Verzeihung #7

maddie-perkins

1940-1944, Calvados : l'histoire de Hans et de Beate

De retour à la ferme, je fus accueillie par les cris de mon père qui perçaient depuis la cuisine. Affairée au-dessus des casseroles, maman acquiesçait sous l'intonation menaçante de mon père. Je trouvai Siméon en train de pleurer dans l'étable ; il tenait contre sa poitrine les débris d'une locomotive en bois que Ralph lui avait offert.

Je ramassai une petite roue et allai la lui porter. Mon frère s'agitait, tout rouge, se balançant d'avant en arrière et ne me prêtant aucune attention. Lors des moments comme celui-ci, Siméon était inatteignable. Je restai à ses côtés et l'observai, assise sur le foin, le menton sur les genoux.   

Également pénible, le repas se déroula dans un silence insupportable et équivoque. Le bruit du potage finit même par me répugner.

Je posai ma cuillère :

— Quoi, amorça mon père, du gâchis encore ?

— Je n'ai plus faim.

— Ah, c'est sûr…

— Albert.., intervint maman, Siméon va finir la soupe.

Bien que Siméon approuvât, mon père n'en eut que faire.

— Nous sommes si riches, maugréa-t-il, le nez plongé dans son bol.

— Je n'ai pas dit ça, me défendis-je.

Il leva les yeux de son potage, le visage terni par la fatigue, et l'air mauvais.

— T'iras demander d'l'aide aux Boches quand on n'aura plus rien, pour voir.

Je me tus une seconde, mais fus bien incapable de me contenir plus longtemps :

— Certains Allemands semblent plus intelligents que certains Français…

Son bol et sa cuillère s'abattirent sur la table en bois massif.

A nouveau, maman s'interposa :

— Peut-on manger tranquillement ? pour une fois ?

— Tu entends ce qu'elle dit ? ta fille.

J'aimais l'idiotie de la particule "ta", l'homme se dédouanant de toute paternité lorsque ladite fille ne lui convient plus.   

— Mais.., Ralph est gentil par exemple, reprit ma mère, c'est vrai…  

— Ne te mêle pas de ça, Nicole ! Toujours à vouloir me contrarier ! me contredire !

— Te contredire.., te contredire... balbutia désespérément ma mère.

Une fois de plus, j'observais mes parents se désunir autour du dîner tandis que Siméon mangeait ma soupe d'un air absent.

Si effectivement, je les voyais, je ne les entendais plus, comme si les mondes imaginaires de Siméon m'avaient aspiré avec lui.   

— SUFFIT ! hurla assez fort mon père pour que je l'entende. Plus qu'assez de ces histoires de bonne femme ! Nous sommes en guerre !

— La guerre est perdue papa, eus-je le malheur de dire. 

Il se leva si brutalement que sa chaise en tomba à la renverse. L'instant d'après, il me chassa.

Je quittai la cuisine dans un silence de mort, glissai quelques affaires dans un sac et filai à travers la nuit.

* * *

Je n'appréciais pas particulièrement la compagnie de mon père. Pour tout dire, elle me faisait peur. Je craignais les silences qui en résultaient, l'ennui de nos conversations. Si je le percevais, il devait le percevoir aussi. C'était ce genre de considération qui me faisait l'éviter autant que possible lorsque je me trouvais à la maison. Pourtant, je ne le détestais pas. Je l'aimais comme on aime un père — invariablement, sans aucun moyen de briser le lien qui nous unissait : celui  du sang. Il était mon père, et personne ne devait le toucher. Cela ne parvenait pourtant pas à changer les rapports que nous entretenions, c'est-à-dire tristement cordiaux, sauf en temps de crise. Et voilà que nous vivions un temps de crise. Petit père et moi n'étions généralement d'accord sur rien. Comme je l'ai dit, ses sujets de conversation m'ennuyaient, et les miens devaient semblablement ne trouver qu'une oreille sourde. Nous n'avions rien en commun, si ce n'était finalement notre toit. Je me faisais alors l'impression d'être une locataire.

Parfois, maman parvenait à lier tout cela, la débandade de notre famille, nous conglomérant autour de sa présence. En dehors de cela, nous étions écartelés.

D'une main, je relevai le col de mon manteau et tournai à l'angle de la rue principale, soulagée de retrouver un peu de lumière. Je ne croisai personne au village, excepté quelques hommes, des commerçants, qui rentraient rapidement chez eux. Arrivée devant la mairie où se trouvait désormais la Kommandantur, je braquai plusieurs fois le guidon afin d'éviter les soldats ivres qui déambulaient sur la grand-place. Quelques-uns me hélèrent. J'entendais des "Mad'moiselle ! Schön Mad'moiselle !"

Ils riaient, et leurs rires s'évaporaient dans le vent.   

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