Vacances à Venise

charlenerb

Il m'avait annoncé ça sans chichis, sans détour : "On part à Venise. On a besoin de vacances, de soleil, de détente. D'oublier le quotidien qui nous colle à la peau, les disputes pour les petits riens, les absences qui te font mal et les retours toujours trop courts." Il m'avait prise par surprise. Une bonne surprise, parce que c'est vrai que je rêvais d'autre chose, de vacances, de repos. Les derniers mois nous avaient apporté leur part de chamboulement, de ceux qui transforment une vie, mais cela ne nous concernait pas, pas directement du moins. Nous étions touchés de loin, assez pour avoir besoin de vacances mais pas au point de ne jamais vouloir en revenir. Il y avait d'abord eu la grossesse de ma fille. Mon aînée, mon premier bébé, celle qui m'avait faite mère. Je l'avais rêvée avocate, grand reporter ou politicienne. Elle s'imaginait seulement maman. Et maintenant ça y était, nous nous étions rejointe dans un rôle commun et je m'en découvrais un autre : celui de grand-mère. Ce n'était pas pour me déplaire, le premier choc passé je m'étais faite à cette idée. Je suis loin d'être le genre de femme à refuser d'être appelée mamie par peur de la vieillesse. Etre grand-mère ne veut pas forcément dire être vieille, être grand-mère c'est aimer et chérir sans la contrainte de l'éducation, seulement du bonheur. Lui, il ne le voyait pas comme ça, il disait que ça ne le touchait pas vraiment, qu'il était grand-père mais pas tout à fait parce que ma fille n'était pas sa fille. Elle, elle s'en fichait, beau-père ou père quelle différence ? Pour son petit il n'y aurait que des papis. Et puis on voyait bien que sous ses airs bourrus il était déjà gaga de ce petit homme, alors il pouvait bien avoir l'air détaché ça ne trompait personne!

Le deuxième hic ça avait été mon ex. Le père de mes enfants, mon ex-mari depuis déjà six ans. Six ans de hauts et de bas. Le divorce s'avérait parfois pire que le mariage. Entente cordiale, grosses engueulades, compromis, nous avions connus toutes les émotions, les états et les humeurs possibles et imaginables. On en était arrivé au point de non-retour. Au moment où quoi qu'il se passe tout a été dit et surtout trop dit, et seul le silence peut effacer les drames et les blessures. Je pense que comme le deuil, la séparation doit passer par certaines phases mais nous ne les avions jamais traversées au même moment. Il ne restait plus qu'une totale incompréhension et un fort sentiment d'impuissance. Pour ma part en tout cas. J'avais décidé de rompre tout contact avec cet homme pour aller de l'avant, pour éviter de souffrir et me retrouver dans les méandres du passé chaque fois que l'envie lui prendrait de sortir de ses gonds. A la fin de l'été j'étais vidée. Epuisée d'avoir trop ri et trop pleuré, de m'être fait trop de soucis et de n'avoir voulu penser à rien. Et c'est là qu'il m'a parlé de Venise.

L'Italie j'en rêvais. Peut-être pour son côté romantique, peut-être parce que je n'avais pas pû pleinement profiter de la beauté du pays la seule fois où j'y avais séjourné. J'avais passé des vacances familiales à Florence, mais Venise ! Venise c'était l'amour, les gondoles sur le canal, les masques colorés, les ruelles ombragées. Venise c'était les romans sur les conspirations des doges et les peintres de la Renaissance. Venise c'était le mythe de l'amour et le besoin de conjurer le sort, pour moi qui y avait passé une journée pitoyable dans mon ancienne vie. En vérité, Venise était ce dont j'avais désespérément besoin. Et la cité était à portée de main.

Quand j'y repense, je me souviens encore des bruits de l'aéroport. Le brouhaha des gens sur le départ, les cris de joie de ceux qui se retrouvent après une longue attente. Je me souviens des odeurs de parfums des magasins duty-free mélangés à celles plus sucrées de la boulangerie ambulante. Nous avions bu un verre à la terrasse du café d'en face avant d'aller nous enregistrer. Il faisait beau. Nous n'avions pas parlé de mon ex-mari, ni du bébé de ma fille, ni de mes deux autres enfants ou des siens. Nous n'avions pas non plus parlé boulot, surtout pas du sien. En fait, nous n'avions parlé d'aucun sujet qui fâche et c'était plaisant. Comme une pause dans le temps, savourant à l'avance ce voyage que l'on allait faire ensemble. Peut-être était-ce un cadeau du destin, un instant de calme avant la tempête, quelques minutes de répit. En ai-je assez profité à ce moment-là ? Aujourd'hui je suis incapable de m'en souvenir. Au comptoir d'embarquement je me souviens avoir ri à une de ses blagues sur les voyageurs qui attendaient devant nous. Puis ça a été notre tour, et le verdict est tombé.

