Utopie

flemingrob

Décembre 1982. L’hiver bat son plein. Les fenêtres du café sont complètement embuées, les bourrasques de vent couvrent de temps à autres les conversations pourtant animées de l’endroit.

Pratiquement un an de veuvage. Une belle date anniversaire à fêter après toutes ses années de privation et de contraintes. Mes amis d’infortunes défilent, les parties de belotes défilent, les canons de rouges défilent, la journée défile. Tournée sur tournées, l’ultime dernière pour la route arrive pourtant ! Toujours trop tôt. La dernière étape avant le retour à la solitude.

A peine un pied mis en dehors du troquet, le froid pénétrant de la rue me saisit. Je remonte le col de ma vieille gabardine, le kilomètre à pied pour rejoindre ma grande maison vide du bout de l’impasse s’annonce long et laborieux… Très long, trop long… La température doit vraiment être largement négative, je suis rapidement complètement frigorifié. Froid, gris et terne, le temps sait merveilleusement bien se mettre au diapason du paysage apocalyptique de la région. Titubant dans le noir de la rue, je dépasse une à une les façades toutes identiques. Uniformité désespérante…

Le trop plein d’alcool coulant dans mes veines, la progression n’est pas aisée. Des silhouettes se distinguent de temps à autres aux fenêtres. Me moquant certainement comme un vieil ivrogne seul et visiblement considérablement éméché. Si j’en avais la force, je leur cracherai à tous ma détresse à la gueule !

La dernière maison apparaît. Je pousse péniblement le portail, traverse en tanguant les quelques mètres de jardin, dont l’entretien a été abandonné ces derniers mois, gravit enfin les trois dernières marches et, enfin, mon graal est là : la porte d’entrée se dresse fièrement !

Poche gauche, rien. Poche droite, rien. Et merde, où ai-je pu mettre ces putains de clés ! Si seulement, j’avais eu le courage de réparer l’éclairage de la marquise … Je me rappelle : le pantalon ! Elles sont dans le pantalon…

Ah, les voici enfin, l’heure de s’avachir lourdement sur mon lit pour un lourd sommeil sans rêves, ni espoir a enfin sonné. Enfin, dès que j’aurais réussi à ouvrir cette satanée porte… Pourquoi s’éloigne-t-elle à l’approche de la clé ? Pourquoi se rapproche-t-elle alors que j’éloigne la clé ?

J’enlève mes gants. Mes doigts s’engourdissent immédiatement au contact du froid polaire. Mais, merde, quelqu’un a changé la serrure dans la journée ou quoi ! Mes mains deviennent de plus en plus insensibles et sclérosées… Je n’en peux plus, je veux dormir !

Les clés tombent. A genoux, je réalise que je n’en peux plus. Seul dans la nuit frigorifique d’une région morose, la mélancolie m’envahit… Les souvenirs me reviennent…

La femme, matrone autoritaire et tyrannique, devenue la folle parano du quartier nous éloignant inlassablement des amis et de la famille au fil des ans.

Le retour fils du fils unique prodigue après le décès de sa mère. Mauvais à l’école, mauvais dans ses choix de vie, mauvais pour s’imposer dans la vie… seul son foie est à la hauteur pour supporter les innombrables tentatives d’oublis dans l’alcool.

La petite fille dépressive ayant tout plaqué pour s’enfermer dans le rôle de femme au foyer monomaniaque.

L’arrière petit fils aussi unique que moi, preuve ultime du goût immodéré de la l’exclusivité de la famille.
Descendance ultime que je n’ai pu rencontrer qu’une seule fois et, encore, grâce au veuvage ! Un petit bout de choux de 6 ans courant désespérément après son ballon en beuglant des « ‘ega’de, g’and papi, ‘ega’de ! »

Mes paupières sont lourdes, mon corps s’engourdit peu à peu au fur et à mesure que les effets de l’alcool s’estompent. La vision de ma descendance encore remplie de naïveté, ses utopies devant lui, me fige un sourire sur le visage… Je le sais maintenant, je ne retrouverai jamais ni mes clés, ni mon lit douillet…

Ainsi naîtra ma légende de l’aïeul mort dans le froid picard après une journée de beuverie ! Le secret de famille honteux qui se murmurera pendant des décennies lors des repas de famille…

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Utopie sur l'album Une vie formidable des Vieilles Pies (2010)

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