Vagabondages

wildstyle

Concours de Nouvelles des éditions Belfond et l'auteure Françoise Bourdin. Contrainte de thème: le personnage principal est un cheval.

Je n'ai pas de nom, car je n'ai toujours appartenu qu'à moi-même.
Je suis la liberté la plus entière. Je suis la pureté sous toutes ses expansions. Je suis la communion avec les éléments et l'union avec la nature.

En ce qui me concerne, je n'ai jamais vécu en compagnie d'humains. Ma race est dénommée Australian Stock Horse.  Mon corps chevalin est gracieux, tonique et léger; presque aérien. Ma robe flamboie d'un alezan brûlé. 
La seule chose que j'appréhende est le sur-place; au propre, comme au figuré. Je mène une vie nomade dans les vallées sans fin de l'Océanie. Je ne poursuis que mes instincts, et mes envies. J'ai une confiance absolue en l'Univers qui répond à chacune de mes requêtes. C'est ainsi que je vis, paisible et à jamais reconnaissante, dans une harmonie qui transcende tout.
Le monde extérieur n'est qu'une projection de ce qui nous nourrit tous à l'intérieur. Et de ce que nous choisissons de nourrir. Je ne me cherche plus désormais, car je me suis déjà trouvée, perdue, puis retrouvée. Mon unique ambition aujourd'hui, c'est d'éprouver, de déguster, et de déverser ma propre paix, et ma sérénité.
Pour comprendre qui je suis, vous devez d'abord comprendre d'où je viens. Mon histoire est, comme la vôtre d'ailleurs, un long voyage à travers le temps et l'espace. Ce sont mes diverses péripéties qui m'ont menées au choix d'être telle que je suis en ce jour, sous cette forme bien précise. En effet, je n'ai pas toujours vécu sous mon aspect actuel. Mon corps a changé à maintes reprises à travers les âges. J'ai dû évoluer et travailler sur moi-même de façon constante afin de mériter le corps d'équidé que j'habite désormais. Mes efforts ont été payants, car je jouis à présent de la quiétude la plus totale.
Ma première apparence fut humaine. Je suis née en tant que femme en moins deux cent quatre-vingts trois. Je faisais partie des peuplades celtes établies à Swansea, au Pays de Galles. Nous étions alors en plein second âge du fer. J'étais l'aînée d'une famille de six enfants, dont quatre filles et deux garçons. Mes parents m'avaient prénommée Aslinn, ce qui signifie "rêve" car, une nuit, ma mère avait vu en songe qu'elle aurait prochainement une fille. Je suis née le premier août, ce qui correspondait à notre fête religieuse de Lugnasad. C'était une fête importante et bénie où l'on célébrait la paix, l'amitié, la prospérité et l'abondance. Ce jour-là, on réglait tous nos litiges. Mon peuple profitait de cette journée pour se rassembler dans la joie et partager de bons moments, pour écouter poètes, musiciens et chanteurs. Les couples désireux de se marier attendaient parfois cette date spécifique pour échanger leurs consentements mutuels. On organisait des jeux, des joutes littéraires et des compétitions variées ; et petits et grands s'y amusaient. D'après ma mère, Dilwen, ce n'était pas un hasard que je sois née ce jour-là. Pour elle d'ailleurs, rien n'était jamais dû au hasard. Dans ce cas-ci, ma naissance en ce jour saint ne pouvait que présager l'irradiation de l'amour que j'étais destinée à propager, disait-elle. Ce jour de fête était donc l'emblème de l'union entre toutes les classes de notre société. Car, à cette époque, celle-ci était divisée en trois classes : l'une religieuse, l'autre militaire, et la dernière était composée de petits producteurs, artisans, éleveurs ou agriculteurs. Mon père, Deved, était orfèvre et vouait une passion absolue à la confection de bijoux jugés sublimes. Il était réputé pour ses techniques novatrices de ciselure, d'estampage et de gravure. Il connaissait les propriétés et vertus de chaque pierre qu'il incorporait à ses créations. Ma mère, quant à elle, faisait partie intégrante du sacerdoce. Elle était descendante d'une longue lignée d'oracles. C'est pourquoi elle était naturellement destinée à sa fonction de Vate, une prophétesse d'un statut religieux similaire