VEUVE ET VIERGE
hector-ludo
VEUVE ET VIERGE
Je m’appelle Élise, j’ai fêté mes seize ans il y a un mois. Ce matin en l’église Saint Jean, j’épousais, Monsieur Jules Désiré Lefèvre de trente-neuf ans, mon aîné.
Pour être plus précise, j’avais l’obligation de me marier à la demande expresse de mon père. Voilà moins de trois mois, j’eus le malheur d’être présente lors de la visite de mon futur époux.
Celui-ci, propriétaire de la ferme exploitée par mon père, venait réclamer des arriérés de loyers. Deux années de sécheresse continue avaient réduit la production de moitié.
Mon père était incapable d’honorer ses dettes. En me voyant, ce vieux barbon, jeta son dévolu sur moi. Il m’acheta littéralement, en échange de l’apurement des comptes. Au départ mon père faillit jeter dehors l’ignoble vieillard. Il ne pouvait envisager que sa seule et unique fille fût mariée à un homme plus âgé que lui. Mais comment dire non, quand ce non signifie l’expulsion et la misère pour sa femme, son aînée et ses quatre garçons encore très jeunes . Après plusieurs heures d’âpres discussions, Mon père a cédé, les larmes aux yeux.
Mon mari venait de ruiner mon rêve. Grâce à mon père, républicain dans l’âme, j’avais fréquenté l’école de Monsieur Ferry. J’étais bonne élève et l’instituteur m’avait inscrite pour le concours d’entrée à l’École Normale Supérieure de jeunes filles.
Mes parents m’imaginaient déjà institutrice. Tout cela s’effondrait. Dans six mois nous allions passer dans le vingtième siècle. Sans savoir vraiment pourquoi, j’attendais le premier janvier mille neuf cent avec impatience. C’était avant, avant d’être livrée sans défense ni recours. C’est le malheureux destin des filles, fut le seul commentaire de ma mère. Il est vrai que même Monsieur Jaurès, que mon père me faisait lire, se préoccupait fort peu du droit des femmes.
- Bonne nuit, Madame.
Blandine, la jeune servante, stupide et rougeaude, mise à mon service, vient de sortir de ma chambre. Comment une fille du même âge que moi peut-elle me souhaiter « bonne nuit » . N’est-elle pas capable de comprendre à quel point je suis terrorisée, assise, à attendre au fond de ce grand lit, la venue de mon « très cher » époux.
Mariage dans la plus stricte intimité avait exigé mon mari. Peut-être conscient de la désapprobation populaire due à l’âge de la future. De son côté, c’était facile, seul survivant d’une épidémie quelconque qui lui avait permis d’enterrer sa deuxième femme, son frère, ses enfants et ses neveux ; il n’avait produit que deux vagues cousins et quelques relations d’affaires. De mon côté, une quinzaine de personnes de la famille et des amis proches. À part mon père tout le monde avait fait semblant d’apprécier ce mariage et de s’amuser. La plupart, à l’instar de mon époux, en buvant plus que de raison.
La chambre est sombre, les meubles massifs. La lampe à pétrole posée sur le guéridon éclaire chichement le papier mauve à losanges. Des rideaux gris encadrent les deux grandes portes-fenêtres donnant sur le balcon du deuxième étage de l’hôtel particulier. Les volets intérieurs et les fenêtres entrouverts laissent entrée la fraîcheur de la nuit.
J’ai froid, froid à l’intérieur de mon corps en ce huit juillet. J’espère, sans y croire, que le vin l’aura assoupi dans sa chambre. Mais non, la porte s’ouvre. Il apparaît. Dieu qu’il est laid et ridicule dans sa chemise de nuit. De petites jambes arquées et poilues en sortent. Il a le visage congestionné. Son gros nez rouge plonge sur son épaisse moustache grise. Les quelques cheveux qui lui restent collent sur son crâne luisant. Et dire qu’il s’appelle Désiré. Je suis tétanisé, mon corps nu sous ma chemise n’est qu’un bloc de glace. Il approche, il est au bord du lit.
- Alors, ma petite colombe, bredouille-t-il d’une voix pâteuse, vous allez recevoir l’hommage de votre époux.
