vice et Verso

Didier Benini

Je n'étonnerai personne en confiant la gène que je peux éprouver à parfois me contempler dans un miroir.
Non pas qu'il me soit difficile de pratiquer quotidiennement les opérations nécessaires au bon entretien de mes restes, mais l'exercice me trouble et m'appesantit d'états d'âme dès qu'au-delà de mes traits mon regard me porte vers MOI.

Si chaque matin j'ordonne à mes dents une pâte leur assurant de choir sans plier, si d'autres fois je rehausse ma coiffure d'un cran, celui qui m'a si souvent manqué, ou si d'un revers de main salivé je dompte une mèche érectile, mon assurance dérive lorsque mon œil ferré échoue à l'horizon de mon regard.
En clair, la pertinence objective de ce regard me dérange.
Cependant, le placard d'entrée de mon nouvel appartement supporte un immense miroir où se réfléchirait de pied en cape Gulliver lui-même, et en ce dimanche plus maussade qu'un vendredi saint, je décidais de me rencontrer et m'invitais à me rendre avant toute sortie, dans l'entrée afin qu'au miroir j'y fisse face.
La mission était délicate.
Surprise ! horreur ! je me voyais de dos. D'un prompt demi tour je fis volte face et de l'entrée embrassai la porte qui elle ne reflétait rien. Ce rien d'usage me convenait mieux. Le souffle court je me convainquis alors de m'être mal vu et décidais d'y retourner. Plus lentement, presque trop, j'accomplissais ma ronde bien décidé quelle qu'en soit ma vision, à ne pas m'y dérober.
Malheureusement mon illusion n'était pas d'optique. Je me voyais de dos. Je considérais ma face cachée comme n'importe quel observateur de mes lignes arrières aurait pu le faire. De dos je ne pouvais rendre aucun coup. Tirer la langue, cligner d'un œil malin, ou laisser paraître d'un sourire charmeur l'éclat d'une canine gourmande ne servait à rien en ces circonstances irréfléchies.
Je me précipitais dans ma salle de bain et plongeais, à la briser, dans ma glace du quotidien, du besogneux, du maquillage et du perfectible. Ouf ! Rien n'avait changé. Bien à sa place mon nez trônait sur le reste et ordonnait tout autour de lui les éléments d'un visage auquel je m'étais attaché. Je reconnaissais là mes points noirs et blancs, et aussi mes poils qui de très près, dans l'intime, donnaient à ma peau l'aspect d'une pelouse malade et clairsemée.
Rassuré mais inquiet vers l'entrée je tentais une sortie et me fis face... le dos tourné !
Le constat était terrible. Ce miroir, certainement maléfique, ne possédait de moi que mon dos et m'offrait à la vue le jamais vu.
J'en profitais pour corriger mon col et rentrer un pan de chemise, et puis j'observais. Je m'observais.
Je ne me reconnaissais pas encore. D'un dodelinement de la tête puis d'un dandinement des hanches je m'assurais être moi. J'étais.
Quel sort pouvait m'avoir été jeté ? et par qui ? et pourquoi moi ?
Je restais ainsi de longues minutes derrière moi à me découvrir, m'examiner, m'inspecter, tout sauf à me dévisager. L'exercice s'avérait plus pénible qu'à l'accoutumée.
S'est on jamais maté ainsi ? Déshabillé de son attention, désarmé de ses coups d'œil, presque nu, complètement nu.
D'ailleurs je me dévêtais et me disséquais sans concession.
Bien qu'assez bas l'ensemble paraissait cohérent et bien équilibré, chaque morceau occupait bien sa place et le partage des masses plus charnues semblait équitable. Mais au détail !

Qui peut se targuer de s'être en l'état reluqué ?
Lestées par des bras raccourcis et trop fins d'où pendaient mes paumes ouvertes, mes épaules convoitaient le sol tirant sur un cou court surmonté d'un ovale avantageusement enchâssé. Plus bas de quelques centimètres mes mollets trop gonflés, pilotis éprouvés de tant de marées, s'ouvraient sur mes quadriceps déplumés. Sur mon cul je resterai silencieux.
Ainsi étais-je donc. Fermer les yeux ne m'aurait dissimulé qu'à l'intérieur de mes paupières et me tourner le dos ne l'aurait pas corrigé. Il me fallait donc faire face à ce moi que je découvrais dans la surprise et la douleur.
Heureusement, et nos Histoires le prouvent, la nature humaine est ainsi faite qu'à l'indicible elle consent.
Dès lors je m'employais régulièrement à l'examen sagace et lucide de cette part d'ombre, portée à la lumière par ce miroir que je ne qualifiais plus que de révélateur, et parfois derrière moi, démasqué de mes charmes et attitudes, se dévoilait accroché à l'homme que j'étais, l'enfant que je fus.
Le miracle alors se produisait de m'apparaître face à face. 

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