"Mon passeport est périmé ? Vous êtes sûrs ?"

Je me suis revue lui demander si j'emportais mon passeport et ma carte d'identité. Il m'avait répondu seulement l'un ou l'autre. J'avais fait le mauvais choix. Périmé, un mot comme une insulte. Je vois ses yeux qui me lancent des éclairs, son visage qui se ferme. Adieu Venise, même si je me sors de cette histoire je ne suis pas sûre de revoir un jour tes canaux, le souvenir de cet instant serait trop douloureux. Nous nous sommes dirigés vers la voiture pour rentrer et j'ai senti l'air lourd et moite comme avant un orage. Un coup d'œil au ciel a confirmé mes craintes : pas un nuage à l'horizon, l'atmosphère n'était irrespirable qu'entre nous. Il m'a regardé comme si on m'avait annoncé que j'avais un cancer. Ou plutôt non, comme si on m'avait diagnostiqué une maladie contagieuse et virulente, et qu'il était dégoûté par ma simple présence. J'ai cru un instant qu'il allait me débarquer au bord de la route et repartir sans moi mais il ne l'a pas fait. Il était étrangement silencieux, concentré sur la route, sourd à mes excuses, muré dans ses pensées. Je me souviens m'être dit : je ne vais quand même pas le supplier. J'ai fait une erreur mais il aurait pu la faire lui aussi, il aurait pu vérifier mon passeport, il aurait pu me dire d'emmener aussi ma carte d'identité...

Et puis il a ouvert la bouche et les mots sont sortis. Honte, idiote, passé pour un imbécile, irresponsable. Voyage hors de prix, plus un sous, pas de boulot. J'ignorais qu'il existait autant de mots simples pour faire mal. Je connaissais les insultes, les provocations, mais ce n'était rien comparé au jugement de celui qu'on aime. Une erreur, une simple petite erreur avait transformé notre voyage romantique en chronique d'une fin annoncée. Mon amour protecteur se muait en prédicateur me montrant du doigt pour toutes mes fautes passées et présentes. Comment un simple passeport pouvait- il autant changer la vie d'un couple ? Comment un tampon administratif pouvait-il révéler à ce point la nature profonde des sentiments que l'on se portait l'un à l'autre ? La violence de ses propos, la hargne et la rage que je sentais dans ses paroles me firent douter un instant de la réalité de ce qui était en train de se passer. Était-il possible qu'il ne comprenne pas à quel point je me suffisais pour me faire des reproches ? Qu'il ne voit pas la tristesse que je ressentais à l'idée de ce voyage avorté, qu'il ne sente pas la culpabilité qui me terrassait déjà ? Au-delà de mon hébétude, je sentais gronder en moins une révolte inattendue. Qu'est ce que la force d'un amour s'il ne peut pardonner ce genre d'erreur ? Que deviennent les promesses si elles sont si vite balayées par les doutes? Si au moindre faux pas on nous taxe d'irrécupérable, si lorsqu'on trébuche, la main à laquelle on voudrait se retenir nous pousse sur le côté?

En arrivant chez nous, il n'y avait plus rien. Ni sentiment, ni émotion, ni question. Seulement le vide et une immense fatigue. Je me suis concentrée sur mon petit-fils qui était là et réclamait toute l'attention de ses parents. Si mon couple ne survivait pas à la nuit, que le leur se repose un peu. J'ai pris le relais et j'ai veillé le petit homme, il était la vie et je devais me focaliser sur ça. L'homme que j'aimais a quitté la maison le lendemain matin, moi j'ai rangé mon passeport. Cette nuit là, beaucoup de choses se sont jouées. L'amour, la violence des mots, la difficulté du pardon, la peur d'avancer l'un sans l'autre, mais aussi l'un avec l'autre. Les interrogations sur l'avenir et la crainte du passé. Ce passeport avait remis en question nos convictions et nos certitudes. Et puis un jour, il a fallu choisir : le laisser à jamais dans le tiroir ou prendre le risque de le ressortir. Chacun avec nos doutes et nos raisonnements intérieurs, toutes ces petites choses qu'on gardera à jamais en nous et pour nous, l'un et l'autre nous avons tranché.

Un an plus tard nous nous sommes mariés.

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