VIE DE CHIEN

Nathalie Bessonnet

CHRONIQUE

VIE DE CHIEN




Il est toujours là, à la sortie de l'hypermarché. Assis par terre, une misère autour du cou. Échevelé, gris, sans âge. Il a le front plissé, sec d'un vieillard, ses yeux ne sont plus que deux fentes noires. On dirait que son nez violacé est attaché à sa figure, comme un appendice de carnaval. Un buisson de poils lui mange le bas du visage, deux traits rouges y sont déposés. Rouge couleur de vin, luisant après chaque gorgée. Son geste est lent lorsqu'il rassoit la bouteille. Elle plus précieuse que sa vie même. Il ne se ment plus.

Je suis récent, dans le coin, alors je vais un peu plus loin. De toute façon je crois que les gens n'aiment pas qu'on fasse la manche à la sortie de l'hyper, ça les culpabilise. En pas serrés ils poussent maladroitement leur chariot, comme ils repoussent l'avenir glauque qui pourrait les saisir au coin de la rue. Ils sont pressés. Et puis pas assez d'âme pour un regard. Ils vous ballaient ; vade retro.

Je ne leur en veux pas, j'ai été comme eux.

Je ne sais plus depuis combien de temps je traîne. C'est le genre de vie qu'on ne compte pas.

L'hyper, j'y vais pour une brève toilette. C'est à trois kilomètres au moins du centre ville. Je n'ai plus qu'une paire de chaussures, j'ai les pieds en bouillie, mais là bas, le vigile m'a à la bonne, dès l'instant que je respecte des horaires.

Il est malien/français comme il dit. Il est beau, il est digne, il est droit, c'est un guerrier lui.

A l'ouverture du magasin, le peuple se fait rare, je ne risque pas de choquer. J'ai dix minutes pour tout faire. J'apprends vite. Je me rase en premier. Ensuite je vais chercher le pot à l'intérieur de la poubelle, j'enlève le sac plastique encore neuf, je rempli le saut d'eau chaude et je m'enferme dans un des cabinets. Là, je me lave vite fait bien fait. Je trempe mes pieds en dernier. Je me change si j'ai pu faire une lessive. Le plus dur c'est l'hiver, même si j'ai pu mettre un jeton dans le sèche-linge, les vêtements ne sont jamais parfaitement secs. Autant dire que je ne me change pas tous les jours.

Mon coin mendiant, c'est l'abord du Pont aux Chèvres. La nuit c'est dessous. On m'a donné une tente K. Pour la pluie OK, mais faut doubler de cartons pour le froid. Le matin je plie. Se trimbaler son barda c'est galère. Le planquer dans un coin, c'est prendre le risque de ne pas le retrouver...

Il y a quelques temps je dormais dans une cabine téléphonique. J'ai aussi squatté un sasse de bureau de banque. J'étais pas trop mal, c'est spacieux, mais plein de

courants vicieux. Je me suis fait agresser par des fêtards nocturnes, alors j'y vais plus. J'avais encore ma carte de crédit, à ce moment là, quelques euros sur mon compte. Ils m'ont donné des coups de pieds dans le ventre, des coups de poing dans la figure, m'ont piqué mon porte feuille. Ils ont pris aussi mon sac de couchage ; celui dont je me servais quand j'allais camper avec mon fils. Nous allions à la pêche. Entre hommes comme on disait. J'étais encore un homme. Avec un boulot, une femme, des habitudes. C'est bon les habitudes quand j'y pense. Je me suis retrouvé aux urgences, parce un anonyme a appelé le SAMU. Les urgences à cette heure là, c'est comme si on y avait entré la rue. C'est glauque. C'est bourré, ça dégueule, ça se bat, ça gémit de tous les côtés.

Des habitudes, j'ai bien essayé d'en avoir. M'astreindre à un horaire. J'ai encore ma montre. Toilette le matin, recherche d'emploi sur le journal d'occasion, jusqu'à onze heures. Pas facile, la lecture des lignes délavées des pages froissées, quand on a les yeux mouillés, la goutte au nez. Ensuite, la manche jusqu'à une heure, bouffe, petite sieste l'après midi.

La sieste ; c'est pas par fainéantise, je suis crevé sinon, une tête de zombi... parce que la nuit... la nuit, ça ne dort pas à l'intérieur. La peur, l'angoisse, les cauchemars, ponctuent les heures.

Et puis il y a les veilleurs de la croix rouge. Ils vous secouent, pour savoir si vous êtes encore vivant au moment où on est enfin assommé par la douleur. Une soupe chaude, un peu de compassion honnête, je ne crache plus dessus comme au début.

Au début on a encore un peu de fierté, « on a besoin de rien merci ». Surtout quand on n'a jamais rien demandé à personne dans l'autre monde.

Parfois, je trouve une place en asile de nuit. Une douche, un lit avec un matelas, ça vous change vos heures. Même si les souvenirs viennent m'assaillir. Je sanglote, il fait chaud, je transpire, je finis tout de même par m'endormir.

J'ai fait quelques connaissances, mais je reste sur mes gardes. Je parle à Zélie quelques fois. Elle pousse un autre genre de chariot, elle. Des trucs qu'elle ramasse dans les poubelles, qu'elle met dans des sacs plastique qu'elle attache ensuite avec des tendeurs. On l'entend de loin, à cause des bouteilles vides, qui s'entrechoquent dans le caddy. Elle se chauffe à l'alcool. Je ne me demande plus ce qu'il lui est arrivé. On a tous des histoires à raconter...qu'on ne se raconte plus. On peut croiser ses délires sur l'avenue de la République. Elle s'est crée un monde qui grouille autour d'elle. Et ça discute ferme. Elle balance sa tête de bas en haut, comme une vieille jument qui « tique à l'ours ». Ses yeux se sont opacifiés.



C'est tant mieux peut-être de ne plus rien voir. Parce que, c'est l'automne tout le temps, les espoirs jaunissent et se détachent. Le trottoir est jonché de ces espérances mortes.

Il y a quelques semaines, je suis allé me présenter pour un boulot. J'avais mis un costume qu'on m'a donné à l'asile, fripé, mais propre, une chemise une cravate et nettoyé mes chaussures. Même pour balayer on ne veut pas de moi. Je ne suis plus sur aucune liste.

Il y a un nouveau vigile à l'hyper, un gros bon blanc, avec un chien, muselé. Il m'a viré.

Il y a des choses comme ça qui arrivent en bloc...

Un tas de boue qui vous tombe sur la gueule.

Là, Il faudrait que je dorme. Oui, je dois dormir absolument.

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