Valentina
Möly
Des cheveux noirs comme les siens, noirs comme un torrent d'encre de chine ; des cheveux sombres et indomptables. Ondulants par moment, sûrement noués par endroit, des mèches sauvages lui barrant le visage, dont elle se dégageait d'un mouvement de main sec et sensuel à la fois. Oui, c'était évident, elle venait de là-bas, elle était ce là-bas. Ce pays, cette ville coulait en elle. Et par dessus tout, sa mère avait laissé sur ce visage une trace indélébile. Des yeux bruns mouchetés de vert, sublimes. Une bouche immense et des lèvres à la chair ferme et rouge. Une manière de se tenir, de se mouvoir ; un langage. Un langage qu'il ne maîtrisait plus, qui n'était pas sa langue maternelle à lui. Mais qu'il avait, il y a bien longtemps, tenté d'apprendre.
Elle le fixait du regard, le défiant presque. Silencieuse, et pourtant tout son corps parlait suffisamment. Il avait la bouche sèche, gêné et anxieux que le rendait cette situation. Il finit par poser son regard sur la table du café, fixant la marque qu'avait laissé son verre d'eau, comme hypnotisé. Un sourire s'afficha alors, sans même qu'il ne s'en rende compte.
Pourquoi tu ris ? Lui envoya-t-elle vivement à la figure, avec cet accent prononcé
Il sortit de ses pensées et posa son regard sur elle, il l'observa quelques secondes. La jeune adolescente qui se tenait devant lui, se mit alors à tapoter des doigts sur la table et amena à ses lèvres une tasse de cappuccino. Elle reposa l'objet en soupirant.
Je...Je repense à des choses...finit-il par lâcher, à voix basse
Mais cela ne suffit pas à la jeune fille qui leva alors ses mains en un geste de mécontentement et s'écria, faisant se retourner vers elleux les quelques têtes présentes dans ce café.
Pourquoi tu es parti ? Je veux que tu me dises pourquoi !
Il se racla la gorge, sa gêne venait de s'amplifier. Il lança un regard vers le patron du café, qu'il connaissait de vue et lui fit comprendre que tout allait bien. Il réalisa qu'un homme de son âge avec une jeune adolescente de quinze ans, en tête à tête, dans un café, pouvait paraître douteux. Lui-même aurait sûrement vu ça d'un mauvais œil. Mais pourtant, son intention était loin d'être lubrique, absolument pas. Il concentra de nouveau son attention sur la jeune fille dont le visage avait pris une moue agacée et sévère. Il but une gorgée de café, puis essaya de sortir un son de sa bouche. Il avala une gorgée d'eau pour clarifier sa voix. Il tenta la solution un peu lâche :
Ta mère ne t'a rien dit ?
L'adolescente plaqua les deux mains sur la table et enfonça dans les siens, ses deux yeux qui avaient soudainement revêtu un brun foncé effaçant les quelques éclats de vert ; comme pour signifier qu'elle était maintenant en colère.
« «Le portrait craché de sa mère... » pensa-t-il, non sans un brin d'émotion
A ton avis ? Stupido ! Pesta-t-elle. Si je suis venue jusqu'ici c'est bien parce que je suis sûre qu'elle a tout inventé. Et je VEUX la vérité.
Il eut envie de rire en entendant cette expression qu'elle avait criée dans sa langue maternelle, quand l'énervement montait, le naturel revenait au galop. Son français était d'ailleurs plutôt bon, avait-il pensé, pour une personne qui ne pratiquait sûrement pas souvent.
Il devait lui sembler insensible et détaché, à ne pas réagir et rester sans rien dire. Mais au fond de lui, la présence de l'adolescente ici déclenchait une tornade d'émotions, de souvenirs et de chagrins. Comment oublier...
