Venise
Myriam Salomon Ponzo
VENISE
Ce qui est tangible et concret – même porteur de périls – ne saurait être aussi effrayant que l’Inconnu.
Robert E.Howard (Extrait de Almuric)
Venise. Xavier en gardait un souvenir romantique.
L’arrivée dans le train avec sa fiancée, les ruelles étroites parcourues bras-dessus bras-dessous et où ils passaient à peine côte à côte. Celles-ci les avaient conduits à de véritables trésors d’architecture dont les murs transpiraient leur histoire.
Les vitrines alléchantes remplies d’objets artisanaux, les photos prises sur la Place Saint Marc avec un pigeon sur la tête et les deux bras tendus en guise de perchoir.
Les frissons ressentis dans le couloir du Pont des Soupirs. Les soupirs d’amoureux sur le Pont du Rialto entrecoupés d’éclats de rire complices, jusqu’aux étreintes torrides le soir sous des draps fleuris, préludes au sommeil lourd des amants rassasiés.
Il s’en était suivi un beau mariage, un bel enfant et puis l’épidémie de leur génération les avait frappés.
Ils divorcèrent après s’être éloignés l’un de l’autre sans même s’en être rendu compte, sans même comprendre comment ils étaient passés de cet état d’osmose à une meurtrissante indifférence.
Depuis, Xavier galérait de boulots précaires en jobs de dépannage sans arriver à décrocher la timbale.
Un après-midi qu’il consultait internet essayant à nouveau de trouver un emploi, il en eut assez et décida de s’offrir quelques jours de vacances.
Mais où aller seul ? Les clubs voyage clé en main ? Hors de question, il n’y avait que des couples dans ce genre d’endroits. Il aurait l’air nul isolé dans son coin.
Les clubs pour célibataires ? Encore pire, ce serait pathétique, pensa Xavier déprimé. Peut-être bien pour faire une rencontre mais il n’avait pas envie d’une aventure.
Il soupira et bascula dans son fauteuil de bureau. Son regard s’arrêta sur la photographie d’un chat prise à Venise.
En deux clics sur le web, il réserva un aller-retour par le train et deux nuitées d’hôtel.
Satisfait, il alla préparer ses bagages.
Assis à l’extérieur à l’arrière d’un vaporetto, Xavier redécouvrait avec ravissement La Venezia.
Le bateau remontait lentement le Grand Canal et Xavier se laissait bercer par le ronron du moteur.
Il était seize heures et le début de l’automne se faisait sentir. Xavier remonta le col de son blouson de cuir en passant sous un pont. Son sac de sport entre les jambes, il croisa les bras pour se réchauffer. Il aurait pu aller dans la cabine mais la piqûre du froid le ramenait, lui semblait-il, à une vie meilleure.
Un couple, appuyé au bastingage, s’embrassait tendrement. Xavier sourit et se demanda pourquoi Venise était la référence mondiale des amoureux.
Quel magnétisme possédait-elle ?
Les mœurs évoluaient, le climat se modifiait, la science faisait tous les jours des progrès mais ici, le temps paraissait s’écouler à un autre rythme.
Les façades recouvertes de fresques et les balcons de pierre sculptée s’effaçaient malgré tout sous l’effet de la pollution et de l’érosion naturelle.
Cependant, Venise traversait les âges différemment.
Le clapotis de l’eau autour des pilotis, auxquels étaient arrimés quelques canots de riches familles vénitiennes, attira l’attention de Xavier. Un rat nageait et se faufila dans l’interstice d’une fissure murale. C’était bien la première fois que Xavier en voyait un ici. La ville était réputée nettoyée par la multitude de chats y résidant. Il oublia rapidement l’incident pour se concentrer à nouveau sur les alentours.
Enfin, le vaporetto accosta la Place Saint Marc.
L’hôtel de Xavier se situait dans une ruelle jouxtant la place. Les pigeons étaient toujours là à picorer du grain distribué par les touristes. Xavier stoppa net en voyant un des volatiles. Ce dernier était deux fois plus gros que la normale. Il pensa que ce devait être là un spécimen à part mais il vit rapidement que les autres étaient de même taille.
Curieusement, personne ne paraissait étonné et alors qu’il s’apprêtait à interpeller un passant, il se ravisa de crainte d’avoir l’air stupide. Après tout, ces pigeons-là étaient engraissés toute l’année, il était normal qu’il soit mieux portant que ceux qu’il pouvait apercevoir tous les jours en partant de chez lui.
L’hôtel était modeste, finances obligent. En montant au deuxième étage (sans ascenseur évidemment), Xavier croisa un couple qui dévalait les marches en riant. Un court instant, il les envia.
