Vieille comme la vie
bech
Histoire sur un joli dessin fait par une petite fille aux cheveux rouges
Je suis vieille comme la vie. Le temps a rongé mon éclat et creusé ma carcasse. Déjà les insectes affluent pour se rouler dans mon sang, dans ma résine. Je dodeline de la tête au gré du vent. Déjà jeune j’avais la nuque fragile. Quand les enfants montaient sur mes épaules, mon cou trop sollicité manquait à chaque fois d’aller faire rouler mon front dans le pissenlit. Aujourd’hui, il n’est plus question de porter quiconque. De toutes façons, plus personne ne me fait confiance. Pourtant, croyez le ou non, je n’ai jamais cassé. En bandant mes pauvres muscles, j’ai souvent fait passer de bons moments aux petits voisins. Mais eux ont grandi et moi j’ai vieilli. User une corde neuve est une chose, bénir une corde usée en est une autre. C’est dans l’ordre des choses. Il y a bien le verbe user dans le verbe amuser. C’est vrai que je me suis bien amusée. A vrai dire, je crois qu’on ne m’a conçu que pour ça. Je n’ai jamais eu l’impression de faire autre chose. N’ayant jamais eu de véritable famille, j’aime à me dire que le grand arbre du parc contre lequel je m’endors si souvent maintenant est mon grand frère. Le parc est à l’abandon et tout autour de ce frère d’adoption, des fleurs de liseron s’accrochent par la tige et tissent une couronne de petites sœurs blanches et mauves. Seules, elles sont belles comme un poème. Ensemble, elles sont une symphonie pour mes vieux jours.
Vous l’aurez compris, je suis plus proche d’un bout du tunnel que de l’autre. Quand je regarde devant moi, je distingue presque la lueur dont tous les morts parlent. Quand je regarde derrière, le chemin est immense et plutôt sombre. Pas moyen d’entrevoir par où je suis entrée. Pas que ma vie ait été triste, loin de là. Non, juste longue, très longue, trop longue. Si longue que même mes souvenirs les plus proches sont lointains. Ils sont comme des bouches lumineuses dans mon tunnel. Silencieuse, soutenue par une branche de mon frère, je passe le plus clair de mon temps à visiter ces excursions de lumière. Alors ma tête dodeline encore un peu plus tout au bout de mon cou de ficelle, et j’oublie les fourmis qui s’agrippent à mon pauvre corps de bois pourri. Et tout en me souvenant, je m’endors, livrant à mon réveil la perplexité d’un passé au goût de rêve.
Je me souviens… Je me souviens d’enfants. De beaucoup d’enfants autour de moi. Mon grand frère est encore là, tout contre moi. Il est déjà très solide, déjà réconfortant. Sa sagesse est toute au bout de ses branches, à la mesure de sa taille et de son expérience. Mes sœurs, plus rares qu’aujourd’hui, exposent leur candeur aux semelles des gamins. Leur sourire est triste et ne murmure que quelques effluves discrets en guise de protestations. Moi, j’ai une petite fille sur les épaules et de toute ma vigueur je lui fais respirer l’air de la Terre entière. Je vais plus vite que le vent et sa robe et ses cheveux rouges se mélangent dans des courbes de tempête. Elle est ravie. Je l’entends qui crie sa douce terreur. Elle est très jolie avec ses grands yeux humides, son petit nez en trompette, ses petites mains blanches et ses petits pieds ronds. Merveilleuse enfant, beauté si jeune et déjà si vivante. Je n’ai jamais vu la mer, mais mes sœurs m’ont assuré que je portais la plus belle de toutes les vagues. Pourquoi pas ? Après tout, rencontrer les gens c’est aussi un peu découvrir du pays.
Je me rappelle aussi un petit garçon tout seul qui s’amusait beaucoup avec les autres. Ça ne veut peut être rien dire mais c’est comme ça qu’il était : tout seul et s’amusant beaucoup avec les autres. Il était si gai ce petit garçon triste. Quand il riait aux éclats, on ne savait jamais s’il avait mal quelque part. Personne ne le prenait vraiment au sérieux et tout le monde redoutait ses accès de bonheur. Il ne donnait pas l’impression de vouloir appartenir à notre monde. Plusieurs fois je l’invitais à monter sur mes épaules, mais lui me faisait signe que c’était trop dangereux pour moi et pas assez pour lui. Alors il grimpait sur le dos et les bras de mon frangin et passait des heures entre ciel et terre, entre quelqu’un qui devait le comprendre mais qui ne pouvait s’exprimer et les autres concentrés dans leurs jeux et défis personnels. Il trouvait là du repos dans sa triste solitude et ne semblait y voir aucun inconvénient. Quand il manquait un indien ou un cow-boy et qu’on venait le chercher, il redescendait un peu troublé, partait d’un grand éclat de rire aux premiers mots et acceptait aussitôt après le jeu qu’on lui proposait.