Je me réfugie sur l’autre bord du lit, il sourit, croyant que je lui fais de la place. Il soulève le drap et se prépare à s’allonger, lorsque, soudain, un bruit de grêle résonne sur les vitres. Interloqué, il a suspendu son geste ; L’alcool lui rend la compréhension ardue.
Il cligne des yeux plusieurs fois, puis hausse les épaules et se couche. Ses mains se tendent vers moi comme des serres. La grêle s’abat de nouveau. Il sursaute et rejette les draps en grommelant.
- Qu’est ce que c’est que ce foutoir ?
Il s’approche de la fenêtre et repousse les volets intérieurs. La nuit est noire d’encre.
- Bon sang, je ne vois rien. Tant pis, mais ils n’arriveront pas à me gâcher ma nuit de noces.
À peine a-t-il le dos tourné qu’une nouvelle salve retentie. D’où je suis, j’ai pu distinguer une pluie de petits cailloux venir frapper les carreaux.
- Ah, c’est trop fort, hurle mon mari. Il ouvre la fenêtre, s’engage sur le balcon, s’appuie sur la rambarde et soudain, disparaît dans la nuit. Un cri, un choc sourd, le silence.
Assise dans le grand lit, je vois par l’ouverture le balcon ou il n’y a plus de rambardes, plus de mari, plus personne. Alors, je crie, je ris, je pleure, je ris encore et crie de nouveau. Puis, je me dis que c’est peut-être ça, un mari volage ! Et je ris comme une folle, la tête me tourne, tout s’obscurcit, je sombre.
Le premier visage que j’aperçois en reprenant conscience est celui d’Amandine, l’austère gouvernante.
- Vous voilà de retour parmi nous, Madame, vous nous avez fait peur. Êtes-vous capable de parler ?
- Que faites-vous ici ? Demandai-je, encore perdue.
- Tenez, buvez un peu d’eau, cela vous éclaircira les idées.
Je prends le verre qu’elle me tend au moment ou d’un seul coup les souvenirs me reviennent.
- Mon mari ?
- Du calme, s’exclame Amandine rattrapant de justesse le verre que j’avais lâché.
- Si votre question est : est-il mort ? La réponse est oui. Excusez-moi d’être brutale, mais, dans votre intérêt, j’ai besoin de savoir certaines choses. Dites-moi ce qu’il s’est passé ici hier soir.
- C’est horrible ! Il a disparu d’un seul coup, et…
- Oui, oui me coupe la gouvernante. Racontez depuis que monsieur est entré dans votre chambre.
Je rassemble mes esprits et lui conte les évènements jusqu’à ma perte de connaissance.
- Votre histoire de grêle et de petits cailloux est très curieuse, me réplique-t-elle en se dirigeant vers la fenêtre. Elle écarte les battants et regarde le sol.
- Je ne vois pas de cailloux.
- Mais c’est impossible, ils ont frappé les carreaux, je les ai entendus. Il doit en rester sur le sol.
- Et bien non. Mais, laissons cela. Il y a un détail que vous avez omis.
- Quel détail ?
- Allons, entre femmes, votre discrétion n’est pas de mise. Monsieur vous a honoré avant de tomber.
- Vous dites n’importe quoi, il ne s’est même pas couché.
- Allons, allons, Madame, pendant votre évanouissement, vous étiez tellement en sueur que nous avons changé les draps, ceux-ci avaient des traces de sang.
- Je reste coite. Je ne sais plus où j’en suis. Je doute de mes souvenirs. Le silence s’est installé entre nous, je vois Amandine m’observer du coin de l’œil. Elle secoue la tête et reprend.
- Écoutez, Élise, vous avez eu un très grand choc émotionnel. Il est certain que votre mémoire vous joue des tours. J’ai de l’expérience et de l’amitié pour vous. Alors, suivez bien mes paroles et mon raisonnement. La police est dans l’antichambre et attend pour vous questionner. Du choix de vos réponses va dépendre votre avenir.
- Je n’ai rien à cacher !
- Je le sais, ma chère, mais les policiers raisonnent différemment des gens comme nous. Elle est naturellement méfiante et voit le mal partout. Si vous leur servez la version que vous m’avez donnée, vous obtiendrez deux résultats. D'une part, votre mariage sera nul car non consommé au terme de la loi, et d’autre part les policiers penseront qu’étant donné votre différence d’âge, vous vous êtes refusée à votre époux. Et par suite, que d’une manière ou d’une autre vous l’avez défenestré. Au tribunal, la sentence sera sans appel. La condamnation à mort ! La guillotine !