18 ans auparavant, Bertrand avait pris un vol pour l'Italie, il partait pour un voyage d'un mois avec un ami à lui. Leur objectif était de faire un reportage sur la gastronomie du pays dans le but d'ouvrir un restaurant, en France. Tout était planifié à la perfection du premier jour jusqu'au dernier. Bertrand n'était pas un fan de l'imprévu et de l'inconnu, ce voyage ils en parlaient depuis presque un an et leur projet de restaurant aussi. Dans sa tête, tout était tracé, ils avaient fait leur plan financier, ils avaient des pistes de locaux pour ouvrir leur futur établissement. Les choses se passaient plutôt bien, Bertrand était ravi de partir en voyage. C'était typiquement le genre de choses qu'il ne faisait pas souvent. Il était parti une fois en Espagne avec sa famille et une fois en Angleterre avec le lycée. C'était tout. Il avait fait ses études, s'était redirigé dans la restauration quelques années après et il aimait beaucoup ça.
Puis tout s'enchaîna rapidement, il sympathisa avec un collègue et deux années plus tard, ils décidèrent de se lancer dans leur projet à eux et cela les mena à prendre un billet d'avion pour l'Italie. Sur place, ils parcoururent plusieurs villes et ce fut à Lecce que sa vie changea du tout au tout. Une semaine là-bas, il rencontra une jeune et magnifique italienne qui lui ôta toute notion d'organisation et de prévision de sa vie. Elle transforma son existence en un énorme chaos d'imprévus, de peurs et de surprises. Bertrand tomba sous le charme de cette jeune femme en un claquement de doigt. Sa voix, ses gestes et ses longs cheveux noirs. Sa passion pour la cuisine et le bon vin, elle parlait de gastronomie comme un poète déclame des vers. Elle était belle quand elle faisait tournoyer le vin dans un immense verre de cristal, quand ses yeux observaient le liquide danser dans cet écrin de verre, quand sa bouche frémissait d'être trempée dans ce breuvage. Et quand son nez aspirait le parfum avec délice. Bertrand s'écroula de désir. Valentina venait de le capturer.
Il rentra en France avec son collègue, le cœur palpitant. Dans sa tête l'image de Valentina, dansant, un verre à la main, éclatant d'un rire unique et perceptible à des kilomètres à la ronde. Valentina et ses yeux piqués de vert, sa bouche vorace des plaisirs de la vie et cette folie, cette passion qui lui brûlait l'intérieur et dévorait son âme. Bertrand avait été chamboulé, remué. La veille de leur départ, il avait été boire un café avec Valentina. Ce rendez-vous, étonnamment, avait été des plus silencieux. Valentina fumait cigarettes sur cigarettes en laissant son regard aller vers la rue, et Bertrand fixait la table, jouant du bout du doigt avec le cercle d'eau qu'avait laissé son verre. Elle avait fini par se retourner et le voyant faire cela, elle avait dit :
Tu sais qu'on a un mot pour ça ? On dit culaccino.
Et elle passa son doigt, à son tour, sur le cercle humide qu'avait laissé son verre à elle. Iels se quittèrent sans se lâcher du regard. Bertrand ne comprenait plus ce qu'il se passait.