à celui des Druides et des Bardes. Le rôle des Vates était varié, alliant la divination, la voyance et la médecine, et était accessible aux femmes. Ce type de dons se transmettant de mères en filles, j'ai également hérité des facultés occultes propres à notre famille, tout comme mes trois sœurs. Dès notre plus jeune âge, nous avons été éduquées à l'interprétation des signes que l'on percevait du monde environnant. De mon côté, cela se manifestait de multiples façons. Avant tout, je pouvais comprendre tout animal qui croisait ma route. S'il m'y autorisait, je pouvais pénétrer son âme et éprouver ses sensations. Il pouvait me partager ses plus belles joies, comme ses plus grandes afflictions. Celles-ci venaient majoritairement du traitement que les Hommes leur réservaient. La communication avec les animaux était la compétence que je préférais. Je la pratiquais avec ravissement pour satisfaire ma curiosité et découvrir des sensations qu'en tant qu'humaine, je ne pouvais pas connaître. Il me suffisait de penser à une question en regardant l'animal dans les yeux. Quand celui-ci souhaitait me répondre, je baissais les paupières et visualisais les informations qu'il me transmettait comme si je les vivais. C'est ainsi que j'ai pu voltiger avec des hirondelles, virevolter avec des papillons, plonger à contre-courant parmi les saumons, détaler dans les bois en compagnie des cerfs et des sangliers, creuser des galeries de taupes, me dandiner en tant que serpent et expérimenter la vie animale sous ses facettes infinies. Une autre de mes aptitudes était de faire des rêves dans lesquels des messages importants me parvenaient. Lorsque quelque chose m'échappait, je demandais aux forces de la nature de m'envoyer des réponses essentielles durant mon sommeil. De cette façon, j'ai un jour prévenu mon père de ne pas faire affaire avec un client. Il s'avérait que ce dernier ne prévoyait pas de le rémunérer pour une création nécessitant un travail fastidieux avec des pierres très rares. Une autre fois, mon jeune frère était tombé très malade. Deux nuits plus tard, je me suis réveillée en sachant exactement quelles plantes aller cueillir, et où les trouver. J'étais aussi dotée d'une incroyable intuition. Elle m'éclairait et me permettait d'avoir, en toutes occasions, le comportement le plus juste et adéquat, le plus vrai, et le plus élevé. J'avais, de plus, une empathie telle que je pouvais toujours savoir ce que quiconque ressentait rien qu'en observant son visage ou son corps. Alanaa, une de mes sœurs, pouvait quant à elle visualiser les intentions de toute forme de vie, donc émise par un humain, un animal, un végétal ou un minéral. Chaque intention avait son rayonnement propre auquel était associée une couleur bien spécifique. La couleur prédominante émergeait du centre de l'être, et se baladait en dansant jusqu'à son destinataire. Elle trouvait parfois très rigolo de suivre ces ondes pour voir où elles la mèneraient. Je savais également prédire le temps et ses variations. Je sentais l'arrivée des pluies qui nourriraient les récoltes et je savais quand les nuages allaient se dissiper et laisser place au Soleil. De même, je vivais en symbiose avec la Lune. Elle me révélait divers secrets mystérieux, m'expliquant par exemple la création et la naissance de notre Terre au gré de ses mouvements croissants et décroissants dans l'histoire. Elle me laissait percer le voile de la candeur humaine, et accéder à des savoirs universels ancestraux. Au fur et à mesure de ses développements individuels et collectifs, la plupart des humains oubliait ces connaissances élémentaires sur le monde. Cependant, les enfants conservaient jusqu'à un certain âge cette sagesse, puis la majorité d'entre eux la perdait généralement en grandissant. De toutes les vies que j'ai menées, celle-là en particulier a été pour moi la plus belle. C'était comme si le Ciel avait accouché de moi, me transmettant par la même occasion l'amour le plus profond afin de le répandre sur Terre. Tel était le dessein que je m'étais