Verzeihung #9

maddie-perkins

1940-1944, Calvados : l'histoire de Hans et de Beate

Monsieur Flochard se mit à sourire derrière son comptoir, agitant un flacon de médicaments dans la poche intérieure de sa vieille veste.

— Ils peuvent être sympathiques, mais tout de même…


Une heure après l'ouverture, mon patron me quitta pour aller, selon ses dires,  « marchander », et chercher « de quoi ne pas mettre la clef sous la porte ».

Je servis nos clients, les clients habituels — Monsieur Letellier et son fils, la mère Martin et ses deux mômes, les vieux solitaires venus lire le journal. Et moi aussi, je lisais derrière le comptoir ; d'un œil, bien entendu.

Lorsqu'il entra en début d'après-midi, je ne fus pas surprise, et pour la première fois, je me sentis sereine.

Guten Tag

Je le regardai s'asseoir au bar, devant moi.  

— Eh bien, reprit-il, vous me devez un café il me semble.  

Je lui souris.

— C'est vrai, je vous dois un café.

Je profitai de le servir pour le quitter des yeux. Il me semblait que nos regards se murmuraient des choses interdites.

— Vous connaissez le Danemark ? demanda-t-il après sa première gorgée.

— Le Danemark ? m'exclamai-je. Mais c'est à peine si je connais la France...

— Moi non plus, je ne connais pas la France.

— Vous n'êtes pas Français, répondis-je, c'est normal.

Il acquiesça derrière sa tasse.

Ainsi, vous êtes Danois ? »

Nein, je suis allemand, mais j'ai vécu là-bas quand j'étais.. uh, Kind, enfant ? (Il marqua une pause.) Votre café a le même goût que celui de ma mère.

— Dans ce cas, votre mère vous préparait un bien mauvais café…

Je le vis s'esclaffer ; il rejetait sa tête en arrière et ouvrait la bouche.

Ja, dit-il en riant, on peut le dire.

Je souris, faisant mine de m'occuper des verres qui traînaient là.

— Avez-vous profitez du calvados ?

— Ils ne vous ont pas embêté au moins ? grimaça-t-il.

— Pas du tout.

— Certains sont très jeunes, et parfois…

Je hochai la tête, pensant comprendre ce qu'il voulait dire.

— J'ai trouvé votre livre, annonçai-je. (Je posai le volume devant lui.) J'ai pensé que ça vous intéresserait.

Un instant, il parut surpris.

Astronomy, lut-il. Je vous remercie, c'est très gentil, Mademoiselle..?  

— Je m'appelle Béate.

— Béate, répéta-t-il. Ça, c'est allemand, non ?

— Uhm.., (je haussai les épaules), je ne sais pas.

— Moi, c'est allemand.

Il se mit à rire tout seul.

— Oui, je m'en serais doutée.

Il me considéra, le regard souriant, puis posa sa tasse.

— Béate, je vous remercie beaucoup pour le café, et pour le livre…  

Il l'agita entre nous sans me quitter des yeux.

— Je vous en prie.

Silence d'un instant ; il se leva, et je le voyais bien : il hésitait à parler.

— Je vous reverrais sûrement, déclara-t-il. Ici, ça n'est pas très grand.

— Oui, répondis-je, c'est bien agréable.

Nos regards convergèrent l'un vers l'autre.  

— Vous avez raison. Mademoiselle…

Il s'inclina légèrement afin de me saluer, mit sa casquette, puis s'en alla.   


Les jours suivants me laissèrent une saveur douce-amère. Je retournai à la ferme et trouvai petit père alité. C'était son cœur, avait dit le médecin, tiraillé par les nerfs et quelque chose de plus insidieux, cette tristesse, cette mélancolie qu'il ne parvenait pas à expliquer. Un soir, j'avais embrassé son front tandis qu'il dormait, profitant de son sommeil pour ne pas compromettre cette fierté mal placée. Je ne pouvais faire autrement ; un contrat tacite semblait régir nos relations, cette pudeur, faisant du sentiment un tabou, une honte. Il me semblait que j'encourais une terrible humiliation si jamais je venais à lui dire « je t'aime ».