- C’est abominable, ça ne se peut pas, je suis innocente ! Suppliais-je en me mettant à trembler et à pleurer.
Amandine s’assoie près de moi et me prend par les épaules.
- Allons, reprenez-vous. Vous pouvez éviter ces désagréments en renonçant à prétendre avoir encore votre pucelage. Dites et maintenez qu’après la visite de votre mari vous vous êtes endormie et que c’est le bruit de la chute qui vous a réveillé. Rien de plus. Je vous appuierai dans vos déclarations.
Je suis abasourdi, incapable de réfléchir, les choses vont trop vite. Je reste muette.
La gouvernante renchérit,
- Le choix est simple, d’un côté, vous récoltez la misère, la honte et au mieux la prison. De l’autre, vous devenez une riche héritière libre. Libre de faire votre vie comme bon vous semblera. Bien, ajoute-t-elle en se levant, je vous laisse cinq minutes et je fais entrer ces messieurs.
- La voyant partir, je crie : ne m’abandonnez pas !
Elle se retourne avec un large sourire,
- Ne vous inquiétez pas, nous sommes des amies maintenant.
Les policiers pénètrent dans ma chambre le chapeau à la main. Le commissaire, un homme encore jeune, grand et mince, me déclare assez solennellement :
- Georges Prades, Madame, mes hommages.
Après m’avoir présenté ses condoléances et s’être excusé de devoir m’interroger, il passe rapidement aux questions. Entre soupirs et larmes dont je ne sais la raison exacte, je livre la version d’Augustine
Je vois bien que la simplicité de mes réponses ne le satisfait pas vraiment. Il reprend.
- Après sa « visite », votre mari est donc resté un peu avec vous ?
- oui, je suppose.
- Mais, enfin, vous ne vous êtes pas endormie d’un coup d’un seul ?
- Oh ! Si vous saviez toutes les émotions qu’une jeune fille ressent au cours de la journée de son mariage et plus encore pendant sa nuit de noces, vous ne douteriez pas du profond état de fatigue où j’étais.
- Euh, oui, bien sûr. Mais je ne comprends pas pourquoi, au lieu de regagner sa chambre il a éprouvé le besoin d’aller sur votre balcon.
- Il faisait chaud et mon regretté époux avait beaucoup bu.
- Effectivement, je ne vois pas d’autres raisons. Si vous le voulez bien, nous allons regarder le balcon.
Sans attendre mon autorisation, les deux hommes ouvrent la fenêtre et commencent une minutieuse inspection. Je les vois se baisser et se pencher au-dessus du vide, puis se relever et hocher la tête.
- Parfait, Madame, me dit le commissaire revenant vers moi, nous n’allons pas vous ennuyer plus avant. Nous sommes certains maintenant qu’un mauvais concours de circonstances a eu pour effet le décès accidentel de votre mari. Nous classons donc cette regrettable affaire et vous laissons à votre deuil.
Les policiers reconduits, Amandine surgit immédiatement pour me questionner sur le résultat de l’interrogatoire. La nouvelle du classement en accident la remplit de joie.
Je fais part à ma nouvelle amie de mon envie de revoir rapidement ma famille.
La gouvernante sourit, secoue la tête et me déclare.
- Ma chère petite, vous n’irez pas voir vos parents avant un certain temps.
- Il n’y a aucune raison !
Soudain sa voix devient dure et son expression méchante.
- Écoutez-moi bien et enregistrez-le dans votre cervelle d’oiseau. Tout d'abord, l’enterrement a lieu après-demain, ensuite, et c’est le plus important, la réunion chez le notaire. À partir de là, nous saurons exactement le montant de votre fortune et nous prendrons toutes les dispositions pour que vous me vendiez rapidement tous les biens monnayables à un prix très, très avantageux.
- C’est idiot, pourquoi ferai-je cela ?
- Parce que je vous l’ordonnerai, petite sotte ! Et une fois les transactions passées et enregistrées vous serez libre de rejoindre votre famille de fermiers.
- Jamais je ne ferai une chose pareille, vous êtes folle.
