Vénus

Pierre Magne Comandu

Une première lettre. D'une femme. À une femme. D'amour.


Adèle, 


Mon cœur bat. J'en rougis. Mes mains tremblent. Le sang dans leur veines s'enflamme. Mes doigts tiennent le stylo très lentement. Il rampe, à demi épuisé sur le papier, avant même d'avoir donné le jour aux mots que j'arrache de mon cœur pur. Le profond bleu de mes yeux s'immerge dans leur écume, prête à jeter des larmes pour calmer mon brasier. Il faut croire que c'est à moi d'écrire pour la première fois. C'est il y a plus de quatorze ans que j'écrivais ma première lettre. Je signais du nom d'Esther. J'habitais à l'époque près de la plage de galets de Varengeville-sur-Mer avant de partir vivre sur les rayons et les ombres de la rue Corvisart. J'avais douze ans, alors. J'étais son étoile. Il était mon souffle. Il avait dix-sept ans, déjà. Il était né un avril au soleil de Bordeaux, mais gardait le cœur encore ancré au port de Constantine. Il s'appelait Abel et s'appelle Abel encore. Tout ce que tu as à savoir sur Abel est tout ce que tu as à savoir sur un premier amour. Abel aimait Esther. Esther aimait Abel. Esther a laissé s'éteindre son amour pour Abel. Et depuis plus jamais leurs cœurs ne se sont réchauffé l'un l'autre. 

Je ne te connais pas, Adèle. Je ne pense pas que tu aies à savoir si j'ai commis un crime ou si le sort m'accable. Ce que nous connaissons de nous, c'est un coup d'œil qui brille plus longtemps que les autres, dans les couloirs de Paris VII. Ce sont des regards échangés les premières fois, dans les flots trop doux de la piscine qui nous réunit le vendredi soir. Ce sont tes longs cheveux châtains, un peu  entre les blonds et les bruns. Ce sont mes courts cheveux noirs. C'est ta voix, rapide, qui me propose de partager ta clope à la sortie pour goûter le weekend. C'est ma voix chaude et profonde timide face à la tienne. C'est ton maillot de bain rouge qui embrasse entièrement la forme généreuse de ta poitrine qui m'obsède. C'est mon maillot de bain qu'un jour tu as soulevé pour, respirant toutes les deux à nous couper le souffle, nous découvrir sous une douche. Adèle. Abel. L'ironie de ton nom n'est pas la seule chose qui m'attire, Adèle. Tu me fascines par le regard et mon désir m'inquiète. 

Je ne sais pas si tu as vécu ce que vivent les amantes. J'ai pu vivre dix années d'un amour infini qu'Abel a partagé corps et âme, à Varengeville, à Paris, entre le Grand Palais et la gare de Dieppe. Mais après dix années, tout ce que que je sais de l'amour, c'est qu'on s'élève toujours sur son propre champ de ruines. Vivre deux ans seule, c'est étrange. Depuis deux ans, je me retrouve à écrire toute seule. Je manie les mots, je manipule, je joue, j'ai des rêves de théâtre. Mes rêves, je les tiens. J'ai écrit ma première pièce, Braque et la tendresse, jusqu'à six heures la nuit et sans jamais désirer arrêter de m'acharner. Je ne sais pas vraiment si ce sera pareil, si je ne vis plus seule.

Comme toutes les solitaires je ne parle que moi et de ce qui me nuit. Mais aujourd'hui je ne veux plus être affligée. Je ne veux que personne se trouble et se perde. Tu aimes les femmes, Adèle. Ton amour des femmes m'attire toujours plus et je ne t'aime pas moins. Ces mots-là sont abstraits. Aveuglée, je ne sais pas de quoi mon cœur serait capable. S'il devait y en avoir une, quand tu as aimé la première femme de ta vie, as-tu choisi et as-tu renoncé ? As-tu perdu pour toujours le désir de toucher la peau lisse sur les côtes d'un homme à tes côtés ? Jouer à entrevoir et à sucer le téton d'un homme t'a-t-il manqué longtemps ? Étais-tu prête à te lier pour toujours aux seins et à la vulve d'une femme, et à fermer les yeux sur les longs sexes d'hommes qui s'érigent au fil de ta main sur leur jambe ? As-tu refusé pour toujours de vivre cet instant où ta respiration s'arrête quand tu empoigne la verge d'un amant ? Étais-tu prête à l'horreur de ne pas engendrer de fille ?

Il y a des choses dans le monde qui ne veulent rien dire. Le soir où nos voix se sont croisées, j'ai deviné que tu aimais les femmes. Le jour j'ai disparu du cœur glacé d'Abel, j'étais persuadée que retomber amoureuse était une porte fermée à jamais. Le soir où je t'écris, j'apprivoise doucement que j'aimerais les femmes. Il y a nos regards sous l'eau, derrière des lunettes. Il y a nos sourires et nos rires étouffés aux coins des couloirs bleus. Il y a nos corps qui se frôlent au seuil de la douche et nos corps qui se touchent presque à la sortie. Après deux ans de silence, les draps du lit d'Abel ne sont peut-être pas encore froids. Mais je voudrais uniquement que les choses soient différentes. C'est peut-être une bêtise de mon cœur qui s'oublie, aveuglé par le vendredi soir depuis le début de l'année. Depuis le début de l'année, ces instants me font croire qu'une telle relation, elle ne ressemble pas vraiment à l'amitié, elle ne ressemble pas uniquement au désir. J'en tremble. J'en frissonne. Elle est de l'amour.


Loin d'Abel, loin d'Esther de douze ans qui riait au collège, loin des galets de la plage de Varengeville-sur-Mer, j'ai passé le temps d'avoir peur de Je t'aime. Je t'aime n'a plus à se dire entre deux guillemets. Pourtant, cela m'amuse. Il faut faire durer un peu le temps. Je ne te dis pas tout de suite Je t'aime. Je t'aimu. Je t'émus. Je t'ai mue. Tu m'as mue. Tu m'amuses. Ma muse. Espérons que nous nous aimerons. Nous irons vivre heureuses dans un deuxième amour. Je ne sais pas vraiment ce qu'on pourra y faire, avec des mots. Je joue infiniment avec les mots, comme toi, tu joues avec les nombres infinis. J'ai détesté les maths, et voilà que c'est le gros de ton travail. Tu m'apprendras les chiffres, la physique, la quantique. Tu travailleras avec moi ta thèse sur les étoiles. Je travaillerai avec toi une pièce sur la justice. J'ai peur. J'ai quitté le temps de jurer un éternel amour. J'aurais tant à te promettre, mais comment te promettre en écrivant des mots ? Je veux que tu le croies. Je veux le croire aussi.


Je le crois. Je l'écris. Je le sais. Je le vis. Je le dis. Je le silence. Je t'aime.

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