Vie quotidienne

gayaar

VIE QUOTIDIENNE

La personne haussa le ton :

« Excusez-moi Mademoiselle, j’aimerais passer s’il-vous-plaît »

Elle ne bougeait pas ; ses pieds prenaient racine dans le carrelage délavé de la supérette. Elles sortaient des semelles de ses baskets et s’insinuaient entre les petits carreaux crasseux du sol. Son corps était une entité de plomb qui ne pouvait plus bouger, non plus chair argileuse mais obstacle matériel. Son esprit se perdait dans le brouhaha hypnotique de la foule. Affairés, en cette heure tardive, à s’offrir les emplettes de la semaine, les gens remplissaient leur caddie dans un train d’enfer, comme si le décompte de leur vie s’égrainait plus vite le long des rayons fromage et poisson frais. Sa vision se brouillait, ses yeux ne se focalisaient plus sur le tapis roulant transbahutant les articles de cette petite vieille ou sur le vernis écaillé de ses ongles qu’elle rongeaient, en patientant dans la file d’attente.

Son chariot était presque vide mais elle avait choisi la file la plus longue, pas les bornes pour les moins de dix articles. Elle avait choisi cette place, ce petit espace en tête de gondole qui permettait de passer du rayon petits pois en conserve aux barres chocolatées « deux pour le prix d’une ». Ce même espace que cette maman, accompagnée de deux enfants en bas âge, souhaitait emprunter afin de finir ses achats au plus vite ! Il lui fallait encore faire la queue à la caisse tenir les enfants en place qui ne manqueraient pas de réclamer des chewing-gums tirer les vêtements des gens de devant grimper sur les bornes antivols et autres joyeusetés de ce genre. Il faudrait ensuite transporter tout ce beau monde jusqu’à la voiture puis la maison prier pour que l’ascenseur marche et ranger le tout dans le foyer familial. Enfin, manger, douche, insomnie. Qu’il était dur d’être une femme seule à notre époque !

Alors, si la petite jeunette pouvait pousser son petit être avec un poil de vivacité, on pourrait peut-être rejoindre plus vite son ciel morne et gris.

« Mademoiselle, vous m’entendez ? J’aimerais passer je vous prie »

La jeune fille eut un sourire imperceptible au coin de la bouche. Non, elle ne bougerait pas. Pas cette fois. Cette fois, c’était son tour de décider. Elle ne serait plus victime de sa propre existence et de celle des autres. Elle serait même aux commandes de sa vie, plus que jamais !

C’était là, ici, maintenant, le monde l’éprouvait pour la dernière fois avant qu’elle ne s’insurge pour de vrai contre cette société tant haïe. Elle voyait déjà la scène.

La femme, empoignant ses deux enfants turbulents, se planterait sur son côté droit, à dix centimètres de son visage. Alors la jeune fille avancerait plus loin encore sur son sentier fantasmé de perdition, reniant davantage tout ce qui touchait à ses sens. Tout cela n’aurait plus d’importance… la femme commencerait réellement à s’impatienter, à s’énerver. Elle libèrerait une main de l’emprise de son enfant afin de la toucher ; elle lui secouerait le bras en lui criant :

« Vous êtes sourde ou quoi, non mais vous le faites exprès »

Ce serait déjà un exploit qu’elle ne l’insulte pas dès la première sommation.

Tant de mépris. Tant de fois blessée par un regard arrogant sur sa tenue, tant de fois bousculée par des coudes anonymes et agressifs. Une insulte pour avoir parlé trop fort au téléphone, un rire moqueur à son insu, tant d’incivilités de la part de ses semblables que ç’en devenait insupportable.

 

Tant d’indifférence aussi. Aucune considération pour une jeunesse qui se cherche et qui ne fait que se perdre. Personne pour prendre ses rêves et ses espoirs au sérieux. Tant de fadeur et d’immatérialité lorsque le regard de ce garçon glisse sur vous comme si vous n’étiez pas. Tant et tant que ç’en devient insoutenable !

Elle était sûre que l’insulte ne tarderait pas, elle l’attendait comme une évidence, croyante illuminée d’un processus déjà tracé. La mère de famille ne tarda pas à confirmer cette attente :

« Mais elle est conne celle-là ma parole, bougez-vous de là avant que je ne me fâche vraiment »

Une veine sur le côté droit de son front jaillit soudainement comme un diable de sa boîte. Elle semble pulser au rythme de sa colère. Ses joues s’empourprent, elle va commettre l’irréparable. Elle repense aux petites humiliations subies durant sa scolarité, au collège, au lycée, dans la vie de tous les jours. Des pas grand-chose, des petits riens mais qui laissent des traces qui vous restent. Ces broutilles qui s’amoncellent et vous ronge insidieusement comme un cancer de frustrations.

Cette fois-ci, c’est elle qui provoquait l’altercation, et elle comptait bien y mettre un terme. Il ne suffisait plus de grand-chose maintenant, peu importe que la personne en question fusse une mère de famille ; elle ne représentait pas plus qu’un membre de cette communauté, forcé de cohabiter dans le même microcosme. Ce monde était petit, si petit… Une autre insulte, juste une autre s’il-vous-plaît et ce sera l’apothéose, l’instant d’un final haut en couleurs, sensations garanties ! Je ne serai plus du côté des persécutés, c’est moi qui manipulerai la palette des émotions, juste là, ici, maintenant… Encore un petit bousculement, une petite pichenette du bout du doigt et je pourrai sortir mon petit cran d’arrêt, dont la lame a soigneusement été dépliée dès mon intégration dans la queue. Je pourrai planter ma lame dans cette chair rose et obscène qui me rebute et voir ce sang couler à flots sur les petits bras frêles qui l’entourent aussitôt. Ainsi verrai-je ma folie, créée par tant de spoliations, se déclarer devant moi et me sauver de ma propre destruction.

Je laisse mon esprit enflammé reprendre ses droits. Je bous mais je me contiens, comme toujours. Seul le meurtre virtuel de mes semblables me permet de les supporter. Que n’ai-je d’autre alternative ?

La mère de famille s’approcha doucement de mon épaule et posa délicatement sa main dessus.

« Vous allez bien Mademoiselle ? »

Sa voix était douce et compatissante.

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