- Folle ! Sûrement pas ! Hurla Amandine, c’est une question de justice, je récupère ce qui doit nous revenir à moi et à mon fils. Qui êtes-vous, pour pouvoir prétendre à une telle fortune ? De quel mérite pouvez-vous vous targuer si ce n’est un joli minois et une chair fraîche attirant les vieux cochons. Grâce à nous, vous n’avez même pas sacrifié votre corps de gamine ! Avez-vous seulement travaillé ? Non bien sûr, alors que pendant plus de trente ans j’ai servi cet homme, dernier rejeton d’une famille de paysans bourgeois dégénérés. Ce porc, qui m’a violé le deuxième jour de mon arrivée comme servante dans cette maison. J’avais votre âge. De ce viol est né mon fils. Eh oui, votre magnifique époux est le père de mon enfant. Dès la naissance, les Lefèvre l’ont placé auprès de mes parents avec une petite somme d’argent pour étouffer le scandale. Ont suivi trente ans de sales besognes, de vexations, de salaires de misère. C’est pourquoi je suis en droit de réclamer l’héritage de mon fils, le seul descendant vivant de cet homme. Croyez-vous pouvoir prétendre avoir priorité sur lui ?
- Bien sûr ! Rétorquai-je excédée, je suis officiellement sa femme. Si le destin me comble, je n’y peux rien. De plus, je n’avais rien demandé. Soyez certaine que je serai beaucoup plus généreuse que mon époux et compenserai largement la souffrance que vous avez endurée.
Amandine éclate de rire,
- Quelle innocence, quelle générosité ! Je ne désire pas les miettes, j’exige la plus grosse part du gâteau. Pensez-vous que nous allons renoncer à un plan élaboré depuis des années ? J’ai mis cinq ans avant de pouvoir faire entrer mon fils dans cette maison. Ah, je vois que vous vous posez la question. Qui ? Charles, le secrétaire de votre mari bien sûr. Cet imbécile de Lefèvre ne s’est jamais douté qu’il travaillait avec son fils. Voyez, nous avons parfaitement tout verrouillé. Vous allez coopérer pleinement.
- Et si je refuse ?
- C’est évident, je vous dénonce à la police.
- Que voulez-vous dénoncer ? Ils ont classé l’affaire ! Vous ne me faites pas peur.
- Vous n’avez pas peur parce que vous n’avez encore rien compris. Il suffit que je dise aux policiers que vous êtes toujours vierge, que les tâches sur le drap n’était qu’un stratagème et que vous m’avez obligé à mentir. Le commissaire exigera un examen médical et ce sera un aller simple pour la guillotine.
Le sang a quitté mon visage, je réalise enfin dans quel piège je suis tombée. La gouvernante me regarde, un sourire méprisant aux lèvres. Elle sue l’amertume et la haine. Je lutte encore,
- J’expliquerai le complot que vous avez prémédité avec l’aide de votre fils.
- Raté, mon fils est officiellement né de parents inconnus. Suffit maintenant ! La discussion est close ! Jusqu’à l’enterrement, vous resterez enfermée dans cette chambre. Et n’espérez pas vous échapper histoire de trouver un galant susceptible de vous déflorer. Votre bonne veille sur vous. Blandine est un peu simple, mais d’une fidélité aveugle à mon égard.
Dans deux jours, pendant la cérémonie, vous serez près de moi. Interdiction de parler à votre famille ou à qui que ce soit. Par précaution, je vais faire courir le bruit que vous êtes dans l’impossibilité de vous exprimer, suite au choc émotionnel. D’ici là, je vous conseille de réfléchir à l’avenir que vous envisager. Ah, j’allais oublier, des fois que vous vouliez imiter votre mari. Elle s’approche de la fenêtre, sors de sa poche une sorte de cadenas qu’elle fixe dessus,
puis fait de même sur l’autre. Sans se retourner, elle quitte la pièce.
La porte s’est refermée, j’ai entendu la clé tournée dans la serrure.
Ma chambre nuptiale est devenue une prison. Je me trouve dans l’extraordinaire situation d’être veuve, vierge, riche et prisonnière de la femme qui a certainement assassiné mon mari.
Je m’approche avec appréhension de la fenêtre par où il a disparu. Elle est légèrement entrouverte, mais, le système qu’elle vient de poser bloque l’ouverture. L’air, chargé des odeurs de juillet, pénètre doucement. Les souvenirs de mon ancienne vie affluent, ma gorge se serre, mes larmes coulent.