Si cela était arrivé, ce fut par le biais de mots que nous n'avions pas eu à prononcer. Je pensais à tout cela sans en parler, et à la place, écoutais Nadette faire l'éloge d'untel puis le procès d'un autre.

Avec moi au café, elle parlait de la petite Marianne, des robes hideuses de madame Aubert, et du boulanger qui lui faisait du gringue. Ses récits ne me passionnaient guère, mais devenaient intéressants durant ces longues après-midis.

Elle se mit à parler de Jeanne ; la pauvre fille angoissait après avoir reçu une lettre de la Kommandantur lui demandant de passer sans délai. Vint enfin le tour des Allemands, le sujet préféré de Nadette. Elle posa tout un tas de questions à propos de Ralph, et nos occupants devinrent le centre de la conversation. Elle les regardait, assise au comptoir, là où Hans s'était trouvé quelques jours plus tôt.  

— C'est embêtant, fit-elle, après avoir reluqué l'un des soldats. Pourquoi sont-ils si beaux ?

— Crois-moi, il ne le sont pas tous. J'en ai vu deux hier, pas commodes et bedonnants… Tu n'aurais pas dit la même chose.

— Quoi, s'exclama-t-elle, deux sur mille ?

Je ris sans bruit, terminant la vaisselle derrière le bar.

— De toute façon, tu sors avec Guillaume, non ?

— Non, mais tu plaisantes ? Après ce qu'il a fait au cabaret… je l'ai éconduit.

— Vous vous êtes séparés à cause de moi ?

— Oh, j'en avais assez ! Tu m'as ôté une belle épine du pied Béate.

Je lui souris, essuyant l'ultime assiette.  

— Selon toi, reprit-elle, que se passerait-il si une Française fricotait avec un boche ? Rien de bon, je présume, fit-elle, répondant à sa propre question. Je parle, je parle, je ne fais que parler… Tu sais, Cassandre, la fille du bordel de Beuville ? Je l'ai vu il y a quelques jours. Elle dit que les boches, ils adorent ça… Elle a un régulier, un officier, grand, beau et blond, qui paye pour dix hommes ! Parait-il qu'elle n'a jamais si bien vécu que depuis la guerre ; si c'est pas comique.

Durant un instant, je perçus le poison de la jalousie s'écouler en moi.

Je la considérai sans rien répondre, figée.

Tiens, sers-moi une de ces liqueurs. »

Je me retournai et attrapai la bouteille qu'elle venait de désigner.

— Les officiers vont dans ce genre d'endroit ?

— Tu parles, railla-t-elle, ce sont les pires.

— Comment s'appelle-t-il ?

— Qui donc ?

— L'officier de Cassandre…

Je lui portai son verre et la regardai avaler cul-sec.

— Un nom à coucher dehors, Helmut, je crois.

Le poison cessa rapidement de brûler.  

— Paraît qu'il est doué au lit.

— Nadette..! Tu parles fort…

Elle se mit à rire.

— Oh, et quoi ? Ils ne savent pas de quoi nous parlons, et puis.., ils ne comprennent rien. (Elle posa le petit verre.) D'ailleurs, depuis quand le café est devenu le point de ralliement des frisés ?

Je haussai les épaules.  

— Les clients ne viennent plus depuis qu'ils affluent ici.

— C'est le père Flochard doit s'en mettre plein les fouilles…

— Ça, oui.

Elle défit son chignon avant d'attirer à elle sa pochette en soie rouge.

— Tu viens ce soir ? demanda-t-elle comme elle s'apprêtait à partir.

— Où ça ?

— Au cabaret…  Les beaux blonds.., deux jours de permission…  

Je ris de la voir minauder ainsi.

— Je ne sais pas, Nadette.

— Ah.., s'écria-t-elle en gesticulant, tu ne vas pas me laisser toute seule !

Des soldats la dévoraient des yeux ; elle fit mine de ne pas s'en apercevoir.

— C'est d'accord, dis-je, mais nous nous retrouverons là-bas.

Elle embrassa ma joue avant de fuir comme la grande actrice qu'elle était.

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