Pourquoi ces souvenirs ? Je ne sais pas. Ils arrivent comme des millions de petites filles aux cheveux rouges, par vagues de vagues. Certains sont couverts d’écumes et sont indicibles, certains sont clairs comme la plus belle des voix, d’autres encore n’arrivent jamais. A cause d’un récif, d’une route trop longue, d’un souffle trop court. Je ne sais lequel de la petite fille ou du petit garçon arriva le premier sur mes épaules ou sur celles de mon grand frère. Ils se sont peut être trouvés ensemble dans ce parc des milliers de fois, sans jamais se remarquer. Et puis allez savoir pourquoi, le petit garçon a peut être changé de branche, j’ai peut être hissé la petite fille un peu plus haut que d’habitude, le fait est qu’un jour ils se sont vus et que leurs yeux se sont mélangés de telle sorte qu’aucun des deux n’arrivait à retrouver son regard. La petite fille avait le visage rivé vers le ciel, le petit garçon tombait de tout son visage. Et là je me rappelle une chose très étonnante. Le petit garçon qui donnait tellement l’air d’être ailleurs avait dans ses prunelles un je ne sais quoi d’ici et maintenant, à mi-chemin entre le pragmatisme, la résolution et l’optimisme. Au contraire, la petite fille, qui jusqu’à présent s’enivrait de sensations fortes et vraies, semblait se vider d’une charge, d’une oppression, d’une tension qui n’avait jamais cessé de se nourrir du creux de son être. Ses yeux étaient ici, sur lui, dans les feuilles, au ciel, sur le monde, sur une autre planète. Elle respirait par les opales et gagnait à chaque souffle une nouvelle étoile.
J’étais très jeune à l’époque. Très belle aussi mais ça personne ne l’a jamais remarqué. Sauf peut être les gamins du parc avec qui je passais tant de temps. Faisant à la fois confiance en mon intuition et ma vigueur, je m’arrêtais sous la branche de mon frère où était perché le petit garçon. Puis, présentant ma cavalière au petit prince, je les invitai à se rejoindre, soit sur mes épaules, soit dans les cheveux de mon frère. Suivant son regard, le petit prince se laissa glisser auprès de la princesse aux cheveux rouges. Les épaules toutes baignées de chaleur, je portai au plus haut ce mélange de candeur, de douceur et de transparence. Lui toujours aussi fou et attentionné, elle toujours dans les étoiles. L’ange avait encore toutes ses flèches dans son carquois qu’ils n’étaient déjà plus deux. Quand il se décida à atteindre les plumes de l’une d’elles, ils ne devinrent qu’un. Et le temps de tendre son arc, ils étaient une infinité, ici et là-bas, forts, beaux et confiants, terriblement séduisants. Quand leurs doigts se touchèrent, le monde entier sentit la nature frissonner. Et lorsque leurs épaules s’emboîtèrent, le ciel les enveloppa de capes pourpres, mauves et bleues, et peignit sur leurs peaux les couleurs d’une aube millénaire.
Je me souviens… Je me souviens d’enfants disparus. De beaucoup d’enfants disparus. Mon grand frère est encore là, tout contre moi. Mes sœurs, déjà moins rares à cette époque, n’ont plus rien à craindre des gamins. Ils ont tous disparu. Seuls restent sur mes épaules le petit couple princier, et avec lui toujours la sensation de porter une auréole de lumière et de feu. Bien entendu je commence à craindre pour ma nuque, mais je les sais lovés l’un dans l’autre. Le petit garçon apporte à son amour la chaleur dont elle a besoin. La petite fille apporte de son côté la fraîcheur que le petit prince réclame. Ils sont les derniers à venir s’amuser avec moi. Je ne sais auquel des deux je le dois. Sans doute aux deux. A la craie rouge, ils se sont dessinés sur le front des antennes de coccinelles. Parce qu’ils pensent pareil, parce qu’ils sentent tout pareil. Parce qu’un jour le petit garçon a trouvé un nid de coccinelles dans un plant de lavandes et a décrété qu’après sa princesse, c’était la chose la plus jolie qu’il ait jamais vue. Sa princesse était devenue sa coccinelle. De fait, il serait son bouquet de lavande.