J’avance dans l’allée du cimetière, quelques pas, après le curé, et les enfants de cœur. La carriole toute drapée de noir qui porte la dépouille de mon défunt époux devant.
Je suis toute de noir vêtue. Une large capeline recouverte d’un grand voile noir me tombe sur les épaules. Sous le soleil de juillet, je ressemble à mon ombre.
La gouvernante est à ma droite, me tenant fermement le bras et la bonne juste derrière. Suivent ensuite deux cousins de mon mari avec leur épouse, ma famille et les amis. Amandine est nerveuse depuis ce matin. En m’apportant ma robe de deuil, elle s’est aperçue que j’avais des mouvements convulsifs des mains et des bras. Devant sa colère je lui ai expliqué que cela m’avait pris dans la nuit et que je ne pouvais rien y faire. Elle me gifla à plusieurs reprises, puis, finit par s’arranger d’une veuve agitée.
À la fin de la messe, la gouvernante ayant informé les gens de mon indisposition, il n’y eut donc pas de condoléances. En remontant les travées, j’entendis certaines personnes réussir à me plaindre sincèrement à la fois d’être veuve si jeune, d’avoir perdu l’usage de la parole et d’être agitée de mouvements si inquiétants.
Nous arrivons près du caveau. L’assistance se déploie alentour. À travers le voile je guette désespérément un visage ami. J’aperçois enfin deux de mes jeunes frères. Pierre et Jean. Ce dernier me fixe intensément, il a toujours été le plus proche de moi et il doit sentir que quelque chose ne va pas. L’avoir vu m’arrache un sourire au moment ou le cercueil est descendu dans la tombe.
De nouveau enfermée dans ma chambre, j’attends que l’on me conduise chez le notaire. Je me demande comment Amandine espère le convaincre de ma volonté de lui céder mes biens. Nous voilà en route, dans le même accoutrement, dans les mêmes dispositions et moi toujours agitée. Les gens se retournent sur mon passage, mais cela ne change rien.
A peine arrivé, un clerc nous introduit immédiatement. La servante reste au salon d’attente. Trois hommes sont déjà présents, je reconnais les cousins de mon mari et Charles, le secrétaire et fils de la gouvernante. Présentation générale et lecture immédiate du testament. Jules Désiré Lefèvre lègue trois francs et six sous aux cousins, mille francs or à sa gouvernante et le reste à sa très chère épouse. Le document datant de plus de dix ans, la très chère épouse n’est plus celle de l’époque, mais la loi étant ce qu’elle est, je suis l’héritière de droit.
Les cousins commencent à protester du peu qui leur revient, le notaire coupe court en leur disant qu’ils peuvent attaquer le testament, mais que c’est peine perdue. Sur ce, il les congédie.
La porte à peine refermée, l’affable tabellion se transforme en un arrogant personnage.
- Voilà donc la petite donzelle qui prétend garder le magot pour elle seule ! J’espère, ma chère Amandine que vous lui avez rendue, tout son bon sens.
- Parfaitement, Monsieur le Notaire, elle a compris où est son intérêt.
- Elle me semble un peu agitée cependant.
- Juste une fatigue nerveuse, réplique la gouvernante, ne faites pas attention.
Derrière mon voile, je réalise, enfin, la complicité du notable, et pour quoi Amandine était aussi sûre d’elle.
- Revenons à notre affaire, reprit le notaire. Il me faudra encore quelques jours pour parfaire l’inventaire des propriétés et immeubles de Monsieur Lefevre. Les papiers que vous m’avez fait parvenir, mon cher Charles, m’ont beaucoup aidé.
Puis, il se tourne vers moi,
- Je vais vous expliquer comment nous allons procéder. Ont suivi des explications complexes de déplacements d’argent à la manière des vases communicants, qui se soldaient par le transfert total de mon héritage dans les mains de ces trois escrocs.
Ignorante des arcanes de la finance, je ne compris pas la moitié des termes utilisés. Mais comme ma collaboration à cette juteuse affaire se limitait à la signature de papiers divers, je jugeais inutile de demander des précisions que certainement je n’aurai pas obtenues.
