Victor
Gaetan Serra
Victor, Maîtresse lui pardonne tout. Avec sa bouille toute ronde, ses yeux tombants, sa bouche barbouillée et ses mains dans le dos, elle ne résiste pas. Elle reconnaît vite lorsqu'il fait une bêtise : il fait toujours la même tête. Et si son ventre rondouillet se met à gargouiller, le portrait tragi-comique est parfait. Elle n'arrive même pas à se fâcher, il faut dire qu'elle est vraiment patiente, c'est loin d'être la première fois. On est plutôt habitué à voir Victor réprimandé par l'institutrice. Mais toujours gentiment. De toute façon, lui crier dessus ne servirait à rien.
L'attitude de Maîtresse, c'est un mélange de calme et de résignation. En effet, c'est la troisième année qu'elle a Victor. Elle le connaît par cœur, comme si elle l'avait fait. Elle a tout essayé auparavant mais rien n'y fit, alors elle lui parle, le reprend parfois, mais toujours avec le détachement nerveux nécessaire pour ne pas s'épuiser mais l'empathie obligatoire pour qu'enfin le garçon de six ans comprenne qu'il est temps d'arrêter d'enchaîner les bourdes. Et encore, si ce n'était que cela, elle s'en accommoderait, depuis la rentrée, désormais en grande section, Victor, devenu un grand gaillard, exprime sa violence au premier degré. Si on ne l'écoute pas, si on ne s'amuse pas avec lui, si on l'embête, il répond avec les coups presque systématiquement. Ou les dents, c'est selon. Car le grand garçon a éternellement faim, encore plus lorsque c'est comme ce jour-ci aux environs de midi. Maîtresse, comme toujours, prend les choses avec parcimonie. En maternelle, on cherche ses limites, on veut s'exprimer et parfois le langage du corps parle à la place des mots. Même si le déclenchement soudain et violent de ce comportement l'étonna, elle garda constamment un œil ferme mais délicieux sur Victor.
Parfois, elle baissait les bras car personne ne savait réellement de quoi il souffrait. C'était un enfant relativement laissé pour compte, qui grandissait seul, chez lui, abandonné à ses propres expérimentations de la vie, relégué au sort de poupon grassouillet pourtant prêt à entrer bientôt en élémentaire, mais sans en avoir le bagage. Il ne parlait que très peu, ou par répétition. Maîtresse aimait bien faire jouer de petites saynètes aux enfants, Victor aimait bien y participer et répétait aussi. Il y apprenait du vocabulaire et on l'entendait faire de rares énoncés complets, où pour une fois, les bruits ou onomatopées étranges sortaient de son lexique. Dans les contes, il aimait faire écho aux phrases itératives. Malheureusement, c'étaient surtout celles des méchants. Il n'était pas rare de l'entendre dans la cour de récréation jouer au loup avec les enfants de petite section et crier "Je vais te manger le bras ! Je vais te manger le bras !". C'était toujours lui le loup. Ça ne le dérangeait pas, au contraire il adorait cela. Et il savait bien terroriser les petits. Si bien que la plupart du temps, cela finissait avec des pleurs, ou de terreur ou de douleur parce que Victor avait fini par distribuer des coups.
Petit à petit, il s'était mis en dehors de ses propres camarades de jeu et cela faisait déjà longtemps que les autres grands ne jouaient plus avec lui. Mais cette année, Victor faisait partie des vieux de la classe, donc une toute nouvelle promotion d'enfants était arrivée. Autant d'amis potentiels qui ne le jugeraient pas avant la dixième gifle reçue. En cette fin d'année scolaire, le niveau des petits et celui de Victor, qui stagne dangereusement, s'équilibre et ainsi, il se sent proche d'eux.
Hugo restait son ami même après tous les coups subis, même s'il avait deux ans de moins que ce dernier, même si c'était une crevette et que son copain faisait le double physiquement à tous les niveaux. Il y avait une sorte d'osmose entre eux, des Laurel et Hardy de la pré-élémentaire. Quand Victor criait son traditionnel "J'ai faim" à toute la classe, son compère disait la même chose. Hugo ne canalisait pas l'agressivité de Victor, mais il restait là contre vents et marées et c'était bien l'essentiel afin que ce dernier ne finisse définitivement pas seul.
Maîtresse aime bien Hugo, aussi. Dans le dossier "petit enfant sauvage", il l'assiste sans le savoir. Il est une soupape de sécurité. Alors, même quand les deux se chamaillent aux toilettes, jusqu'à s'assommer avec le crochet, parce qu'ils veulent utiliser le premier le torchon avec les éléphants plutôt que le tout blanc "parce qu'il frotte mieux" selon leurs dires, elle passe l'éponge. Ils se trompent sûrement mais ce petit rituel entre eux est un gage de quotidien et à l'approche des grandes vacances, Maîtresse se rend compte que tout cela va aussi lui manquer.
Les deux garçons, dont l'association des prénoms pouvait prévaloir une grande sagesse qu'elle ne vit jamais, ont dû encore une fois se disputer. L'institutrice n'envoie jamais les petits seuls aux toilettes, elle les fait toujours accompagner par un grand. À cinq minutes d'être récupérés par la cantine, Hugo avait déjà fini son travail et pouvait aller se laver les mains tout au bout du couloir. L'occasion était double d'envoyer Victor, qui, lui, n'avait pas touché aux feutres : il était son ami, et c'était un bon moyen de le responsabiliser. Mais avez-vous déjà essayé de tirer les vers du nez à quelqu'un qui n'a que très peu de vocabulaire ?
- Alors, Victor, je t'écoute… Pourquoi tu fais cette tête ? Qu'est-ce qui s'est passé aux toilettes ?
Elle n'aurait aucune argumentation en retour, elle le savait. Elle espère juste avoir quelques indices, quelques mots pour comprendre ce qui s'est joué aux sanitaires et qui ne semble pas correspondre à l'épisode usuel des torchons.
Avec sa bouille toute ronde, ses yeux tombants, sa bouche barbouillée et ses mains dans le dos, Victor ne répond pas. Maîtresse hausse un peu plus la voix.
- Vous n'avez pas joué au loup aux toilettes, j'espère ?
Elle regarde autour d'elle, pensant qu'Hugo était revenu en même temps que lui.
- Tu l'as laissé là-bas ? Enfin, Victor !!!
Maîtresse ne peut pas laisser le reste de la classe alors elle ordonne à Victor d'aller le chercher, mais celui-ci ne bouge pas.
- Je sais très bien que tu comprends, alors dépêche-toi ! Tu ne voudrais pas que je dise à la dame de la cantine de te priver de dessert ?
Elle sait que le chantage à la nourriture n'est pas un acte très pédagogique mais que cela marche avec lui.
Mais Victor s'en fiche. De toute façon, il n'a plus faim.
Encore une fois, agréablement surpris par la chute de cette nouvelle !
· Il y a plus de 9 ans ·Je n'ai remarqué qu'une seule faute aussi : "Malheureusement, c'étaient surtout celles des méchants." => Je pense qu'on dit "c'était", qu'il n'y a pas d'accord avec le démonstratif.
tabellion
non on peut très bien accorder avec le sujet réel plutôt qu'avec le sujet apparent, tout comme on dirait "ce sont" au présent :)
· Il y a plus de 9 ans ·Gaetan Serra
C'est vrai ! Au temps pour moi, c'était un sans faute alors ! ^^
· Il y a plus de 9 ans ·tabellion