Deux mois après, il prit de nouveau l'avion en direction de l'Italie. Si Valentina était toujours celle qu'il avait rencontrée, si ses sentiments se démultipliaient et étaient réciproques : il ne rentrerait pas en France. Et il décida de rester, s'installa à Lecce avec Valentina et débuta une nouvelle vie, une vie éblouissante et folle à l'image de sa compagne. Deux années passèrent, Bertrand revenait rarement en France. Valentina, sa famille et ses ami.e.s accaparaient beaucoup de son temps. Au début, complètement et follement amoureux d'elle, il s'était jeté dans ses bras et dans sa vie à corps perdu. Et il s'était rendu compte, petit à petit, qu'elle lui demandait une implication énorme. Les parents de Bertrand avaient dû voir Valentina deux fois, ses ami.e.s à lui ne l'avaient pas rencontrée excepté deux amis dont son ancien collègue avec qui il avait eu le projet de restaurant. Il avait tout quitté pour elle, abandonné ce projet qui lui tenait à cœur et il voyait bien que ça ne comptait pas pour Valentina. Iels avaient leur restaurant à Lecce, iels venaient d'acheter un superbe appartement en centre ville avec l'aide des parents de Valentina. Pour Bertrand, c'était censé être la vie rêvée, celle qu'il avait longtemps imaginée. Mais sa routine d'avant, de chez lui ; lui manquait et ses proches aussi. Et la vie ici devenait de plus en plus étouffante. Il essaya d'en parler avec Valentina, elle finit par comprendre et entendre. Iels partirent en vacances une semaine en France. Pendant les mois qui suivirent, les choses semblèrent aller un peu mieux. Puis, tout rebascula, Bertrand se sentait vraiment malheureux, il voulait retourner vivre dans le pays qui l'avait vu naître. Valentina ne voulait rien savoir à ce sujet et un soir elle lui asséna le coup de grâce.
Je suis enceinte, Bertrand. On va voir un bébé. Il n'est pas question de partir où que ce soit...
Bertrand fut alors envahi de sensations diverses, de joie intense et d'immense tristesse. Il voulait être papa, il voulait cet enfant. Mais il ne voulait plus vivre ici...
La seule chose que j'ai eu le droit de décider, c'était ton prénom. Tenta Bertrand sur le ton de l'humour
Le visage renfrogné de la jeune fille s'était peu à peu adouci. Elle sourit.
Est-ce que tu aimes ton prénom ? Demanda timidement Bertrand
Ouais, ça va...marmonna-t-elle, en fait oui, je le trouve plutôt cool...
Des Louise, tu ne dois pas en croiser beaucoup. Dit-il à la fois ravi et fier
Non, c'est sûr...tu peux finir, s'il te plaît.
Bertrand sentit l'envie de passer sa main dans les cheveux de Louise, de lui attraper la main et de la serrer dans la sienne. Il fut alors submergé d'un chagrin enfoui, au fond, bien au fond de lui. Combien il avait eu envie de revoir sa fille, combien de fois avait-il hésité à débarquer là-bas. Il ne s'était jamais pardonné ça, jamais. Mais il avait toujours pensé à elle, pas un seul jour de sa vie Louise n'avait pas été dans ses pensées. Des larmes roulèrent alors le long de ses joues. Louise le fixa, en clignant des yeux, à la fois perturbée et ne sachant que dire ; elle posa sa main sur celle de Bertrand l'encourageant à continuer.
J'en ai pleuré, souvent, tu peux pas savoir... Tu avais un an, à peine. Ta mère ne démordait pas, pour elle, sa vie était à Lecce. Hors de questions d'aller vivre loin de ses parents, de ses frères et sœurs. Moi, je n'en pouvais plus. Je n'avais presque plus de contact avec mes ami.e.s et mes parents réclamaient régulièrement de me voir. L'annonce de la grossesse et de ta venue au monde les rendait d'autant plus tristes qu'iels auraient aimé te voir et pas qu'une seule fois dans l'année. Valentina les comprenait, elle disait souvent que ses parents à elle n'auraient jamais pu le supporter. Mais elle n'a jamais voulu, au moins essayer, d'aller vivre en France un temps. Pour moi, pour ma famille. Ses parents me l'ont reproché, ça commençait à devenir tendu et difficile pour moi. Alors je suis parti, j'ai laissé toutes mes coordonnées, j'ai laissé une lettre à Valentina, une lettre pour toi. Elle savait pourquoi je partais, je ne pensais pas partir pour toujours. Mais elle n'a jamais pu me pardonner, pour elle c'était le pire des affronts et sa famille ne voulait plus me voir : je vous avais lâchement abandonnées. C'était inadmissible. Je t'ai écrit très souvent, sans aucune réponse. J'ai essayé de la rappeler, de te contacter, de te revoir. Mais Valentina avait coupé les ponts, définitivement. Je me suis résigné. Et j'ai continué ma vie, j'étais encore jeune...