Pour finir, le secrétaire s’adresse à moi en souriant,
- Voyez, chère Madame Lefèvre, la chance que vous avez. Vous êtes arrivée sans dot et avec votre virginité, il y a trois jours, et dans une petite semaine vous repartirez avec… les mêmes bagages.
Ils éclatent tous trois de rire. Il reprit,
- Dommage que je ne puisse accepter de vous faire profiter d’une nuit de noces. Cela vous aurait calmé les nerfs tout en me remerciant de façon fort élégante d’avoir défenestré votre époux.
- Taisez-vous ! Charles, vous devenez trop bavard. Lui intima la gouvernante.
- Quelle importance, toutes les preuves sont contre elle de toute façon !
Nous quittons le tabellion, la chaleur de juillet nous enveloppe. Je déprime et me désespère. Tous les plans de ces misérables s’enchaînent à merveille.
Ils ont pensé à tout. À moins d’un miracle, ils obtiendront la totalité de la fortune des Lefevre.
De retour dans ma chambre-géole, j’essaie de mettre de l’ordre dans mes idées. Je sais maintenant avoir affaire à des assassins, pas seulement des escrocs. Il est évident qu’ils avaient trafiqué la rambarde en affaiblissant les points d’ancrage. Le fils d’Amandine était en embuscade sur le balcon avec les petits cailloux prévus pour interpeller mon mari. Lorsque celui-ci s’est avancé et penché, Charles n’a eu qu’à le pousser d’un bon coup sec. Rien n’a pu retenir le vieil homme. Du fond de mon lit, je n’ai pas pu voir le geste du criminel. Ma perte de connaissance a dû les arranger, mais ils devaient avoir un plan de rechange. Charles devait quitter le balcon rapidement et enlever les petits cailloux pour que je ne puisse avoir de preuves. Depuis longtemps ils guettaient l’occasion et le moment propice.
La lubricité de mon mari et son goût pour les jeunes filles, leur a fourni l’élément manquant : moi.
La façon dont ils ont tout prévu commence à me faire paniquer. Je crains que leur plan, en ce qui concerne ma petite personne, ne se limite pas à la signature des papiers et à ma libération. Ils sont trop sûrs d’eux, il apparaît évident que je resterai une menace, même lorsqu’ils auront touché la fortune de mon mari. Il est certain que d’une manière ou d’une autre j’irai rejoindre mon époux.
Voilà deux jours que je me morfonds dans cette chambre. Le seul changement est d’être servi, ce matin, par la gouvernante elle-même, en lieu et place de la bonne.
Une gouvernante fort mal lunée, qui m’apprend, d’un ton rogue, notre rendez-vous cet après-midi chez le notaire. Elle me prie d’être prête en temps et en heure. Bien qu’ayant le sens des convenances, devoir m’habiller de nouveau en noir pour singer un deuil qui m’indiffère totalement m’exaspère au possible. Malgré tout, cela reste un très petit souci comparé à mes craintes.
Mon escorte a légèrement changé, Amandine et son fils m’encadre, il n’y a plus de bonne. Mes bras et mes mains continuent de s’agiter. Mais, beaucoup moins.
Chez le notaire même cérémonial, je me retrouve assise devant une table où s’aligne un nombre impressionnant de documents à signer. Mon mari semble avoir été encore plus riche que je ne le pensais. Charles pose devant moi un encrier et un porte-plume. Mes membres ont soudain cessé leurs mouvements à la grande satisfaction des trois personnages. Je vais pouvoir signer correctement.
Du doigt, le notaire m’indique à quels endroits parapher et apposé ma signature. Je trempe la plume dans l’encrier, lorsque soudain l’on frappe à la porte.
Le notaire se redresse et crie, péremptoire.
- J’ai dit de ne pas me déranger !
Le tabellion va pour reprendre ses indications lorsque la porte s’ouvre.
- Qu’est-ce-que…. ? S’étrangle le Notaire
- Bonjour, Messieurs dames, Commissaire Georges Pradès pour vous servir et vous signifier que vous êtes en état d’arrestation.
Cinq policiers surgissent à sa suite et nous saisissent.
- Laissez la jeune dame, messieurs, s'il vous plaît, intervient le commissaire.
Nous le regardons tous, éberlués. Le policier se penche sur la table, jette un œil sur les papiers et me sourit.
- Vous n’avez rien signé, c’est parfait.