attribué. Mes pensées, mes paroles et mes actes n'abondaient qu'en ce sens bien précis. Ma vie durant, je me consacrais à rendre les gens qui croisaient mon chemin plus heureux. Je voulais les éclairer dans leur processus de connaissance d'eux-mêmes. Je souhaitais les aider dans le développement de leur propre cohérence. Lorsque j'étais Aslinn, ma mère m'avait bien expliqué le fonctionnement de l'univers. Elle me disait que nos vies sur Terre se répétaient inlassablement jusqu'à ce que nous ayons appris notre leçon. Nous devions, en tout temps, chercher d'abord à comprendre ce que nous n'étions pas, afin de nous en écarter simplement au long de nos diverses expériences. Ainsi, nous avions de plus en plus d'informations et d'éléments quant à ce que nous étions vraiment. Et nous devions toujours nous efforcer de découvrir qui nous voulions être et développer notre vraie personnalité. Pourtant, elle m'avait prévenue que c'était cela le travail le plus ardu. Dissocier qui l'on est de qui l'on n'est pas était déjà une tâche complexe, et cela demandait énormément de temps. C'est pourquoi, me disait-elle, chaque être pouvait naître et revenir sur Terre autant que nécessaire afin d'apprendre à se connaître lui-même. Ensuite, il fallait arriver à entretenir et à faire perdurer cette auto-connaissance tout le long de notre existence, et dans chacun de nos actes. Nos actes étant les preuves de la direction réelle de nos pensées et de nos paroles. D'après ma mère, les âmes passaient donc d'un corps à l'autre, d'une époque à l'autre et d'un endroit à l'autre. Parfois, si elles progressaient bien, elles pouvaient choisir certaines de ces variables, et jouir sur Terre du fruit de leurs efforts. Notre âme était toujours la même, l'unique nous caractérisant. Mais en s'incarnant, elle s'assurait la compagnie d'un mental (ou esprit) différent à chaque fois au vu de son apprentissage. Ainsi ensemble, ces deux-là habitaient des corps changeants également. Une fois née, la personne oubliait simplement tout cela, et elle devait le redécouvrir par elle-même. Autrement, le processus aurait été inutile, trop facile, voire ennuyeux. Sur Terre, certaines âmes parvenaient rarement, au travers de fulgurances, à se rappeler leurs données personnelles. D'autres, illuminées, n'avaient tout bonnement pas perdu le contact avec leur origine propre, leur essence, et leur vocation. C'est ainsi que, sachant cela, j'ai souhaité dès mes seize ans pactiser avec mon âme. Je lui ai promis de toujours la laisser me guider, et d'être à son écoute. Elle se manifestait à moi à travers mes intuitions et mes rêves. Elle me faisait part de ses besoins, ses désirs et ses espoirs afin qu'ensemble, nous puissions vivre des aventures extraordinaires. Suite à ce pacte, j'en apprenais davantage sur moi. Et plus j'en savais, plus j'en voulais. Insatiable, jamais repue. Le deal avec mon âme comprenait de satisfaire toutes ses requêtes, sans me poser de questions sur la finalité. Quelques fois, il fallait un très long recul temporel pour comprendre pourquoi une telle tâche m'avait été assignée à tel moment. J'avais développé envers mon âme la plus profonde des confiances, et la plus magique des reconnaissances. A l'âge de vingt-neuf ans, j'ai établi le plan des vies futures que je désirais aborder concrètement. Ma vie en tant qu'Aslinn avait duré, au total, soixante-huit ans. Je me suis alors laissée emporter par la vieillesse, et je me suis dirigée vers ma prochaine vie. Je m'étais, à l'époque, consacrée à l'entraide et à l'éveil des consciences. Par choix, je n'avais pas fondé ma propre famille, ni épousé quiconque. J'avais tout de même connu à certaines reprises la passion amoureuse et les plaisirs charnels, mais je ne me sentais fidèle à moi-même qu'en étant auto-suffisante, et détachée. Forte de mon amour pour les enfants j'ai décidé, dans mon existence suivante, d'éprouver les joies parentales. Je ne désirais tout de même pas en expérimenter les contraintes, c'est pourquoi je me suis choisi un corps d'homme.
