé, petite. Elle était sûrement très méchante de vouloir faire ça.

— Pourtant je l'aimais bien, moi. Elle m'évitait de monter les escaliers à pieds.

 

Quentin se tourne alors vers le pompier :

— Vous devriez les conduire à l'hôpital, pour s'assurer qu'ils vont bien. Physiquement, d'abord, mais aussi mentalement. C'est souvent éprouvant, comme expérience.

La femme-chat se défend :

— Ah, mais on va bien, je vous assure. Et on doit se dépêcher pour arriver avant que la fête se termine ! Moi, j'ai pas envie d'avoir enfilé ce put…

Elle s'interrompt avec un coup d'œil à sa fille avant de reprendre :

— Ce « putruc » pour rien !

L'homme se penche dans la cabine et attrape un sac en plastique contenant un cadeau bien emballé et avec un beau ruban bleu.

Quentin est intraitable :

— C'est ce qu'ils disent tous.

 

Il lance dans la direction du bureau d'accueil à l'entrée :

— Lily, tu préviens Saint-Jacques qu'ils arrivent, s'il te plaît ?

La réponse lui parvient instantanément de la rousse :

— Tout de suite !

Il sourit à la femme féline :

— Vous voyez ? Plus le choix, maintenant.

Le couple soupire. La gamine, quant à elle, se réjouit :

— M'en fiche, de toute façon, je l'aime pas, Zoé, moi.

Son père la gronde gentiment :

— Voyons, Mélanie, c'est pas bien, de dire ça !

— Mais elle fait rien qu'à m'embêter à l'école ! C'est vous qui insistez pour y aller. Soi-disant que vous aimez bien ses parents pour les déguisements et tous les jeux… J'ai toujours trouvé ça louche, moi, que mes parents aiment jouer avec d'autres parents. C'est quoi, comme jeux ? Pourquoi vous allez toujours vous enfermer dans leur chambre pour jouer ?

Embarrassés, le tigre et la chatte cherchent à changer de sujet :

— Euh… On y va ?

— Oui, faudrait se dépêcher, on a encore de la route, nous.

— Dis « au revoir », Mel.

 

Le pompier rassemble sa petite troupe, assistante comprise, mais ne peut s'empêcher de poser une dernière question, en regardant la cabine :

— Vous… Vous allez la sauver, n'est-ce pas ?

Quentin est déjà à l'ouvrage, en branchant un gros appareil sur sa dernière patiente. Il tourne la tête vers Mario, et siffle entre ses dents :

— On va la sauver, vous en faites pas. Faudra qu'elle passe en service psy, aucun doute là-dessus, mais elle est hors de danger, maintenant.

Le petit technicien observe la paroi qui est maintenant appuyée contre le brancard et prend un ton rassurant :

— Elle sera indemne. Extérieurement, en tout cas. Sauf quelques cicatrices, bien sûr. Un petit souvenir.

Le pompier ajoute :

— Merci, les gars ! Merci !

Avant de sortir, il essuie un œil devenu trop humide.

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