Et puis un jour… Non, il ne faisait pas jour… Il n’a pas pu faire jour ce jour-là… Elle est arrivée sans lui. Elle était en larmes. Je l’ai prise sur mes épaules. Je n’ai pas essayé de la réconforter. J’étais devenue âgée, je ne savais que m’amuser avec les gamins du quartier. Je n’aurais jamais trouvé les mots pansements. Je n’ai pas même eu le cœur de la hisser comme je le faisais à l’époque. De toutes façons, je n’y serais pas arrivée. Tout au fond, comme une peinture sur le mur du parc, le petit prince n’avait plus rien d’un prince. Il attendait un signe de sa princesse, mais elle avait replié ses genoux sur son ventre et les yeux tournés vers lui, elle semblait lui demander: « On s’est aimé ici tu te souviens ? ». Le petit garçon acquiesça. Du coin de ses yeux deux gouttes de bronze s’échappèrent. Deux larmes aussi lourdes que son chagrin. « Avec toi j’ai l’impression d’avoir toujours été dans un parc pour enfants. La vie était comme dans un rêve. Facile, heureuse… Et maintenant, même si je ne t’aime plus, je n’ose pas descendre de notre balançoire… Elle signifie tant pour moi… », semblait poursuivre la petite fille aux cheveux rouges en pleurant des rivières d’étoiles et de planètes.
Flattée d’avoir autant compté pour la plus jolie des princesses, je ne pouvais réprimer une violente angoisse en prenant conscience de ce que je découvrais. Les deux anciens amoureux n’étaient pas du tout des enfants. C’était une jeune femme aux cheveux rouges complètement perdue que je portais. Et là-bas au fond, contre le mur du parc, le petit garçon était un jeune homme depuis belle lurette. Une terrible nausée m’envahit. Et les enfants alors ? Ont-ils jamais existé ? Je me réveille en sursaut. J’essaie de me rappeler… Qu’avait-elle dit déjà ? Ah oui ! « Avec toi j’ai l’impression d’avoir toujours été dans un parc pour enfants… ». Ce parc n’existerait-il pas ? Et mon frère alors ? Et mes sœurs ? Et moi ? Ne serions nous en définitive qu’une illusion agonisante, un fruit d’une imagination mourante ? Et quelle tristesse d’apprendre qu’on meurt en même temps qu’un amour aussi grand…
J’étais une balançoire. Mon frère était un arbre. Mes sœurs étaient des fleurs de liseron. Nous habitions un parc pour enfant. Nous habitions le lieu imaginaire que s’étaient représentés pour eux seuls les deux petits amoureux. Nous pensions les amuser et les protéger, c’est eux qui nous gardaient au creux d’eux-mêmes. Dans leurs yeux, dans leurs têtes, dans leur cœurs. Qu’importe, mon frère et mes sœurs restent auprès de moi. Parce qu’une balançoire a besoin d’un arbre. Parce qu’un arbre a besoin d’un parc. Et parce qu’un parc sans fleurs n’est pas un parc.
Illusion ou réalité ? Je vois s’approcher vers moi le petit prince. Comme s’il cherchait sa couronne, il a le regard rentré dans son ventre. Arrivé à ma hauteur, il s’arrête un moment. Deux larmes coulent le long de ses joues. Je lis dans la première : « Je l’aime » et dans la seconde : « Encore ». Illusion ou réalité ? Il me tourne le dos, fléchit les genoux et s’assoit sur mes épaules. Je sens mon cou se tendre jusqu’à ne plus pouvoir. Mes cervicales de ficelle, trop vieilles, lâchent d’un seul coup. Ma tête va violemment heurter terre. Je n’entends plus rien. Je ne sens plus rien. La dernière chose que je vois est le petit prince étendu de tout son long dans l’herbe noire.
Et sous le massif ombrage de mon frère accablé, mes sœurs se fanent dans un bruit de rivière et prennent la sombre couleur du chardon.