Vide de couleur
maelle
Nuit noire. Jeudie, debout, fixe en silence son lit bleu, sa couette de couleur bleu, l'oreiller bleu, son zèbre en peluche à rayures bleues. Elle aime le bleu. Elle est une fille avec des cheveux bleus, c'est ce qui la distingue. Jeudie est apprentie sorcière, dans une maison qui flotte au beau milieu d'un lac bleu ; quand elle regarde vers l'horizon, elle voit toujours l'eau bleutée qui effleure le ciel bleu mais parfois gris. Elle commence tout juste à aimer la magie.
Nuit gris-noir. La jeune fille aime dormir, elle peut enfin se retrouver telle qu'elle est, arrêter de travailler. Parfois les incantations, les formules et les ingrédients des potions de la journée qu'elle apprend par cœur dansent devant ses yeux mais elle les chasse d'un battement de cil. Ce temps, ces heures de la nuit, elles sont pour elle et rien que pour elle, pas pour la magie.
Nuit gris anthracite. Jeudie se réveille, elle regarde son réveil, deux traits, deux heures du matin. Elle se lève, va aux toilettes, s'arrête devant le frigo, verse du lait dans un verre de cristal, remonte les escaliers sur la pointe des pieds, pour rester silencieuse, pour s'entraîner à danser. Elle préfère la danse à la magie. La maison est calme, Jeudie se sent puissante, comme la maîtresse de la maison, Yapaï, la sorcière qui l'oblige à se consacrer jour et nuit à ses études.
Nuit gris terre d'ombre. Elle se regarde, face au miroir, le regard mauvais. Elle hausse les épaules, secoue la tête. Elle marmonne, apprentie sorcière, tu parles, tout ce que j'ai de magique, ce sont des cheveux bleus ça ne sert à rien, je n'y arriverai jamais. Elle n'aime plus la couleur de son oreiller. Jeudie se réveille deux fois, ses rêves sont étranges. Le matin s'annonce par des rayons de soleil qui transpercent le ciel bleu foncé. Son esprit est encore flou, elle a l'impression que sa nuit a été aspirée.
Nuit gris granit. Sa respiration régulière soulève sa couverture mais ses yeux restent ouverts. La nuit n'est plus peuplée des êtres imaginaires qui l'accompagnent habituellement. Elle est peuplée par le rythme de son souffle, de son corps qui se retourne de part et d'autre de son petit lit, de la couverture qui se place au dessus de sa tête, puis qui se jette à ses pieds.
Nuit gris fer. Les pensées tournent et retournent dans sa tête, des pensées inutiles, entêtantes, sans fin. Un trait sur le cadran de son réveil, une heure du matin, son visage s'assombrit. Elle se réveille trois fois. Quand elle tend l'oreille, elle sait que toute la maison dort mais elle entend des craquements, le souffle du vent, des murmures qui la maintiennent éveillée. Elle soupire, pense à la journée du lendemain, passe la main dans ses cheveux bleus hirsutes.
Nuit gris ardoise. Elle baille le jour, elle se frotte les yeux le soir, elle pleure.
Nuit gris graphite. Elle se regarde face au miroir, fronce le nez devant les cernes qui dansent sous ses yeux, ses yeux bleus, ses cernes grises. Elle a trop chaud, baisse le feu, ferme les yeux avant de frissonner, quelques minutes plus tard elle a froid. Elle se réveille à minuit, brûlante, le corps en sueur. Un haut de pyjama bleu y passe puis un deuxième, trempé. Jeudie ne dort pas, elle sort, sur le rebord de la maison qui flotte, près du lac. Elle n'aime pas le silence, les étoiles, le vide et rentre à l'intérieur. Son châle bleu glisse à terre lorsqu'elle se glisse dans son lit.
Nuit gris basalte. Son regard fuit lorsqu'on lui parle de dormir, d'oreiller ou de matelas. Jeudie redoute le moment d'aller se coucher, elle le retarde. Le soir, elle ne pratique plus la magie ; elle lit pour penser à autre chose. Elle regarde le réveil, écoute de la musique, jette un coup d'œil au cadran, ses yeux bleus se remplissent d'eau bleu gris, elle s'allonge, les bras en croix, les larmes coulent le long de ses joues. Elle ne supporte plus la vue de son corps devant le miroir et laisse ses cheveux bleus ébouriffés.
Nuit gris bleu. Elle soupire.
Nuit gris souris. Vers trois heures du matin, le regard de Jeudie s'éclaire. La sorcière, c'est elle la cause de tout. Jeudie la déteste. La sorcière Yapaï lui fait apprendre de force la magie, elle l'enferme dans cette maison isolée par l'immense lac. Elle lui jette une malédiction l'empêchant de fermer l'œil, la malédiction de la nuit blanche. Jeudie pousse un soupir, dès demain elle se mettra à la magie pour trouver ce sortilège et le défaire.
Nuit gris petit gris. Les nuits de Jeudie envahissent sa journée, sombre. Son esprit semble voilé en permanence par un épais nuage. Elle pâlit. Elle a trouvé la formule du sortilège que lui a lancé la sorcière Yapaï ; elle ne la comprend pas. À force de la parcourir, les runes apparaissent malgré elle devant ses yeux, elle n'aime pas cette sensation. À la place, elle trouve un livre de sophrologie, examine les schémas, respire par le nez, descend le corps, monte les bras, se sent ridicule, trouve la gymnastique inutile et range le livre.
