Vanitas vanitatum...

aelwynn

Jamais elle n’aurait pensé mourir comme ça.

Lana pensait souvent à la mort.

Dans ces moments, d'étranges sentiments s'emparaient d'elle et la faisaient se sentir toute petite et un peu seule ; paradoxalement, il y avait un quelque chose indéfinissable qui l'attirait dans la notion, une fascination morbide qui la saisissait fermement et qui nourrissait ses pensées des heures durant.

Elle n'avait absolument aucune envie de mourir, bien sûr : la simple idée, pourtant communément admise et acceptée comme fin indéniable, de mourir, la faisait méchamment frémir en une longue secousse qui courait le long de son dos pour s'évanouir dans sa nuque.

Pourtant, elle se prenait parfois à penser au comment, au pourquoi, à ce que sa famille et ses amis feraient et en penseraient, et à imaginer comment serait une vie sans elle. Bien qu'il soit évident que sa mort ne changerait pas la face de la planète, il y avait, intrinsèquement à la nature humaine, un égocentrisme indubitable. C'est pour cela qu'elle avait du mal à imaginer ce que pourrait être une vie sans elle : si la vie était un film, elle en serait le personnage principal, constamment à l'écran, dont les aventures ne tourneraient autour que d'elle ; les autres ne seraient que de simples figurants, des robots sans âme qui évolueraient autour de son existence.

Là où son imagination se déchaînait le plus souvent était sur la question du comment. Est-ce qu'elle mourrait de façon tragique et épique, à la manière d'un de ces héros vertueux des romans et des films ? Est-ce que ce serait une mort rapide et sans douleur, expédiée en un clignement de paupière ? Est-ce qu'elle ressentirait de la joie, de la tristesse, de la déception, avant l'instant fatidique ?

Le problème de ces divagations était dans la dénomination même du mot : elle s'écartait totalement de ce sur quoi elle devait se focaliser, qui était présentement, son examen de mathématiques. Examen qui allait déterminer son année scolaire, sa vie.

Lana, concentre-toi, concentre-toi.

« f est continue en a si et seulement si la limite de f(x) quand x tend vers a est f(a). »

« f est continue en a si et seulement si la limite de f(a+h) quand h tend vers 0 est f(a). »

Lana émit un grognement dépité et se frotta les yeux, tentant de se souvenir de son cours de mathématiques. Impossible de se souvenir d'autre chose que les deux premières lignes. Elle tapa nerveusement du pied, parcourant ses feuilles des yeux quand elle sentit son téléphone vibrer à l'intérieur de la poche de son jean.

Clair, simple et concis : « Tu fous quoi ? ». Question qui amena la jeune fille à regarder l'heure et à pâlir de quelques teintes en remarquant l'heure inscrite sur son téléphone : il était 8h26. Elle allait être en retard. La réaction fut immédiate, Lana se leva d'un bond, fourra ses affaires dans son sac à dos en froissant des feuilles au passage, y jeta à la volée une calculatrice, son paquet de feuilles et divers fournitures dispersées sur le sol et sur son lit, balança son sac fermé sur le dos, enfila en un saut ses vieilles baskets et se jeta hors de chez elle à la vitesse de l'éclair.

Elle dévala les escaliers de son immeuble dans un vacarme assourdissant, s'engouffra dans l'air frais de la matinée de Novembre, et sans se soucier des regards des passants, courut comme une dératée à travers la rue.

Il n'y a que moi pour arriver en retard en habitant à moins de dix minutes du lycée, songea-t-elle lamentablement.

« f est continue en a… »

« … f de c est égal à k pour tout réel k… »

Des dizaines de propriétés et de théorèmes tourbillonnaient dans sa tête, en un chaos indescriptible de notions abstraites, d'images floues de courbes tordues fournies en exemple dans son cours, dans un fouillis de formules enchevêtrées les unes aux autres jusqu'à ne plus rien vouloir dire ; un mal de tête commençait à poindre et l'anxiété qui lui tenaillait le ventre, mêlée au découragement qui subsistait depuis l'instant où elle avait ouvert son cahier, lui donnait un amer goût à la bouche.

« Si f de a multiplié par f de b est inférieur à zéro alors… alors… »

Tout autour d'elle était flou, comme brouillé par sa course folle, mais elle sentait avec une acuité troublante chaque sensation qui l'assaillait, de la morsure du froid matinal qui gelait sa peau, à son cœur qui battait rudement dans sa poitrine, jusqu'au vent qui fouettait son visage glacé, hurlant dans le creux de son oreille de longues plaintes aiguës.

Elle sentait le poids qui s'était installé dans ses jambes encore endormies, agressées par l'effort soudain qu'elle leur imposait, percevait le chant de cet oiseau lointain qui répétait inlassablement la même mélodie, le battement de ses semelles sur le goudron, puis un soudain crissement aigu et elle se demanda distraitement quel genre d'oiseau pouvait bien proférer un tel son.

Lana pensait souvent à la mort.

Comment, pourquoi, qui, quoi, l'après, l'avant, le pendant ; tant de questions aux millions de possibilités qui la plongeaient quelque fois dans un profond tourment.

Une chose demeurait certaine : jamais elle n'aurait pensé mourir comme ça.

Jamais elle n'aurait cru qu'elle oublierait de réviser un chapitre entier de mathématiques pour son examen de fin d'année, jamais elle n'aurait cru qu'un matin, elle ne prêterait pas attention à ce maudit parking mal situé où des mastodontes de fer déboulaient parfois à une vitesse à en faire tourner la tête, jamais elle n'aurait cru mourir pour une matière scolaire sur laquelle elle avait basé tout son futur en inscrivant fiévreusement sur sa feuille de vœux tout un tas d'écoles préparatoires scientifiques.

Elle n'avait jamais un seul instant imaginé un tel scénario et elle considérait son imagination comme débordante : une autre provocation de la vie, ou de la mort, si l'on ne les considérait pas comme indissociables.

Lana avait, durant sa vie, souvent pensé à la mort, mais si elle avait pu revenir en arrière, elle aurait sans doute essayé de penser davantage à la vie.

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