La chambre, sordide, se composait d’un lit une place contre un mur à la peinture qui s’effritait, d’une chaise en bois, d’un lavabo et d’un bidet dont la faïence était ébréchée. Un miroir piqueté complétait le tout. Bien sûr, les convenances étaient sur le palier.
Xavier soupira et jeta son sac à terre. Il tâta la literie d’une main. Elle était bien fatiguée aussi ! Il prit son appareil photo, fourra son sac sous le lit et partit aussitôt en claquant la porte derrière lui. Il voulait photographier quelques chats avant la tombée de la nuit.
Il se sentit mieux à nouveau dehors. L’esprit léger, il traversa la Place Saint Marc d’un pas aérien avec la sensation d’avoir la vie entière devant lui. Le quotidien l’avait engourdi et maintenant il se disait qu’il allait agir sur son destin.
Tandis qu’il échafaudait bon nombre d’hypothèses, il ne prit pas la peine de s’orienter en parcourant les ruelles comme un labyrinthe et finit par se retrouver dans une impasse.
Où suis-je ? J’ai avancé à l’aveuglette, c’est malin ! Une seule solution : retourner sur mes pas. Je trouverai bien quelqu’un pour m’indiquer la bonne voie.
Il avança d’un pas pressé jusqu’à la croisée de deux rues mais impossible de se rappeler par laquelle il était arrivé. Il ferma les yeux pour réfléchir et lorsqu’il les rouvrit, fut envahi par la sensation d’être observé. Cela le mit fort mal à l’aise. Il secoua les épaules comme pour se tirer d’un cauchemar et vit à ce moment-là un chat.
Ce n’était pas un chat commun. Il était énorme. De la taille d’un chien épagneul. Sa robe était orange et ses prunelles étaient d’un vert quasi fluorescent. Mais ce n’était pas tant leur couleur particulière, ni même la taille de l’animal qui fit tressaillir Xavier, mais l’expression humaine qu’il y vit.
Xavier essaya tant bien que mal de garder son calme. Il jeta des coups d’œil alentours et s’aperçut que la nuit commençait à tomber.
- Pas la peine, il est déjà trop tard, prononça le chat.
- Trop tard pour quoi ?
- Pour t’échapper, répondit le fauve.
Xavier le railla :
- Ouais, c’est ça. Je vais me faire dévorer tout cru par un chat qui parle.
Le chat ne répondit pas. Il leva son regard sur les gouttières où un pigeon venait de se poser.
Xavier eut tout à coup à l’esprit, l’image d’une vague les surprenant et balayant tout sur son passage comme un typhon ne laissant que le chaos derrière lui.
- T’es pas drôle le chat. Bon, c’est par où la sortie ?
- Tu n’as pas compris ce que je viens de te dire. C’est trop tard.
Xavier commença à transpirer sous son blouson et ses mains devinrent moites.
- Je vais tout de raconter. Que tu saches au moins avant de mourir.
«Il y a bien longtemps de cela, nous autres les chats, dominions le monde animal de Venise. Nous avions la belle vie. Nous nous nourrissions de restes de pêche que nous laissaient les humains en échange de quoi nous les débarrassions des rongeurs. Les touristes nous prenaient en photo. L’été, nous nous prélassions des heures dans des flaques de soleil attendant la fraîcheur du soir pour aller marauder un pigeon.
Durant des siècles, ces volatiles furent notre proie. Ils étaient bien nourris et par conséquent bien dodus. Puis, un jour, l’un d’eux s’est défendu contre toute attente et tout a basculé. C’était les prémices de leur rébellion. Nous ne voulions pas y croire mais petit à petit, nous découvrîmes de plus en plus de cadavres des nôtres laissés à l’abandon après avoir été sauvagement massacrés.
Aujourd’hui, nous ne sommes plus qu’une poignée d’anciens à lutter pour notre race. Malheureusement pour moi, j’ai commis l’imprudence de sortir seul. Je vais en payer de ma vie.»
Xavier entendit des froissements d’ailes au-dessus d’eux et vit qu’une multitude de pigeons attendait silencieusement sur la corniche d’une maison.
- Mais je leur ai rien fait moi à ces pigeons. Je suis pas un chat.
- Exact. Mais il ne doit y avoir aucun témoin…
Xavier prit alors une décision :
- Bon, je me casse vite d’ici. Salut le chat !
Il se retourna pour partir en courant et là, une marée de pigeons marcha sur lui en roucoulant.
L’effroi gagna Xavier mais aucun son ne sortit de sa gorge.