Ma deuxième vie a débuté en moins cent-septante trois, au sein du peuple Dalmate. Il était issu des vastes et anciennes peuplades Illyriennes. Je suis né au bord de la mer Adriatique à Cavtat, une ville qui s'est développée dans la République de Raguse ou, comme vous l'appelez aujourd'hui, Dubrovnik. Quoi de plus naturel que le choix de naître en tant qu'homme dans une ville qui a pour devise: « La liberté ne se vend pas même pour tout l'or du monde » ! Je me nommais Mauro. J'étais pêcheur et je travaillais toute la journée durant pour subvenir aux besoins de mon épouse et de nos neuf enfants. Malgré nos difficultés, nous étions une famille honnête et droite, qui défendait en permanence ses valeurs. La dureté de la vie m'a pris deux filles et un fils, mais mes autres enfants étaient dotés d'une bonne santé. Je n'ai pas vécu fort longtemps. Une rixe avait un jour éclaté sur la place publique et je me suis retrouvé mêlé à la foule. Je suis tombé, et me suis fait piétiner par des gens qui ne prêtaient pas attention à ma présence. Mes blessures étaient trop importantes et l'on m'a ramené à ma famille, mais je suis mort sur la route avant de les revoir. J'avais quarante-sept ans. Cette existence-là m'a permis d'expérimenter concrètement les plaisirs d'être parent. Je ne me doutais pas, auparavant, de la  profondeur des liens que l'on pouvait développer envers ces petits êtres qui dépendent complètement de nous pendant leurs premières années. En dehors de mon travail, j'ai accordé tout mon temps libre à ma famille. J'en ai retenu que, contrairement à ce que l'on pense, l'apprentissage parent-enfant n'est pas unilatéral. C'est une réelle dynamique d'échange tout au long de la vie. Le parent enseigne à son enfant tout ce qu'il peut et veut bien. L'enfant, à son tour et à sa manière, enseigne à son parent qui celui-ci est vraiment. L'apogée de la connaissance de soi se fait, paradoxalement, grâce aux personnes à qui nous pensons devoir tout expliquer.
Par la suite, j'ai choisi différentes existences par-ci, par-là. De l'an moins trente-huit à l'an moins vingt, j'ai brièvement vécu parmi les Artaxiades d'Ibérie. J'étais servante à la cour du roi Pharnabaze II, puis de son successeur le roi Mirvan II. J'étais une des maîtresses de ce dernier. Quand j'ai eu dix-huit ans, je me suis faite poignarder par un de ses hommes de main. Suite à cela, je suis devenue désireuse de me retirer quelque peu de l'humanité. J'ai alors expérimenté des existences plus basiques, pour me retrouver moi-même au travers de ce long processus. J'ai vécu en tant que goéland car j'ai toujours rêvé de voler de mes propres ailes et, ensuite, en tant que quelques autres petits animaux. J'ai aussi voulu tester l'appartenance au règne végétal afin de me reconnecter à la Terre, et de retrouver mes racines.
C'est grâce à cela que j'ai eu le recul nécessaire pour décider du chemin que je souhaitais encore explorer en tant qu'être humain. Je me suis, depuis lors, entièrement consacrée à la création et à l'expression artistiques. A un moment, j'étais un artiste peintre italien. Mon plus grand plaisir était de laisser mon esprit vagabonder au travers de jeux avec la matière, les couleurs, la lumière et dans l'infinité des possibles. Ma mort fut belle, douce et paisible. Très vite, je suis revenue dans la peau d'un auteur japonais de tankas et d'haïkus. Je vivais conformément aux principes taoïstes. J'ai facilement atteint la renommée que je désirais connaître via mon art. Non pas parce que j'avais soif d'une reconnaissance qui viendrait de l'extérieur. Mais parce que j'avais, auparavant, atteint un tel niveau de cohérence en mon for intérieur, j'étais tellement fidèle à mon être le plus subtil, que le succès n'en était qu'une manifestation qui se présentait dans une continuité logique de mon cheminement. Je nourrissais mon univers intime, et cela se matérialisait à l'extérieur. Je n'avais donc plus qu'à savourer ce que j'avais semé.
Dans la lignée de toutes mes expérimentations, j'ai toujours cherché à promouvoir ma liberté avant tout. L'amour pour mes proches, réel et profond, n'a pas été contraire au détachement que je m'évertuais à ressentir envers les choses et les personnes qui m'entouraient. C'est dans cet ordre des choses que j'ai ardemment désiré mon ultime incarnation. Celle qui viendrait clore les chapitres, et boucler la boucle de mes pérégrinations. 
Lorsque je me suis demandée sous quelle forme je représenterais au mieux mon propre emblème, la jument sauvage sans nom était une évidence.

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