Nuit gris argent. Jeudie grignote un bout de gâteau, renifle des potions, enlève les draps bleus, jette sa peluche de zèbre par la fenêtre, bouge le matelas par terre, se roule en boule, attend quelques minutes puis se relève, descend écouter le silence, va aux toilettes, sur la pointe des pieds, se mouille le visage. La nuit est de plus en plus longue.
Nuit gris béton. Elle est si épuisée qu'elle évite le miroir, elle le remplace par la balance. Elle monte, on lui apprend qu'elle pèse cinq kilos de plus, trop de gâteaux. Jeudie hausse les épaules. Elle va chez son coiffeur, il lui coupe les cheveux, bleus, plus courts, pas assez courts. Quand elle lève le nez au ciel, il est gris. Jeudie s'excite dès neuf heures du soir, elle n'arrive plus à baisser les épaules. Elle pense. Je pourrais travailler. Je pourrais apprendre mes formules, tester des potions, rédiger la liste d'herbes, réfléchir à la composition d'un sort. Je pourrais faire du sport, perdre du poids, m'amuser, jouer à ce jeu, lire ce livre, faire tout ce dont j'ai envie et dont je n'ai pas le temps. Elle reprend un verre de lait.
Nuit gris ciment. Jeudie s'est habituée au roulis incessant de la maison qui flotte sur l'eau de l'étang, elle s'est habituée à vivre loin de toute berge, à se laver tous les matins dans les eaux froides du lac, à dériver des jours entiers avant d'apercevoir le moindre arbre mais la nuit, malgré ses efforts, elle ne s'y habitue pas. Elle a trouvé une potion, la boit, ses épaules se relâchent enfin.
Nuit gris ciment. Ses nuits blanches sont vides de sommeil.
Nuit gris pierre. Jeudie croit devenir folle, elle ne supporte plus le silence de la maison qui semble débarrassée de toute présence. Seule debout dans le noir, elle n'ose pas allumer la lumière. Elle ne supporte plus ces faces-à-faces avec elle même, ses propres pensées qui ne changent jamais, comme les paroles d'un disque rayé. Elle se balade, elle arpente, furtive, sur les talons, les vastes couloirs.
Nuit gris poussière. Je ne sais pas comment tu fais, moi j'aurai craqué depuis longtemps. Tes insomnies vont peut être rester pour toujours. Les mots de ses amis circulent dans sa tête. Insidieusement les pensées noires l'envahissent. Elle peut rester repliée sur elle même pendant des heures, elle ne pleure plus, elle hurle silencieusement, sans faire de bruit, sans réveiller les autres, la bouche ouverte, la salive se répand sur le drap blanc.
Nuit gris silex. Jeudie est folle. Elle prend une sixième potion, s'effondre, se lève pour renifler l'air dehors, danse un peu, effleure les livres creux de ses doigts, comme si elle se les appropriait. Jeudie les connaît par cœur. Ses cernes noires valsent la salsa, ses yeux bleus se ternissent. Elle pourrait boire, boire, elle pourrait voler, elle devrait travailler. Elle exècre la sorcière, lui jette des malédictions en silence. Elle invente toute la nuit un sortilège qui ne sert à rien.
Nuit gris clair. La journée est noire. La nourriture s'ingurgite difficilement avec un dégluti sonore, les yeux baignent dans une perpétuelle petite mer. Jeudie n'est plus que l'ombre d'elle même et sa propre ombre est devenue noire.
Nuit blanche. Jeudie monte sur le toit de la maison. Elle attend. Elle laisse passer chaque minute, chaque seconde, les neuf heures consacrées à son sommeil journalier et réparateur. Elle frissonne dans son sweat-shirt bleu foncé, l'air froid s'infiltre, glisse le long de sa peau, la buée s'échappe de son nez. Une heure du matin, elle dodeline de la tête, elle attend. Les étoiles semblent aussi glacées que ses mains, la nuit est noire, les eaux noires, le ciel noir. Les étoiles sont blanches. Jeudie garde les yeux fixés sur la ligne de l'horizon. Elle vit sa nuit blanche, chaque moment, chaque bruissement du vent, chaque pièce de bois de la maison qui craque, chaque flux et reflux des vagues, chaque silence. Elle n'affronte pas sa nuit blanche, ne cherche pas à la détourner, à l'esquiver, elle l'ancre en soi, se l'approprie, la fait sienne. Elle ne pleure pas, ne s'énerve pas ; Jeudie est presque sereine. Elle attend que la nuit passe. Elle passe. Blanche, comme elle devrait ne jamais être. Jeudie ne pense pas à la journée du lendemain, noire, comme elle ne devrait jamais être. Elle pense au bleu. Elle fera sans doute d'autres nuits blanches, grises ou noires mais cette fois elle tient le pinceau. La nuit blanche, c'est sa magie, son art. Elle peint : Jeudie est plus pâle que jamais au sein de cette toile de fond noire mais ses cheveux bleus se soulèvent avec le vent. Le ciel s'éclaircit. L‘aube, le soleil, pas jaune ni orangé mais blanc. Jeudie est secouée d'un grand frisson et se lève brusquement : C'est bien plus magique lorsque c'est vide ! Vide de couleur.