Bertrand fit une pause, se frotta les yeux et passa ses mains dans ses cheveux comme pour reprendre contact avec la réalité. Il fit signe au serveur et commanda une bière, il demanda à Louise ce qu'elle voulait.
Vous avez quoi en vino rosso ?
Le serveur confus, balada son regard de Louise à Bertrand. Bertrand lui-même ouvrit de grands yeux et s'offusqua :
Tu as quize ans, Louise...tu vas pas boire un verre de vin !
Je ne suis plus une enfant et Mamma a commencé à me faire tester les vins, à les goûter et apprendre à les apprécier. Je ne bois pas de bouteille de vin toute seule dans ma chambre, ne t'inquiète pas.
Bertrand se mit à rire, il approuva et donna son accord au serveur. Il rit de bon cœur. Ça ressemblait tellement à Valentina. C'était elle tout craché. Fougueuse et sourde à la soi-disant bienséance. Évidemment que sa fille, leur fille, goûtait déjà au nectar de ces fruits gorgés de soleil. Évidemment. Elles étaient probablement l'une devant le bar et l'autre derrière, mère et fille, l'une partageant son savoir et l'autre buvant ses paroles. Une musique aux notes ensoleillées, au volume beaucoup trop fort, envahissait le restaurant. Louise regardait sa mère avec des yeux remplis d'envie et de fierté ; se disant que sa mère était une femme aussi exceptionnelle que belle. Et Louise avait hérité de cela, de la beauté c'était évident et du reste c'était certain.
Je suis contente de tout savoir, je suis contente que tu me l'aies raconté. Mamma ne m'a jamais menti tu sais, elle m'a raconté exactement la même chose. Elle marqua une pause et poursuivit. Elle n'a pas toujours eu des mots tendres pour toi, et elle est têtue... mais elle t'a toujours aimé. J'en suis sûre. J'avais besoin de te rencontrer, j'avais besoin d'entendre ta vérité. Je n'ai jamais reçu tes lettres, par contre. Avant que je ne me décide à venir te voir, ça a été compliqué de convaincre Mamma. Elle a fini par m'apporter le tas de lettres qu'elle avait conservé, elle était effondrée. Je ne l'avais jamais vu pleuré comme ça. J'ai tout lu et j'étais alors sûre qu'il fallait que je vienne te voir et que je te connaisse enfin. Ça n'a pas été simple de te retrouver...
Bertrand n'arrêtait plus ses larmes mais il était heureux. Il venait de retrouver un bout de sa vie, un énorme bout de sa vie qui avait été enseveli au fond de sa mémoire pour qu'il puisse continuer à avancer. Il venait d'avoir 40 ans et l'arrivée surprise de Louise dans sa vie était le plus beau des cadeaux.
Maintenant, s'exclama la jeune fille, j'ai un mois pour découvrir ta ville, ton chez toi, mes grands-parents...ta vie, et une partie de la mienne....
Elle laissa un blanc, se mordilla la lèvre inférieure et termina sa phrase sur un ton hésitant.
Je ne t'ai pas tout dit par contre...j'espère que tu ne m'en voudras pas mais, je ne suis pas venue toute seule...
Derrière la vitrine du café, sur le trottoir, enveloppée d'un long manteau rouge qui lui ressemblait tellement. Elle était là, enfin, finalement.Valentina. Ses longs cheveux noirs, sa bouche voluptueuse et ce regard mordant et percutant. Elle s'approcha d'un pas lent et peu assuré qui ne lui ressemblait pas, Bertrand la fixait. Il vit alors le visage de la belle italienne parcouru de larmes qui coulaient doucement. Elle accrocha le regard de Bertrand, comme si elle attendait une approbation. Il lui sourit. Elle poussa alors la porte du café.