Végétarienne

louisesawyer

Portrait d'une mangeuse de graines
Alors que je l'écoutais parler, plus précisément se plaindre d'un type qui avait osé bouffer un œuf à côté d'elle dans l'avion, non vraiment ca ne se fait pas, c'est dégueulasse, je ne cessais de la regarder. Belle. Se priver de bidoche, ca conserve, visiblement. Un visage frais, des traits fins, l'œil pétillant, que seules quelques rides à leurs coins pouvaient trahir l'arrivée imminente de la trentaine. Un corps fin et bien proportionné, à faire pâlir n'importe quelle gamine de 15 ans.
15 ans, justement. 15 ans qu'elle n'avait pas joui du goût du sang.


Végétarienne.


Quelques années maintenant que cette bouffeuse de graines partage ma vie, et je m'y suis attachée à cette bête-là. Pas des plus simples à apprivoiser, je l'avoue, les personnes bourrées de principes et de convictions ne sont généralement pas les plus faciles à vivre. Et c'est franchement son cas. Il y a des habitudes à prendre, des manies auxquelles on s'habitue.
 
Comme ce regard noir si j'envisage de pulvériser cette petite bestiole insignifiante qui a décidé d'élire domicile dans mon décolleté un court instant. Je n'ai d'ailleurs jamais rien écrasé devant elle, à part mes cigarettes et quelques joints, qu'elle partage avec plaisir. Pas simplement par peur de me faire pourrir la tronche, bien que je ne trouve pas cela spécialement très agréable, mais surtout par crainte de voir couler une larme sur ce joli visage de femme pourtant si forte.
 
D'où lui était venu ce truc ? Qu'est-ce qu'il s'était passé dans sa vie pour qu'elle décide à jamais d'épargner toute vie sur terre, même dans le but d'assouvir son besoin le plus primaire et même si cela implique de bouffer des herbes à longueur de journée ? « Tu es bon pour moi mais je ne te mangerai pas, tu mérites de vivre. » Ah oui d'accord, c'est très Jésus tout ça, un beau sens du sacrifice.
Mais c'est quand même hyper contraignant. Enfin, de mon point de vue. Pour elle, cuisiner des graines sans goût dans une sauce sans goût avec du tofu-qui-a-le-gout-de-ce-avec-quoi-il-est-accompagné, c'est hyper simple. Hyper naturel. BOF hein.
 
Elle n'est pas extrémiste, mais j'ai souvent l'impression de passer pour une terroriste à côté d'elle, un monstre assoiffé de sang. Faut dire que pas mal de gens sont des ordures à ses yeux. On pourra l'accuser de tous les maux, mais elle n'a pas de sang sur le mains, elle.
Essaie de discuter avec elle, et tu vas vite passer de la sensation d'être quelqu'un de plutôt bien, dans les grandes lignes, à celle d'avoir inventé le Sida et commandité l'Holocaust. On s ‘y fait.
 
Et quand elle ne s'occupe pas à ne pas manger de viande, que fait-elle, cette frugi-herbi-granivore ?
En tant que chargée de prod' indépendante, elle gagne sa vie comme elle peut, mais elle s'en sort. La preuve, elle m'invite à grailler, là. Pas radine la meuf. Bon, je vous laisse deviner le menu du petit rade ou elle m'a emmenée. Ton steack tartare, tu l'oublies.
Si on est là d'ailleurs, c'est parce qu'elle m'emmène voir un truc tout à l'heure. Une représentation théâtrale d'une petite troupe locale, une mise en scène très abstraite dans un endroit bien étrange et très confidentiel. « Concept ». Je vous ferai le résumé dans quelques jours. « J'ai rien compris ».
 
Politiquement, elle est pas partisane. Trop mainstream. Mais elle n'est évidemment pas à droite. Elle se lève quelques fois contre certaines inégalités, au niveau mondial, national, local, peu importe la cause, pourvu qu'il y ait justice.
Mais en vrai, globalement, la politique, elle s'en branle. Qu'est ce que cette végétarienne méprise plus qu'un bouffeur de nerfs ensanglantés ? Un militant politique. Non mais sérieusement, ils ont pas autres choses à foutre que de suivre aveuglément un leader de pacotille, corrompu jusqu'à la moelle ? Ils n'ont pas leurs propres idées ces gens là ? Fanatiques ! Quelle bande de moutons. Ridicules.
 
Rien que ça.
 
Et si elle en croise un au marché, elle se contentera d'une petite phrase cinglante, bien balancée, alors qu'elle le frôle devant le rayon fromages.
Le marché. Place to be. On résume : légumes bio, graines, trucs verts par milliers, pas une trace de gras dans son panier. Je l'envie. Ce que j'envie encore plus chez elle, c'est que ça a l'air super simple pour elle de manger sain, alors que tout ce dont je rêve moi là, à cet instant précis c'est d'une grosse côte de bœuf saignante avec du gras, du gras, du gras. Mais revenons-en à nos petites courses. Petites courses qui peuvent facilement se transformer en marathon du manger-bien. Pour chaque graine achetée, mille questions posées. C'est important, de savoir. Tout bien réfléchi, heureusement qu'elle a stoppé la viande. « Et ce morceau, là, comment s'appelait le petit veau ? » « Et les conditions de transport de celui-ci ? » « Il a souffert ? » Elle aurait poussé au suicide un sacré paquet de bouchers.
 
Elle est saine, elle est belle, elle est chiante, et je l'envie, au fond. Mais je préfère me foutre de sa gueule, le plus souvent, c'est carrément plus simple, et à ma portée. Enfin, je ne peux m'empêcher de m'interroger : après un crash aérien, seules au monde, en plein désert, qui de ce petit lapin (oui un lapin en plein désert, qu'est-ce qu'il y a ?) ou moi sacrifiera-t-elle pour subvenir à ses besoins ? Aux dernières nouvelles, le sable, ça se bouffe pas encore.
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