Le notaire reprend ses esprits et proteste,
- Mais enfin, commissaire, que signifient cette intrusion et ces manières ?
Georges Prades le regarde quelques secondes et lui assène,
- Je vous inculpe de complicité de meurtre, séquestration et extorsion de fond, entre autres.
Puis, il se tourne vers le secrétaire et la gouvernante,
- Ainsi vous êtes le fils naturel de monsieur Lefevre. Et vous, madame, sa mère.
- Mais comment savez-vous tout cela ? S’étrangle Amandine.
- Mais par Madame Élise Lefèvre ici présente.
- Impossible, elle est restée enfermée en permanence, elle n’a communiqué avec personne. S’exclame Charles.
- Ah ! oui, c’est exact. C’est aussi la chose la plus extraordinaire que j’ai rencontrée au cours de ma carrière. Mais je vous laisse expliquer la manière, Madame Lefevre. Ajoute-t-il en se tournant vers moi .
Encore toute retournée, par la tournure des évènements, je commence mon récit:
- Par un concours de circonstances étonnant, j’ai appris avec mon jeune frère la mimique. Cela ne vous dit rien, bien sûr, et cette ignorance m’a sauvé. La mimique est la science qui permet à des personnes sourdes ou muettes de communiquer entre elles et les gens sans handicap. Tous les professeurs qui enseignaient cette matière étaient affligés d’une de ces incapacités. Il y a une vingtaine d’années, de soi-disant savants stupides réussir à interdire cet enseignement sous prétexte qu’il empêchait les sourds ou les muets de faire travailler leurs organes naturelles et ne leur permettait pas de devenir normaux. Au fur et à mesure les postes de ces professeurs furent supprimés. Les derniers, il y a dix ans environ. Ces hommes se retrouvèrent du jour au lendemain sans travail et sans revenu. Vous imaginez sans peine la difficulté pour un handicapé à trouver une autre activité. Ils étaient condamnés à la misère. Les travaux des champs furent une de leurs planches de salut.
C’est ainsi qu’un jour, il y a trois ans environ, arriva à la ferme de mon père un de ces malheureux accompagné de sa famille. Après quelques temps, mon petit frère Jean et moi-même fûmes séduits par ce personnage hors du commun. L’homme qui avait gardé entière la passion de l’enseignement nous proposa de nous apprendre sa science, la mimique. À partir de cet instant, nous rejoignions cet étonnant professeur après son travail, et répétions sous sa direction ces gestes incroyables qui finirent par devenir une véritable langue de communication secrète entre mon petit frère et moi.
Lorsque, prise dans votre piège, je me désespérais, vous m’avez apporté l’espoir, Amandine, en me disant que toute ma famille serait présente aux obsèques de mon mari.
C’est à cet instant que l’idée m’est venue. Je vous ai surprise, ce matin là, quand vous m’avez vue agitée de mouvements incontrôlés que je n’ai eu de cesse d’entretenir. Arrivée au cimetière, la chance a voulu que je me retrouve face à mon petit Jean. À ce moment, et bien sûr, vous n’avez pas saisi la différence, mes gestes sont devenus bien plus précis et structurés. Un monologue a commencé, car mon premier message pour Jean fût de lui intimer de ne pas répondre. Ainsi, à chaque fois que nous sortions, je communiquais des informations complémentaires à mon frère. À votre nez et à votre barbe. C’est à vous de continuer maintenant commissaire.
- Je dois à la vérité de dire que j’ai eu du mal à accepter l’histoire du gamin. Heureusement que votre père, mine de rien, connaissait votre secret et n’a pas hésité à appuyer son fils. Par ailleurs, contrairement à ce que j’avais laissé entendre, je n’avais pas classé l’affaire. Mon collègue et moi-même avions des doutes quant à l’accident. C’est pour cette raison que nous avons appréhendé ce matin votre bonne pendant qu’elle faisait les courses. Cette âme simplette a très vite perdu pied, et nous a raconté le peu qu’elle savait. Ce peu a conforté les renseignements que nous apportait votre frère.
Nous attendions que la réunion débute et que les papiers qu’ils voulaient vous faire signer soient prêts pour intervenir.
Vous êtes maintenant libre, veuve et riche, Madame.
Je regardais cet homme qui venait de me sauver, en me disant que peut-être, avec lui, il serait agréable de devenir simplement et uniquement une veuve.